La dépendance aux métaux rares et les contradictions de la transition énergétique et numérique
Note de lecture de l’ouvrage de Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares (Les liens qui libèrent, 2018), par Joachim Le Floch-Imad, directeur de la Fondation Res Publica.
La contraction des énergies fossiles favorise la naissance d’une dépendance aux métaux rares. L’addiction à ces matières premières, au cœur de la transition énergétique et numérique, risque néanmoins de coûter très cher d’un point de vue environnemental, économique et géopolitique, argumente le journaliste Guillaume Pitron dans un extrait brillamment documenté.
Mais qu’appelle-on exactement métaux rares ? Guillaume Pitron en fournit une définition claire et synthétique, insistant sur plusieurs caractéristiques. Il explique tout d’abord qu’il s’agit de métaux mélangés à des métaux abondants dans l’écorce terrestre dans des proportions souvent infimes. Ces métaux représentent de très faibles productions annuelles (on produit annuellement 25 000 fois moins de gallium que de cuivre) et sont extrêmement chers. À titre d’exemple, le germanium coûte 90 000 fois plus cher que le fer. Surtout, il s’agit de métaux aux propriétés exceptionnelles. Grâce à leurs propriétés semi-conductrices, les métaux rares permettent de moduler les flux d’électricité transitant dans les appareils numériques et de générer une énergie « propre ». Cela explique que les métaux rares soient utilisés dans l’essentiel des technologies dites vertes (véhicules électriques et hybrides, panneaux solaires, éoliennes). Ils jouent également un rôle décisif dans la production de nombreuses machines au cœur de la révolution numérique : smartphones, écrans plats, ordinateurs, tablettes, objets connectés en tout genre, etc. Plus largement, le secteur des nouvelles technologies et des pans stratégiques de l’économie du futur en dépendent. Sont notamment concernés la robotique, l’intelligence artificielle, l’hôpital numérique, la cybersécurité, les biotechnologies médicales, les objets connectés, la nanoélectronique ou encore les voitures sans chauffeur.
Dans un monde marqué par la contraction des énergies fossiles et l’injonction à réduire drastiquement, via le recours aux énergies renouvelables, les émissions de CO2, le capitalisme devient de plus en plus dépendant de ces métaux rares. Leur exploitation a cependant un prix qu’il serait dangereux d’ignorer.
Tout d’abord, les métaux rares, présentés comme des nécessités en vue de l’avènement d’un monde plus vert, ont paradoxalement un coût écologique considérable. Leur extraction et leur raffinage reposent en effet sur des procédés très polluants. Guillaume Pitron rappelle par exemple que « la purification de chaque tonne de terres rares requiert l’utilisation d’au moins 200 m3 d’une eau qui, au passage, va se charger d’acides et de métaux lourds ». En Chine, pays champion des métaux rares, 80 % des eaux des puits souterrains sont aujourd’hui impropres à la consommation et 10 % des terres arables sont contaminées par des métaux lourds. Nombre de décideurs publics et de commentateurs tendent à occulter cette part d’ombre des énergies « vertes » car ils refusent d’examiner l’ensemble du cycle de fabrication de technologies comme les éoliennes et les panneaux solaires. L’honnêteté intellectuelle la plus élémentaire commanderait pourtant de s’intéresser non pas uniquement à l’énergie décarbonée produite in fine, mais aussi à l’exploitation, en amont, de matières premières non-renouvelables dont ces procédés dépendent. Par exemple, beaucoup ignorent que la fabrication d’une voiture électrique émet deux fois plus de gaz à effet de serre que celle d’un véhicule thermique classique, en raison de la production de la batterie et de sa motorisation. De même, les services informatiques ont un coût environnemental faramineux que peu d’individus ont à l’esprit. Pourtant, comme l’écrit l’auteur, si le cloud était un pays, « il se classerait au cinquième rang mondial en termes de demande d’électricité ».
L’ouvrage insiste également sur un point souvent oublié : l’exploitation des métaux rares génère de la radioactivité dans des proportions non-négligeables. La radioactivité autour du réservoir toxique de Baotou et au fond des mines de Bayan Obo est deux fois supérieure à celle enregistrée à Tchernobyl aujourd’hui. De même, le recyclage des métaux rares, qui aurait pu justifier les dégâts causés par leur extraction, a déçu. Les métaux rares n’entrent pas à l’état pur dans la composition des technologies vertes et il est très difficile de « désallier » les matières premières, ce qui complique les opérations de recyclage. À ce jour, aucune d’entre elles n’a été jugé rentable. Sauf exception, les industriels ont donc intérêt non pas à recycler mais à se procurer de nouveaux métaux rares directement à la mine.
Loin de nous désaccoutumer des énergies fossiles, les énergies vertes n’aboutissent par conséquent qu’à une délocalisation de la pollution loin de nos regards occidentaux, dans des pays prêts à sacrifier leur environnement et à mécontenter une partie de leur population pour s’enrichir. Cette recomposition de la géopolitique de l’énergie s’est faite conformément aux préconisations du « Summers Memo », du nom d’un rapport paraphé en 1991 par Lawrence Summers, économiste en chef de la Banque mondiale. Celui-ci enjoignait les économies développées à exporter leurs industries polluantes vers des pays pauvres, notamment en Afrique, et largement sous-pollués. Ce nouvel ordre énergétique mondial ne pouvait naître qu’à condition que l’Occident s’affuble des oripeaux de la bonne-conscience écologique : « Dissimuler en Chine l’origine douteuse des métaux a permis de décerner aux technologies vertes et numériques un certificat de bonne réputation. C’est certainement la plus fantastique opération de greenwashing de l’histoire. » D’un côté donc, les pays « sales », de l’autre, « ceux qui font semblant d’être propres ».
Compte tenu du coût écologique et sanitaire de l’exploitation intensive des métaux rares, ce modèle semble difficilement tenable. S’appuyant sur de nombreux voyages et études de terrain, Guillaume Pitron convoque plusieurs exemples de pays où la rupture entre population, pouvoirs publics et multinationales est consommée : pollution du plus long fleuve d’Asie centrale, le Syr-Daria ; tensions autour de l’exploitation de la mine d’or et d’argent de Pascua-Lama au Chili ; problèmes engendrés par l’exploitation du lithium du salar del Hombre Muerto en Argentine ; exode des habitants du nord-est de la Chine à cause de l’infertilité des rizières ; lacs de rejets toxiques et villages du cancer à Baotou, capitale mondiale des terres rares, etc.
D’un point de vue technologique, la Chine se montre particulièrement habile pour exploiter les possibilités offertes par ses réserves de métaux rares. Loin de se contenter d’exploiter ceux-ci, la Chine convoite en effet le segment haut de gamme des industries du numérique et des green tech. À coups de « joint ventures », de transferts de technologies et de « fusions-acquisitions », la Chine a bâti sur ses propres terres des mines d’extraction mais aussi des usines hyper-modernes, des laboratoires de grands groupes et des start-up qui lui permettent d’être à la pointe de l’innovation et d’assurer son hégémonie sur de nombreux marchés. Contrôle des minerais et dynamisme industriel s’avèrent donc particulièrement liés. Nombre de puissances émergentes appréhendent ainsi plus que jamais les métaux rares comme des leviers de puissance, de progrès scientifique et de stimulation d’« une offre civilisationnelle alternative aux références dictées par l’Occident ».
Ce volontarisme industriel va de pair avec une recrudescence des nationalismes miniers dont l’ouvrage rend compte. Ainsi de plus en plus d’États, à l’image de la Mongolie avec la mine d’Oyu Tolgoï, bloquent l’accès des industriels étrangers à certaines de leurs zones minières. Dans le même temps, les freins au libre commerce de métaux et les violations des règles de l’OMC se multiplient. Le gouvernement indonésien a par exemple instauré des quotas sur l’exportation de ces métaux précieux. Ces mesures protectionnistes traduisent, du point de vue de Guillaume Pitron, un rééquilibrage économique entre des pays développés désindustrialisés et englués dans la stagnation et des puissances émergentes assoiffées d’enrichissement et refusant de brader leurs ressources. Outre la Chine et l’Indonésie, la course aux métaux rares pourrait être extrêmement bénéfique à de nombreuses puissances. Guillaume Pitron cite par exemple le Chili, le Pérou et la Bolivie, dotés de réserves de lithium et de cuivre exceptionnelles ; l’Inde, pays riche en titane, acier et fer ; le Brésil, où l’on trouve de la bauxite et du fer en abondance, ou encore la Guinée et l’Afrique australe, dont les sous-sols comportent de nombreuses réserves de bauxite, de chrome, de manganèse et de platine. En braquant les projecteurs sur ces États émergents, la géopolitique des métaux rares exacerbe, selon l’auteur, la rivalité sino-américaine et accélère le processus de désoccidentalisation du monde.
La relocalisation des mines en France, et plus largement en Europe, présenterait de nombreux atouts selon l’auteur. Outre les rentrées fiscales, les créations d’emplois et la production de valeur qui en découleraient, celle-ci offrirait à la France une véritable sécurité stratégique à l’heure où les nationalismes miniers se renforcent partout dans le monde. Surtout, une relocalisation des mines serait vertueuse d’un point de vue écologique. Alors que l’industrie minière est devenue la deuxième industrie la plus polluante au monde, Guillaume Pitron considère en effet qu’une exploitation des mines sur notre territoire national serait plus éthique et responsable écologiquement. Éprouvée par la concurrence des puissances occidentales, la Chine serait contrainte d’améliorer à son tour certaines de ses pratiques et de faire des efforts pour moins polluer les sols, les cours d’eau et l’atmosphère.
En dépit de l’orientation pro-mines de l’actuel président de la République et de la relative prise de conscience de l’importance de ces enjeux au cours des dernières années (Arnaud Montebourg, alors ministre du Redressement productif, avait par exemple suggéré en 2014 la création d’une Compagnie nationale des mines de France), le renouveau minier français se heurte à plusieurs problèmes. Songeons tout d’abord à l’absence d’un inventaire minier du sous-sol français à jour. De même, Guillaume Pitron s’inquiète de la crise qui frappe les métiers de la géologie en France, notamment à cause d’une insuffisance de la formation et d’une disparition des talents. Mais le principal problème semble de nature idéologique. Il tient selon l’auteur à l’hypocrisie et à l’incohérence d’une large partie des ONG et leaders d’opinion écologistes. Incapables de choisir entre leurs rêves d’un monde plus vert et la matérialité d’un monde plus technologique, ceux-ci se révèlent bien souvent incapables de penser de manière cohérente les implications de la transition énergétique et numérique : « Ils n’admettent pas que la transition énergétique et numérique est aussi une transition des champs de pétrole vers les gisements de métaux rares, et que la lutte contre le réchauffement climatique appelle une réponse minière qu’il faut bien assumer. » Cette inconséquence tient largement aux effets pervers de la délocalisation de nos industries polluantes survenue au cours des dernières décennies. Comme le note l’auteur, celle-ci a « contribué à maintenir les consommateurs occidentaux dans l’ignorance des véritables coûts écologiques de leurs modes de vie ».
L’ouvrage de Guillaume Pitron est donc avant tout un appel au sursaut. Lucide sur les coûts environnementaux, économiques et géopolitiques de la dépendance de l’humanité aux métaux rares, il démontre que la France ne pourra se passer d’une politique industrielle et minière ambitieuse en la matière si elle veut demeurer une puissance qui compte au XXIe siècle. Au regard des enjeux stratégiques que cristallise le problème des métaux rares, il importe de se saisir de cette question, souvent reléguée au second plan dans le débat public. De même, l’auteur, sans aller jusqu’à prôner la décroissance, nous invite à interroger certains de nos comportements et à prendre davantage en compte les limites matérielles de la terre. La meilleure énergie demeure, comme il le rappelle, celle que l’on ne consomme pas. Et la transition énergétique, loin de pouvoir nous fournir une énergie gratuite en quantité illimitée, risque de se heurter rapidement au problème de la raréfaction des métaux. Au rythme de production actuel, de nombreux métaux rares seront en effet épuisés à court ou moyen terme : « Puisque la consommation mondiale de métaux croît à un rythme de 3 à 5 % par an, pour satisfaire les besoins mondiaux d’ici à 2050, nous devrons extraire du sous-sol plus de métaux que l’humanité n’en a extrait depuis son origine. » [3] Peut-être nous rendrons-nous compte alors que l’énergie, même renouvelable, a toujours un coût et que l’énergie nucléaire est finalement moins néfaste que des technologies dites « vertes » que certains, aveuglés par de vieux dogmes, veulent à tout prix lui substituer.
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[1] En pourcentage de la production mondiale
[2] Voir le colloque organisé par la Fondation Res Publica « Les enjeux maritimes du monde et de la France », 20 mars 2017.
[3] Rapport de la Banque mondiale, “The Growing Role of Minerals and Metals for a Low Carbon Future”, juin 2017.
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