Chine fragile ?

Intervention de Jean-François Di Meglio, président de l’Asia Centre, lors du colloque « La Chine dans le monde » du mardi 17 novembre 2020.

Merci pour votre invitation. C’est toujours un grand plaisir de participer aux sessions de la Fondation Res Publica dont je signale aussi les publications qui nous permettent de relire les propos des personnalités que vous avez su fédérer, Monsieur le ministre.

Je remercie aussi les orateurs qui m’ont précédé. Par le contenu de leurs propos, ils vont me dispenser d’être très long.

Ce qui me dispense d’être très long, c’est aussi le sujet que, délibérément et de façon un peu provocante, j’ai choisi.

Les forces de la Chine ont été très bien présentées. Les intervenants qui m’ont précédé ont souligné les extraordinaires réussites que cette paradoxale année 2020 a mises en évidence.

Comme l’a rappelé Jean-Michel Quatrepoint, cette année a commencé avec l’image d’une Chine au bout du rouleau du fait de la maladie. Puis on a assisté à un de ces renversements de situation dont la Chine a le secret.

Chine fragile ? Le point d’interrogation dit que c’est peut-être à ce moment-là qu’il faut « s’en méfier le plus ». On connaît l’habileté des stratégies chinoises. Jean-Michel Quatrepoint a rappelé comment la Chine a laissé croire qu’elle était faible au moment de la négociation commerciale avec les États-Unis le 15 janvier dernier, en acceptant des conditions qui semblaient être à son désavantage mais qui, du fait des clauses échappatoires, des cas de force majeure, pouvaient en fait la renforcer. En effet, ce pacte commercial, qui soulignait sa faiblesse, offrait aussi des portes de sortie qui la renforceraient au cas où l’épidémie aurait un impact trop fort sur son économie. C’est donc peut-être sa force ultime d’avoir surjoué la faiblesse le 15 janvier. Renverser la position, une technique qui évoque un art martial asiatique.

Chine fragile ? Le point d’interrogation, nécessaire, se pose avec beaucoup de prudence Mais le qualificatif s’impose aussi. Il est nécessaire. Affirmer à l’unisson de la Chine qu’elle est seulement « forte », c’est d’une part s’éloigner de la vision « chinoise » de la réalité (aussi parce que dans le monde du Tao, tout « yang » a son « yin ») car les dirigeants chinois sont sensibles eux-mêmes et inquiets de leur propre fragilité et des menaces intérieures et extérieures qui pèsent sur eux. C’est aussi une nécessité parce que le risque de la prophétie auto-réalisatrice prédisant une Chine déjà victorieuse et triomphant sans coup férir ou en combattant, le risque qu’il y aurait à dire que « les dés sont jetés » nieraient notre capacité à reprendre en mains notre propre destin. Il faut éviter cela bien sûr.

On n’a pas encore parlé de l’Europe et ce n’est pas mon propos. Notre destin n’est pas scellé. Et l’issue d’un affrontement entre deux camps, s’il y a réellement un affrontement, n’est pas tout à fait certaine.

Je vais essayer de le montrer rapidement avec six sujets de faiblesse que j’ai identifiés. Sans parler du tout premier, qui est à l’origine de tout et à l’origine de cette année 2020 : ce que nous avons tous appelé le Covid et que j’appelle plaisamment les « New Sick roads ». Je rappelle qu’une épidémie était déjà sortie de Chine en 2003 et avait été contenue. Peut-être les différents dangers climatiques et environnementaux que ce pays fait peser sur la planète constitueront-ils demain l’une de ses faiblesses, mais ceci relèverait de la prospective aventurière et n’est pas notre propos.

I. La faiblesse élémentaire est la faiblesse démographique. C’est sur le dividende démographique que la Chine a construit sa force actuelle. Un dividende démographique tout à fait naturel, arithmétique. La Chine était jeune en 1970. Elle était encore jeune en 1979 quand les « Quatre Modernisations » ont été lancées et quand ce programme faramineux qui a amené les Trente glorieuses chinoises (1979-2009) s’est développé. Aujourd’hui, une projection démographique des Nations Unies sur les trente années qui nous attendent révèle qu’en 2050 la Chine ne sera pas le pays le plus peuplé au monde. Mais une population nombreuse n’est pas forcément une richesse. En revanche, un dividende démographique, c’est-à-dire une population jeune capable de grandir en termes de capacité de production est une richesse. En 2050, selon les projections des Nations Unies, la population active chinoise comptera 700 millions de personnes tandis que la population active de l’Inde avoisinera 1 milliard de personnes. Entre 2020 et 2050 la population active chinoise va décroître de 15 % quand la population active indienne va croître de 30 %. On sait à quel point l’Inde est loin de la Chine aujourd’hui. On sait à quel point la pandémie a accru le hiatus entre l’Inde et la Chine alors même que, dans les premières années Modi, on pouvait imaginer que l’Inde allait progressivement rattraper la Chine. On voit que, au moins sur ce terrain, l’Inde a un potentiel de rattrapage fondé, non sur sa productivité mais sur sa force de travail et d’innovation, notamment dans les technologies numériques.

II. On a déjà évoqué ce qui s’était passé lors de la mise sur le marché avortée de la filiale d’Alibaba, Ant Financial. Pour moi c’est une double faiblesse.

On peut se dire qu’annuler une mise sur le marché le jour-même, la veille ou dans la semaine qui précède l’événement, est une très grande subtilité. En effet, on a laissé monter Jack Ma, on a laissé monter Alibaba, on a laissé monter Ant Financial qui aurait aujourd’hui le contrôle de 98 % du marché de la finance échappant au système bancaire. Il s’agit en fait du gré à gré « organisé », par opposition à la véritable « finance de l’ombre » qui a été étouffée en 2017-2018, soit des prêts entre particuliers qui passent par la plate-forme Ant Financial, soit des prêts ou des investissements de particuliers qui passent aussi par la plate-forme Ant Financial. On a attendu que tout ceci monte à son plus haut degré pour le faire tomber du plus haut possible. Dans d’autres termes, la roche Tarpéienne est proche du Capitole !

Mais c’est aussi une pratique tout à fait antinomique de ce qui fait la force habituelle des marchés financiers. On peut dire, comme Alice Ekman et Antoine Bondaz, que la Chine n’a cure de la stabilité financière ou de l’image du marché hongkongais. Néanmoins l’objectif de la Chine est d’être présente sur les marchés financiers internationaux. Et ce qui s’est passé autour d’Ant Financial, le fait qu’il ait fallu rendre aux investisseurs les fonds qu’ils avaient déposés (qui étaient déjà dans les custodies, entités qui détiennent les fonds avant qu’ils soient livrés sur les comptes en banque des différentes entités que l’on met sur le marché), est une première ! C’est quelque chose qu’on ne voit même pas dans les crises boursières les plus catastrophiques. Ce n’est quand même pas un très bon signe de la compréhension par la Chine de ce qu’est un marché financier. Certes les marchés financiers ne sont pas l’alpha et l’oméga, même en Chine (…ou en chinois). Mais la Chine a toujours voulu se classer comme experte dans une nouvelle génération de marchés financiers.

III. Il faut parler aussi du poids de la dette. La croissance des « Trente glorieuses chinoises » est colossale. Après le rebond de 2008- 2009, un nouveau rebond se profile au vu des chiffres des trois derniers trimestres de l’économie chinoise face à des économies européennes qui vont avoir du mal à respecter leurs prévisions pour l’année 2020 du fait de la « deuxième vague ». Mais cette croissance est financée par une dette bancaire qui atteint environ 330 % du PIB chinois, tout cumulé (dette de l’État, dette des provinces et dette des entreprises). Dans un pays fermé d’un point de vue financier, comme l’est le Japon (les marchés financiers japonais sont beaucoup plus fermés qu’on ne pourrait l’imaginer de la troisième puissance financière mondiale), ce n’est pas une très bonne nouvelle de faire reposer sa croissance sur de la dette, en particulier de la dette bancaire détenue par des banques d’État, c’est-à-dire, in fine, par un État qui ne va pas pouvoir réformer son système financier. Si cette dette est détenue par les banques d’État c’est parce que le système financier chinois n’a pas été réformé. On a essayé de le réformer au moment où la Chine est entrée dans l’OMC mais, pour toutes sortes de raisons, on a reculé et on en est à un point où cela devient extrêmement difficile.

IV. Alice Ekman a parlé des deux forums de la route de la soie. Je peux dire (j’y étais) que le deuxième forum, celui de 2019, fut un succès très mitigé. Des chefs d’État (dont Vladimir Poutine) présents au premier forum n’avaient pas répondu à l’invitation. On voyait, comme l’a très bien dit Alice Ekman, les ambitions se réduire car un certain nombre de pays, notamment d’Europe centrale, certes avides de fonds chinois, se montraient moins friands d’idéologie et d’influence chinoises.

D’autre part, cette route de la soie coûte très cher. Qu’elle concerne les infrastructures dures, comme dans le projet initial, ou qu’elle soit numérique comme aujourd’hui, c’est quand même 1000 milliards de dollars ! Et pour un pays dont la dette atteint 300 % de son PIB et qui survit à une crise économique mondiale c’est peut-être très cher payer l’influence. Ces 1000 milliards de dollars ne vont probablement pas être dépensés. La route de la soie est une faiblesse en ce sens que la Chine a annoncé des choses qu’elle ne tiendra pas.

Parmi les réussites réelles de la route de la soie il faut citer le couloir Chine-Pakistan qui, contournant le détroit de Malacca, peut constituer une alternative pour l’approvisionnement en matières premières de la Chine. Il serait plus difficile de trouver des réussites de ces routes de la soie en Asie centrale et en Europe centrale

V. Huawei, dont le nom a été prononcé plusieurs fois ce soir, est terriblement dépendant des technologies étrangères, y compris de TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company), ce qui est quand même un comble ! Si le robinet se ferme, c’est non seulement l’avance technologique de Huawei qui est compromise mais aussi sa santé financière. Sait-on que Huawei vient de vendre les fabrications de téléphonie mobile, les terminaux, les téléphones, à un « partenaire complice », la municipalité de Shanghai ? En effet, l’étranglement que les États-Unis lui font subir a conduit Huawei à aller chercher du cash. Ce cash, bien sûr, est bon marché. Quand Huawei va dire à la municipalité de Shanghai qu’il a besoin d’un peu de cash, on va toujours au même guichet. L’argent public, les banques, en Chine, c’est un peu la liste civile d’un monarque. Malheureusement, les listes civiles, on sait comment ça se termine.

VI. Les sondages du Pew Research Center aux États-Unis montrent que l’image de la Chine s’est dégradée au point d’être à 73 % négative aux États-Unis. On constate aussi en Europe la mauvaise image de la Chine. La faiblesse de l’image peut avoir un prix plus élevé que ce que l’on croit.

Cette faiblesse est perçue par les autorités chinoises elles-mêmes. Or, pour se mettre en valeur, il faut être sur un terrain de force. Le Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP), signé le 15 novembre dernier à Hanoï en visioconférence avec 14 autres pays, intervient précisément à un moment de vide politique des États-Unis, entre deux présidences. La Chine s’affirme forte quand elle sait qu’elle a du vide en face d’elle. De la même façon Xi Jinping avait réussi à faire avancer de dix jours la date de Davos, en janvier 2017, parce que c’était le Nouvel an chinois… et si on voulait Xi Jinping il fallait avancer Davos ! Démonstration de force… rendue possible par l’absence du président américain à Davos.

Mais lorsque la voix chinoise, si forte qu’elle soit, rencontre quelque contradiction elle se fait un peu plus faible. J’évoquerai une anecdote : Hervé Morin, en qualité de président de Région, organise un forum de la paix. Lors de la 3e édition du Forum mondial Normandie pour la Paix, qui s’est tenue les 1er et 2 octobre 2020 à Caen, nous avions organisé un colloque sur « Les dynamiques asiatiques à l’épreuve de la crise », en partenariat avec Asia Centre. Nous avions bien sûr souhaité la participation d’un maximum de Chinois les plus illustres possibles. Un grand professeur et ancien doyen exécutif de l’Institut d’études internationales de l’Université de Fudan était présent. Quarante minutes lui étaient imparties. Mais, au bout de dix minutes, sentant que l’assistance lui était hostile, il a disparu en prétextant que son emploi du temps était trop chargé. C’est très souvent l’attitude de la Chine. Lorsqu’elle rencontre trop de résistance elle se retire.

Je voudrais attirer l’attention sur ce point, soulignant les fragilités de la Chine, non pas pour l’accuser, non pas pour dire qu’elle est finie, au contraire. Si nous établissons une réelle coopération qui ne soit pas systématiquement critique, une coopération constructive, comme Joe Biden a peut-être envie de le faire sur les sujets climatiques, peut-être les interlocuteurs, les dirigeants chinois accepteront-ils de parler des fragilités du pays, ce qui le rendra plus fort mais d’une force qui sera plus compatible avec nos propres forces.

Jean-Pierre Chevènement

Merci, Monsieur Di Meglio, pour cet exposé passionnant.

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Le cahier imprimé du séminaire « La Chine dans le monde » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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