La Chine face à l’Amérique, les ambitions chinoises et la stratégie de Xi Jinping

Intervention de Alice Ekman, sinologue, responsable de la Chine et de l’Asie au European Union Institute for Security Studies (EUISS), auteur de Rouge vif, l’idéal communiste chinois (Editions de l’Observatoire, 2020), lors du colloque « La Chine dans le monde » du mardi 17 novembre 2020.

Merci, Monsieur Chevènement.

Bonsoir à tous.

Je vous propose de regarder ensemble les cinq prochaines années, en partant de la rivalité Chine-États-Unis mais aussi en essayant de comprendre où va Xi Jinping. Nous avons aujourd’hui près de sept ans de recul sur son mandat et tout indique qu’il restera au pouvoir au-delà du XXème Congrès. Cette distance me permet de risquer des pistes d’analyse pour les cinq années qui viennent, et dont j’attends beaucoup de continuité.

Je soulignerai dix points de continuité :

I. La rivalité Chine-États-Unis va rester forte et observable à plusieurs niveaux (commercial, technologique, normatif, diplomatique, idéologique). Même si la communication pourrait s’adoucir sous l’administration Biden, je ne pense pas que les sanctions seront moins fortes dans les cinq prochaines années.

Ceci pour au moins cinq raisons :
1/ Côté chinois, les ambitions de rivaliser avec les États-Unis existaient avant l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Elles ne sont pas uniquement liées aux sanctions commerciales. Déjà, en 2013, Xi Jinping, indiquait clairement la volonté de la Chine, à terme, de dépasser les États-Unis en tant que puissance économique mondiale, de devenir une puissance technologique et une puissance militaire capable de rivaliser avec la puissance américaine, parlant aussi de « rattrapage asymétrique », même si l’Armée populaire de libération reste loin derrière l’armée américaine en termes de capacité et de budget. Cette ambition n’est donc pas liée à une administration américaine ou à une autre. Elle s’est renforcée avec l’administration Trump mais, côté chinois, cette volonté de rivaliser était déjà forte et installée.

2/ Xi Jinping a parlé récemment de « Fighting spirit » face aux États-Unis et tout indique que cet esprit de combat s’applique également à tous les domaines qu’il avait identifiés au début de son mandat.

3/ Il existe un relatif consensus bipartisan à Washington sur la perception de la Chine comme une menace.

4/ Même si des changements majeurs – peu probables – dans la politique américaine de la Chine étaient envisagés sous la présidence de Joe Biden, les éléments de politique étrangère développés par Donald Trump continueront à laisser des traces et confortent la Chine dans sa position de rivalité par rapport à Washington.

5/ Il serait trop risqué pour la Chine de croire en une politique de détente alors que la prochaine élection américaine aura lieu en 2024, et pourrait à nouveau annoncer un changement d’approche. D’autant qu’il y a de fortes chances que Xi Jinping soit encore au pouvoir à ce moment-là. Il faut aussi prendre en compte les asymétries de calendriers.

Je pense réellement que les Chinois ont pris acte que le monde est entré dans une étape de rivalité de long terme, installée dès 2013, qui va se prolonger et ne sera pas mise en question par des ajustements politiques à court terme côté américain.

II. Pour revenir à la politique intérieure chinoise dont j’ai parlé en introduction, tout indique que Xi Jinping restera au pouvoir au-delà de 2022. Beaucoup d’éléments de la vie de la Chine vont découler de la durée de son mandat. En 2018, Xi Jinping a amendé la Constitution pour mettre fin à la limite de temps du mandat présidentiel qui était traditionnellement de dix ans sous Jiang Zemin et Hu Jintao. En 2025 Xi Jinping aura 72 ans (5 ans de moins que Joe Biden, 2 ans de moins que Donald Trump aujourd’hui). Même si, pour une raison ou une autre, Xi Jinping se retirait avant 2025, ce qui reste peu probable, il ferait probablement tout pour placer des proches à des postes-clés -ce qu’il a déjà fait – et pour consolider la continuité et le soutien aux orientations de politique intérieure et extérieure qu’il a prises depuis 2013.

Donc, à mon avis, une grande continuité est à attendre en matière de politique intérieure.

III. Tant que Xi Jinping sera au pouvoir, la Chine ne va probablement pas s’adoucir. Tout d’abord le calendrier politique, chargé dans les prochaines années, risque de confirmer le durcissement observé ces sept dernières années. Il ne s’agit pas d’un calendrier électoral mais de rassemblements politiques majeurs, de commémorations, de célébrations idéologiques d’importance en Chine. Le Parti et Xi Jinping préparent actuellement :
– le lancement du XIVe plan quinquennal, en mars 2021, qui couvrira la période 2021-2025 ;
– le centenaire du Parti communiste chinois, en 2021, année symbolique, très importante ;
– le XXème Congrès du Parti, en 2022 ;
– et également, la même année, l’organisation des Jeux olympiques d’hiver à Pékin.

Chacune de ces échéances devrait être l’occasion d’une vaste campagne de communication sur le renouveau de la Chine et sur sa capacité à se redresser après la crise sanitaire et économique.

Aujourd’hui déjà des éléments indiquent que la Chine communique massivement en interne mais aussi à l’international sur son redressement rapide face à la crise et sur la supériorité présumée de son système sanitaire, logistique, administratif mais aussi de son système politique par rapport à d’autres systèmes.

Si l’on regarde plus spécifiquement les aspects de politique étrangère, il faut évoquer la diplomatie dit du « loup combattant », à tout le moins une diplomatie chinoise offensive portée ces derniers mois et ces dernières années par des diplomates chinois postés dans les capitales européennes et au-delà. Certains analystes pensent qu’il s’agit d’un style de communication ponctuel, temporaire. De mon point de vue, il s’agit d’une tendance de long terme, qui ne disparaitra pas, mais qui ne s’appliquera pas à tous les pays. Côté chinois il s’agit de corriger systématiquement toutes les idées qui ne seraient pas « en accord avec notre juste ligne de développement » (Xi Jinping), c’est-à-dire toutes les « forces occidentales hostiles », tous les éléments considérés comme tels par le PCC. Ces éléments sont avant tout assimilés à des pays, notamment des États d’Europe de l’Ouest et les États-Unis, mais aussi l’Australie ou la Nouvelle-Zélande. Face aux forces occidentales hostiles qui s’exprimeraient de manière critique vis-à-vis de la Chine, la politique consiste à contre-attaquer systématiquement et à pointer leurs faiblesses, existantes ou supposées.

Nous sommes entrés dans une véritable guerre de communication qui n’hésite pas à souligner les limites du système politique français par exemple, de l’Union européenne, qu’il s’agisse de la crise migratoire, de la sécurité (gilets jaunes, etc.), du ralentissement économique… On pense souvent que cette dynamique touche tous les pays. Mais il faut avoir en tête que c’est une communication ciblée qui vise avant tout les pays dits occidentaux.

IV. La compétition idéologique est déjà engagée. Systémique ou structurelle, il existe bien une compétition sur le système politique défini par Xi Jinping dès janvier 2013 en ces termes : « Nous devons construire un socialisme qui est supérieur au capitalisme et poser les bases d’un avenir où nous gagnerons cette initiative et où nous occuperons la position dominante. »

Je ne gloserai pas sur la définition des mots « socialisme » et « capitalisme » dans la bouche de Xi Jinping. Une chose est certaine : il considère que la Chine, plus que jamais, doit suivre sa voie actuelle de gouvernance politique et économique, sans plus se poser de questions ni douter de cette voie, et renforcer au contraire cette confiance en soi pour, à terme, positionner la Chine comme un exemple pour le monde et promouvoir son système politique et économique au-delà de ses frontières. C’est très clair.

En substance, la perspective générale de Pékin peut s’exprimer ainsi : désormais, quoi qu’il arrive, nous traçons notre route, nous suivons notre voie. Ce n’est pas aux autres d’essayer d’ajuster notre chemin, de nous guider vers la libéralisation, la démocratisation. Non seulement tout cela est illégitime mais il faut contre-attaquer pour corriger au maximum ceux mêmes qui essaient de nous corriger. La guerre de communication et de propagande s’annonce particulièrement âpre dans les prochaines années.

En parallèle, la Chine tente de séduire un nombre croissant de pays, en premier lieu les pays en développement. Le programme de formation proposé par le ministère chinois du Commerce (Mofcom) à certains pays d’Afrique sub-saharienne, invite clairement ces États à s’inspirer de la Chine dans la structuration de leur économie, leur système politique, leur gestion du terrorisme, leur gestion des minorités, etc.

En tout cas il y a une volonté réelle du PCC d’entrer dans une compétition des systèmes politiques et de glorifier à chaque occasion (autant la gestion de la pandémie que celle des Jeux olympiques d’hiver) les succès présumés de la Chine, en soulignant les failles présumées des systèmes démocratiques, y compris européens.

À mon avis cette tendance ne va pas s’arrêter car du point de vue de Pékin, l’échéance est longue. Pour Xi Jinping, c’est l’objectif 2050… un calendrier assez étendu.

V. Le renforcement du rôle du Parti et de l’État dans l’économie chinoise se confirmera probablement dans les prochaines années. Cette tendance a déjà été observée au cours des sept dernières années : renforcement des cellules du Parti au sein des entreprises d’État ; appel à la création d’un nombre croissant de cellules du Parti dans les entreprises privées ; renforcement de la planification qui, si elle n’est plus aussi forte que sous Mao, demeure constante : plans quinquennaux, plan Made in China 2025, plan de standardisation 2020-2035, etc. L’organe de planification principal, la NDRC (National Development and Reform Conmission), a été restructuré ces dernières années et a connu énormément de rotations internes au début du mandat de Xi Jinping mais il reste très influent, y compris pour la validation de la présence de certaines usines ou entreprises étrangères dans les provinces chinoises.

Tout indique que le Parti va continuer à renforcer son pouvoir dans l’économie. L’espoir d’une réforme des entreprises d’État, entrevu au début du mandat de Xi Jinping, n’a pas été confirmé. Au contraire, le poids des entreprises d’État dans l’économie demeure très fort. Aujourd’hui Xi Jinping parle de « double circulation » et d’une reconcentration sur le territoire national, avec la volonté de développer la consommation intérieure alors que la Chine reste une puissance économique tournée vers l’exportation. Dans le contexte de la rivalité avec les États-Unis mais aussi de la Covid-19, elle considère qu’il lui faut être de moins en moins dépendante du marché américain pour être en mesure de limiter à terme les effets des sanctions commerciales et technologiques.

On a mentionné en introduction l’accord de libre-échange. Il confirme que plus que jamais la Chine essaye de limiter sa dépendance au marché américain en développant ses relations commerciales avec les Pays d’Asie du Sud-est. Cette tendance n’est pas nouvelle mais elle se renforce aujourd’hui et se prolongera probablement dans les prochaines années.

VI. Dans les prochaines années, Hongkong et Taïwan resteront des priorités pour ce que Xi Jinping appelle « le grand renouveau de la nation chinoise ». Il ne faut attendre aucun changement de cap de la part de Pékin, aucune concession ou ajustement par rapport aux mesures prises ces derniers mois et années.

Concernant Hongkong, la nouvelle loi sur la sécurité nationale est mise en place de manière très ferme et l’on voit chaque mois de nouveaux développements comme, récemment, la révocation de députés de l’opposition. On a pensé initialement que la Chine ne pourrait pas mettre en place ce cadre législatif extrêmement strict car le statut de place financière de Hongkong rendrait insupportables les conséquences économiques et financières pour la Chine. À mon avis, la Chine est prête à payer le prix économique et financier d’un recadrage politique de Hongkong. Que Hongkong perde en attractivité en tant que place financière régionale et mondiale et qu’un nombre croissant de sièges régionaux d’entreprises étrangères se déplacent de Hongkong vers d’autres villes d’Asie – tendance que l’on observe déjà – n’effraie pas la Chine dont l’objectif politique l’emporte sur l’objectif économique. D’autre part la Chine développe d’autres centres économiques importants, dont Shenzhen et d’autres villes du Sud du pays.

Concernant Taïwan la dynamique est différente. Les tensions sont très vives, notamment dans un contexte de soutien renforcé de l’administration Trump à Taïwan, illustré ces dernières années par l’augmentation des visites officielles à niveau supérieur, de nouvelles ventes d’armes, une communication présidentielle américaine parfois émaillée de tweets évoquant la « présidente » de Taïwan, etc. Il est probable que l’administration Biden reprendra des termes diplomatiques qui, peut-être, en surface, exaspéreront moins la Chine. Mais la tendance est celle d’une rivalité forte, avec une présence militaire chinoise qui se renforce dans le détroit de Taïwan et un questionnement sur le degré d’empressement de la Chine. Que la Chine souhaite la « réunification » est évident mais à quelle échéance ? L’objectif chinois officiel serait probablement une réunification par étapes, pas à pas, même si cette perspective fait très peur à une part croissante de la population taiwanaise, qui observe avec inquiétude les derniers développements à Hong Kong. Mais il est peu probable que la situation se calme dans le détroit et le moindre incident, à l’occasion par exemple d’une décision prise à Washington, pourrait très vite escalader en tension, voire en conflit militaire.

La Chine a face à elle une région très conflictuelle et doit gérer de nombreux points de tension (la frontière indienne, la Mer de Chine du Sud, Hongkong, Taïwan, etc.), lit-on souvent. Mais la communication chinoise révèle des priorités très claires. Hongkong et Taïwan sont vraiment les priorités des priorités pour la Chine de Xi Jinping dans la région. Aucune concession n’est possible sur ces sujets et aucune leçon des « forces occidentales hostiles » ne saurait être tolérée, selon Pékin. Plus encore on voit apparaître à Pékin des hypothèses complotistes selon lesquelles la population hongkongaise qui manifestait dans la rue serait soutenue par la CIA et par les « forces occidentales hostiles » désireuses de créer des troubles dans la région, et n’exprimerait pas la voix du peuple.
Dans ce contexte, aucun élément au niveau de l’analyse de la perception ou de l’action n’amène à penser qu’il y aura moins de tensions, moins de manifestations et moins d’échanges virulents, que ce soit à Hongkong ou à Taïwan.

VII. La stratégie dite « initiative des nouvelles routes de la soie » selon la communication officielle chinoise, continue à être promue intensément par la Chine sous une forme un peu ajustée. Au départ le projet chinois mettait l’accent sur le développement des infrastructures de transport (routes, autoroutes, ports, aéroports etc.), des projets coûteux qui suscitaient parfois des questions concernant l’endettement de certains pays et le retour sur investissement pour la Chine. On entend aussi de nombreuses critiques sur certains projets (au Sri Lanka, par exemple, ou plus récemment en Égypte). Le Mofcom (Ministère du commerce de la République populaire de Chine) lui-même a appelé à réduire la voilure des investissements dans les infrastructures de transport, pour limiter les risques.

Ce projet est également ajusté à l’ère du coronavirus : plus que jamais la Chine veut promouvoir une « nouvelle route de la soie sanitaire ». On en parlait déjà de healthy road avant la crise sanitaire mais elle promeut ce concept avec plus de vigueur, y compris à l’OMS [1], sous différentes formes.

Elle promeut aussi une nouvelle route de la soie « digitale ». Les plateformes et outils e-commerce chinois sont de plus en plus promus sous l’étiquette des « nouvelles routes de la soie ».

De fait, le concept fourre-tout des nouvelles routes de la soie est pour la Chine une étiquette utile sous laquelle elle tente de rassembler des pays « amis » sous un format multilatéral qui lui conviendrait mieux. Elle a déjà organisé deux éditions du Forum des nouvelles routes de la soie, en 2017 et 2019, et il est probable qu’elle continuera à organiser ce type de forum dans les prochaines années, sans doute avec des réceptions contrastées et un succès mitigé. Mais elle espère ainsi développer un forum de référence qu’elle aimerait voir rivaliser avec d’autres forums multilatéraux (tel que le G20).

VIII. On retrouve la rivalité Chine-États-Unis sur la question de l’autonomie technologique. Les concepts de souveraineté digitale, d’autonomie digitale ou numérique sont aussi dans l’air du temps à Washington et à Bruxelles. Mais à Pékin, à la lecture des premiers éléments de présentation du XIVème plan quinquennal à venir, à l’issue du 5ème plénum qui s’est achevé il y a près de trois semaines, on voit que pour la Chine il est désormais question de ne plus être dépendante de composants ou services technologiques étrangers (pas uniquement américains). Aujourd’hui elle reste fortement dépendante pour certains composants, par exemple les semi-conducteurs. Huawei, et d’autres entreprises accusent le coup face aux sanctions américaines. Mais le projet est de redoubler d’investissements en R&D pour pouvoir assez rapidement produire des semi-conducteurs de dernière génération entièrement chinois. Ce n’est pas le cas encore aujourd’hui. Mais la Chine a pris des décisions pour pouvoir produire des semi-conducteurs qui, s’ils ne sont pas encore compétitifs, constitueront une première étape dans la réduction de la dépendance. D’une manière générale, sur ce secteur, le Parti communiste appelle au renforcement de la R&D dans une diversité de technologies (5G, centres de données, intelligence artificielle, internet des objets, blockchain, etc.).

La Chine espère sortir de la crise du Covid par un plan de relance qui mise à fond sur les technologies. En 2008-2009, après les crises économique et financière mondiales, la Chine avait investi principalement dans les infrastructures plus traditionnelles (le transport). Aujourd’hui, l’idée est de développer encore davantage le réseau 5G sur tout le territoire chinois, les centres de données, la blockchain à caractéristiques dites chinoises, le système satellitaire BD dont la troisième génération a été lancée l’été dernier. On parle beaucoup de la 5G mais ce n’est que la pointe émergée de l’iceberg. Il s’agit de développer un écosystème chinois de technologies capable de rivaliser avec les propositions américaines ou européennes non sur une niche technologique mais sur un ensemble de technologies.

Il s’agit aussi, à terme, de pouvoir proposer à certains pays des écosystèmes technologiques entièrement fonctionnels et compétitifs. Par exemple, dans le contexte des smart cities (villes intelligentes), des systèmes de caméras de surveillance, des logiciels de reconnaissance faciale, des centres de données, des câbles sous-marins, toute une infrastructure chinoise qui permettra à la Chine de continuer à soutenir sa croissance.

« Qui va acheter ça ? » ironise-t-on. À tort car les technologies chinoises restent attractives pour certains pays y compris dans le contexte du Covid et des inquiétudes autour de la 5G. En pleine crise sanitaire, il y a quelques mois, la Chine a donné ou exporté des systèmes de vidéo-conférence, des caméras thermiques à des États tels que le Liban, le Kenya, etc. Elle le fait et continuera à le faire vers d’autres pays. La réception de l’offre technologique chinoise est aujourd’hui très hétérogène, elle effraie dans certains pays autant qu’elle attire dans d’autres. D’une manière générale je ne sous-estimerai pas les capacités d’innovation chinoises. « La Chine, compte tenu de son système politique, ne sera pas capable d’innover, elle sera capable de copier, d’ajuster mais ce ne sera jamais une puissance d’innovation… », a-t-on dit pendant longtemps. Cela a toujours été faux. Si, à l’époque, la Chine n’arrivait pas à innover, c’est peut-être parce qu’elle n’avait pas les moyens économiques ou la politique d’innovation adéquate mais elle n’est pas intrinsèquement incapable d’innover. Si ce système politique, en effet, est très contraignant pour les chercheurs et ignore des pans entiers de la recherche parce qu’ils ne sont pas identifiés comme stratégiques par les institutions de planification, il est capable de « mettre le paquet » et de redoubler d’efforts pour être en pointe sur certaines technologies identifiées comme des priorités gouvernementales. Pour les technologies identifiées comme des priorités il existe des capacités d’innovation. On parlait de la 5G, on pourrait parler de manière générale de l’intelligence artificielle. La Chine a annoncé en 2017 son ambition de devenir le leader mondial de l’intelligence artificielle en 2030. Je ne suis pas capable à l’heure actuelle de dire si elle y arrivera ou pas, mais il est utile de reconnaître que l’ambition est forte et que les moyens sont conséquents pour soutenir cette ambition.

IX. La Chine a toujours la volonté de restructurer la gouvernance mondiale. C’est très clair. Depuis Hu Jintao elle a essayé de renforcer sa présence dans beaucoup d’organismes internationaux, notamment à l’ONU. Cette politique va continuer malgré les critiques et les doutes survenus face à la gestion de l’épidémie par l’OMS. Elle va continuer également malgré une administration Biden qui va réinvestir dans le multilatéralisme et tenter de limiter la présence chinoise dans certaines organisations.

La prise de conscience, déjà par l’administration Trump, que se désengager du système multilatéral pouvait laisser de la place à la diplomatie chinoise, avait amené la diplomatie américaine à nommer un ambassadeur pour « l’intégrité multilatérale ». Sous la présidence de Joe Biden, les États-Unis vont probablement être plus actifs dans les organisations multilatérales. Toutefois, même face à cette présence américaine, la Chine va continuer à investir, va redoubler d’activisme, avec plus ou moins d’efficacité. Ce sera une priorité, pas forcément en créant de nouvelles institutions (comme elle l’avait fait en 2014 en créant comme la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures), mais en agissant au sein des institutions existantes, en ne cessant de faire des propositions et aussi en créant ce qu’elle appelle un « cercle de pays amis ».

« Cercle d’amis » est une expression utilisée par Xi Jinping pour essayer de fédérer un maximum de pays autour de ses positions. Antoine Bondaz parlait de « coalition », la Chine voit les choses un peu différemment, de manière peut-être moins formelle : elle ne fait pas signer de traité d’alliance, elle ne considère pas qu’elle a des « alliés » mais des « amis » qui vont soutenir ses positions sur le Xinjiang, sur Hongkong, sur les droits de l’homme, à l’ONU et ailleurs. Elle y parvient avec un relatif succès en réunissant, en moyenne, une cinquantaine de pays. Certes, ce ne sont pas, pour la plupart, des pays considérés comme des puissances diplomatiques ni des puissances militaires mais le nombre compte et la Chine investit dans une diplomatie que l’on pourrait qualifier de « comptable ».
Il ne faut pas sous-estimer non plus le rapprochement Chine-Russie qui est significatif et qui se matérialise dans les enceintes multilatérales avec une certaine coordination pour faire avancer des dispositions communes, utilisant à l’occasion des expressions communes et des concepts communs dans les communiqués.

X. La Chine souhaite être une puissance de référence : elle investit par exemple dans les classements (classement des universités, classement des entreprises responsables, agences de notation, etc.), partout où elle peut apparaître comme un exemple et figurer parmi les premiers.

D’une manière générale, la Chine investit aujourd’hui dans tout ce qu’on appelle la politique de normes et de standards. Un plan assez ambitieux pour 2035 vise à promouvoir ses normes et ses standards dans un nombre croissant de pays. Elle vise avant tout des États qui ne sont pas eux-mêmes des puissances normatives (comme le sont l’Europe et les États-Unis) mais des pays en développement, des pays émergents. Son objectif prioritaire est de promouvoir les normes et les standards dans le domaine technologique par deux biais : en investissant dans les institutions de standardisation, telles que l’ISO (Organisation internationale de normalisation), mais aussi en étant puissance innovatrice, c’est-à-dire en créant des drones dernière génération, des système satellitaires innovants ou encore un réseau 5G compétitif. De facto, en innovant, elle crée de nouveaux standards et normes qui pourront ensuite faire référence dans certains pays.

Tout cela pour dire que, à mon avis, une compétition assez rude est à attendre dans les prochaines années. Cette compétition reste ouverte – la Chine possédant à la fois de nombreuses forces et faiblesses.
Faute de temps, je ne m’étends pas sur les conséquences pour l’Europe, mais j’imagine que nous aurons l’occasion de les aborder plus tard lors des échanges avec les participants.

Jean-Pierre Chevènement

Merci, Alice Ekman, pour cet exposé toujours passionnant.

Un doute m’est venu à l’esprit quand vous avez évoqué une compétition idéologique entre la Chine et les pays occidentaux. Bien sûr, nous sommes d’autant plus frappés par l’ascension de la Chine que l’Europe est en crise. Si la Chine, au moment actuel, semble avoir surmonté la crise du coronavirus mieux que les pays occidentaux, avec la découverte du vaccin les choses peuvent évoluer assez rapidement et nous amener à modifier notre regard sur cette crise.

Qu’en pensez-vous ? Peut-on vraiment parler de compétition idéologique en sachant très peu de nos concitoyens souhaiteraient vivre dans un système aussi policier que le système chinois ?

Alice Ekman

Vous avez raison.

La gestion logistique chinoise de la crise du Covid mais aussi sa gestion en termes de communication a exaspéré l’Union européenne, en particulier lorsque la Chine a communiqué sur son assistance à l’Europe, notamment à l’Italie, laissant penser que la Chine palliait un manque de solidarité entre pays européens, et alors que l’Union européenne avait elle-même envoyé une aide à la Chine… mais de manière plus discrète pour ne pas vexer les responsables chinois. Cette exaspération montre que le Covid a accéléré des tendances préexistantes en Europe dans la perception de la Chine. Cela relativise aussi la capacité de séduction de la Chine, tant politique qu’idéologique au sens large. Il existe en effet une dimension idéologique dans la couverture par les médias chinois de la crise pandémique.

La Chine est aujourd’hui la deuxième puissance économique mondiale et, en fonction de sa capacité de redressement, elle pourrait consolider ce statut de puissance économique mondiale et réduire l’écart par rapport à la première puissance économique mondiale que sont les États-Unis.

C’est aussi sur cet argument tout simple que joue la Chine pour améliorer son attractivité. La Chine n’apparaît pas forcément attractive en tant que système politique (la surveillance policière dont vous avez parlé rebute la majorité des Français). Mais cette puissance économique qui a réussi à se développer rapidement peut séduire les gouvernants de pays qui souhaitent se développer tout en « tenant » leur population comme le fait la Chine. Ce qui fait peur ici peut fasciner ailleurs.

On observe une très forte hétérogénéité des perceptions de la Chine, de son système économique et politique. Même si l’on observe, de plus en plus, une convergence des perceptions au niveau européen, cette convergence n’est pas mondiale. La Chine est bien consciente de cette hétérogénéité des perceptions et quand ses entreprises technologiques perdent des parts de marché sur certains continents, elle redouble d’investissements pour conquérir d’autres parties du monde, allant jusqu’à offrir ces technologies à certains pays.

La course au vaccin se déroule aussi en Chine et en Russie. Il serait intéressant de savoir comment les dernières déclarations sur Pfizer, Moderna etc. ont été couvertes en Afrique subsaharienne, dans une grande partie de l’Amérique latine ou dans une partie de l’Asie du Sud-est, et comment la Chine promeut son vaccin. Elle coopère, pour le produire, avec certains pays, comme le Maroc et le Brésil. Je ne pense pas que le vaccin changera la donne en termes de compétition. Si le vaccin aide les États-Unis et l’Europe à se redresser économiquement plus rapidement que prévu, tant mieux, mais l’asymétrie en termes de redressement par rapport à la Chine perdurera probablement. Tout indique que l’économie chinoise repart, même si des doutes légitimes persistent sur la transparence des chiffres. Sur le terrain, les commerces ont réouvert, certains secteurs (automobile, électronique, luxe, etc.) reprennent. Beaucoup d’éléments indiquent que la Chine va consolider son statut de puissance économique. C’est sur cette base qu’elle va tenter de promouvoir son système de gouvernance économique et politique, en martelant le fait qu’elle se serait redressée plus rapidement que d’autres systèmes. Et je ne pense pas que tous les pays lisent entre les lignes de la propagande chinoise de la même manière que nous le faisons ici.

Jean-Pierre Chevènement

Merci.

Le doute que j’exprimais était une interrogation qui introduit l’exposé de M. Di Meglio qui va nous parler des faiblesses de la Chine tant sur le plan intérieur que sur le plan international.

Je rappelle que M. Di Meglio, que nous avons déjà entendu dans un colloque de la Fondation Res Publica [2], est le président de Asia Centre.

—–

[1] Alice Ekman, « La route de la soie sanitaire », Le Grand Continent, 2 avril 2020.
[2] M. Di Meglio a participé au colloque « La Chine et ses défis, vers un nouveau modèle de développement », organisé par la Fondation Res Publica le 14 décembre 2015 et au colloque « Les nouvelles routes de la soie, la stratégie de la Chine », organisé par la Fondation Res Publica le 4 juin 2018. (NDLR)

Le cahier imprimé du séminaire « La Chine dans le monde » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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