Réarmer l’État régalien

Intervention de Jean-Éric Schoettl, conseiller d’État (h), Secrétaire général du Conseil constitutionnel (1997-2007), membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, lors du séminaire « Le retour de l’État, pour quoi faire ? » du mardi 06 octobre 2020.

Merci, Monsieur le Président.

Le principal enseignement à tirer de la crise sanitaire est le besoin d’État, mais d’un État plus anticipateur, plus agile et plus réactif.

Nous avons observé le meilleur (dévouement, imagination facilitatrice), mais aussi le pire (bureaucratie, corporatisme) de la part tant des responsables que des agents publics.

Comment redonner à l’État ce ressort et ce tonus que la société attend de lui, particulièrement en temps de crise, mais aussi dans ses relations habituelles avec les particuliers et les entreprises ?

Comment réarticuler entre elles (et dans l’esprit des citoyens) les grandes dimensions de l’action de l’État (régalien, prestataire de services et gardien du long terme) ?

Plusieurs voies me paraissent ouvertes. Elles sont autant de défis à l’esprit du temps.

1) Il faut d’abord une vision. Il faut retrouver la foi dans la chose publique.

Le besoin d’un surplomb commun, d’une forme de transcendance, survit à la sécularisation du politique.

La gestion de la Cité ne peut se réduire à l’agrégation de revendications individuelles ou minoritaires. Comme dirait Jean-Claude Michéa, l’addition d’une multitude de « C’est mon choix » ne dessinera jamais les contours du Bien commun. Une société sans valeurs ni disciplines collectives, une société reposant sur la seule exaltation de l’autonomie de l’individu, retournerait tôt ou tard à l’état de nature décrit par Hobbes. La glorieuse apothéose de l’individu au sein de la démocratie occidentale moderne n’aurait été alors que l’antichambre d’une vertigineuse régression.

Pour remonter cette pente, il convient de rétablir la primauté de l’intérêt général.

Rétablir la primauté de l’intérêt général, c’est reconnaître la noblesse du politique qui doit arbitrer entre besoins multiples et moyens limités, ce qu’ignore superbement l’intégrisme droits de l’hommiste, qui ne connaît que les droits subjectifs et plus particulièrement les « droits à ».

Pour celui-ci, en effet, le politique, l’élu, l’administrateur ne sont que la courroie de transmission d’un catalogue préétabli de droits fondamentaux, dont le juge, actionné par les groupes militants, est l’unique protecteur, voire inventeur, légitime.

2) Il nous faut aussi reconquérir, à l’échelle nationale, ou au moins européenne, notre souveraineté économique. La désindustrialisation de la France, depuis une trentaine d’années, est en grande partie la conséquence de la mondialisation néolibérale. Elle est consternante, qu’on la mesure dans le temps ou par comparaison avec l’Allemagne.
La crise sanitaire nous en a fait toucher du doigt les conséquences les plus humiliantes et les plus inquiétantes.

Avant elle, le naufrage des banlieues, le mal-être des périphéries et le mouvement des gilets jaunes nous en avaient révélé les effets sociaux délétères.

Et l’agriculture française, elle aussi, a amorcé son déclin, puisque, l’année dernière, la balance agricole française a été déficitaire pour la première fois depuis un demi-siècle.

Un consensus se dégage, et c’est heureux, sur la reconquête de notre souveraineté économique dans les secteurs essentiels ou sur les maillons essentiels des activités productrices.

Mais les politiques économiques sont un art tout d’exécution.

La souveraineté économique, quel en est au juste le mode opératoire ?

Je n’insisterai pas plus sur cet aspect de la reconquête de notre indépendance, non pas parce qu’il est secondaire, bien au contraire, mais parce qu’il dépasse mon domaine de compétences.

Je m’exprimerai plutôt ici sur l’aspect institutionnel de la reconquête de la souveraineté nationale.

Je pense à cet égard qu’une transformation radicale de notre environnement institutionnel en est la condition.

3) Il nous faut en effet transformer radicalement notre environnement institutionnel.

Je vais exprimer ici une vue hétérodoxe : pour accomplir efficacement leurs missions et honorer le pacte qui les lie aux citoyens, les délégataires de la souveraineté populaire, Gouvernement, Parlement, élus locaux, administrations sont aujourd’hui trop contraints par des normes, des procédures, des instances et juridictions nationales et supranationales. Ils sont comme Gulliver ligoté par les Lilliputiens. Pour redonner à leur action la vigueur que la société attend d’eux, il faut dénouer ces liens et libérer la force des ambitions.

Souveraineté de l’État et souveraineté dans l’État ont été soumises depuis cinquante ans à une intense corrosion. Le modèle westphalien de la souveraineté nationale, comme le modèle démocratique de la souveraineté populaire, ont été pareillement malmenés. Au nom des droits individuels, de la paix universelle et du doux commerce, Sieyès, comme Rousseau, sont relégués au magasin des pensées dépassées, pour ne pas dire des vieux démons à confiner dans une bouteille solidement scellée.

Ce que je vais évoquer est un changement de paradigme, tant il y aurait à faire (et à défaire) et tant cette idée de restaurer les marges de manœuvre du législateur, du Gouvernement, des ministres, des maires, des administrateurs, est contre-intuitive à une époque où il n’est question que de contre-pouvoirs, de démocratie participative et de procédures garantissant la moralisation de la vie publique, et où l’action publique est toujours soupçonnée, faute d’être surveillée, d’en faire trop contre les libertés, trop pour les privilèges et pas assez pour la satisfaction des droits.

Je vais donc faire un doux rêve, en étant conscient que ce rêve est le cauchemar de tous ceux qui ont trouvé un intérêt matériel ou idéologique à ligoter Gulliver et que, pour cette raison, il a peu de chances d’être exaucé.

a) Dans ce rêve, libérer Gulliver des liens qui l’enserrent impliquerait d’abord d’œuvrer en faveur d’une Europe des nations et non fédérale, d’une Europe européenne (comme dit Jean-Pierre Chevènement, reprenant la formule de de Gaulle), d’une Europe respectueuse des frontières nationales.

Sans frontières, l’État est un ectoplasme.

La refonte des traités, indispensable, doit nous permettre de passer d’une logique des institutions, qui bride et brime les souverainetés et les sensibilités nationales, à une logique des coopérations, nécessairement à géométrie variable, tirant sa force non pas, comme aujourd’hui, de l’effacement des États-membres, mais, tout au contraire, de confiances nationales retrouvées et convergentes.
C’est de ces volontés nationales ressourcées dans le génie et l’histoire de chaque État-membre (en France dans le patriotisme républicain) que peut naître, grâce aux coopérations inter-étatiques, une volonté commune européenne, expression que je préfère de beaucoup à la notion équivoque d’Europe souveraine.

Cela peut et doit se faire autour d’objectifs d’autonomie stratégique à l’échelle de l’Union (technologiques, industriels, commerciaux, sociaux et fiscaux, comme la TVA socio-environnementale aux frontières de l’Union), et sur des enjeux communs de sécurité et de contrôle des flux migratoires.

Une première application serait un plan de relance européen fondé sur la coopération entre États membres volontaires et déconnecté des institutions européennes et de leurs conditionnalités bureaucratiques et attentatoires aux souverainetés nationales (je pense en particulier à celle relative à l’État de droit).

b) Libérer Gulliver des liens qui l’enserrent impliquerait plus généralement de dénoncer ou renégocier nos engagements internationaux pour s’affranchir du trop-plein de tutelles juridictionnelles ou para-juridictionnelles supranationales (CEDH, comité des droits de l’Homme de l’ONU…).

c) Dans l’ordre interne, libérer Gulliver des liens qui l’enserrent devrait conduire à mettre fin à cette apparente toute-puissance du Chef de l’État qui, en le faisant sans cesse descendre dans l’arène, en le rendant comptable de tout, conduit, nous le voyons bien, à la paralysie de l’Exécutif.

Pour cela il faut au moins revenir sur le quinquennat, voire mettre fin à la dyarchie président de la République – Premier ministre en instaurant un régime parlementaire.

Dans les deux cas, il faut inscrire dans le marbre constitutionnel, pour l’élection des députés, le principe du scrutin majoritaire uninominal de circonscription, seul à favoriser l’émergence d’une majorité stable et à assurer que chaque député est l’élu du peuple entier et non (comme dit la Constitution d’une « section du peuple » (parti, communauté, région etc.).

d) Je poursuis mon rêve régalien. Libérer Gulliver de ses entraves, pour mieux lui faire servir notre peuple et regagner la confiance de celui-ci, supposerait également :

– De nommer des ministres en petit nombre (mais assistés de secrétaires d’État techniques), ayant un profil les rendant aptes à se comporter comme les patrons de leur ministère et à faire prévaloir la volonté politique sur les résistances administratives ;

– De revoir, dans la Constitution, le partage loi-règlement dans un sens plus souple, conformément à l’esprit de 1958 ;

– De replacer la primauté de la loi au centre de notre édifice institutionnel (notamment avec un « dernier mot » parlementaire pour contrer le gouvernement des juges) ;

– De dépénaliser la vie publique (en mettant fin aux infractions non intentionnelles), afin notamment d’éviter que la tentation d’ouvrir un parapluie pénal ne produise des comportements prudentiels de type bureaucratique (évitement, segmentation des responsabilités etc.) nuisant à la réactivité administrative ;

– De supprimer la QPC (Question prioritaire de constitutionnalité) et de revoir les procédures de référé administratif dans un sens moins intrusif pour l’administration ;

– De mettre fin à l’existence d’organes dont l’action s’est révélée concurrente et paralysante de celle des pouvoirs publics (Défenseur des droits, CNIL, Commission nationale consultative des droits de l’homme…).

e) Pour redonner du muscle à la gestion publique, il nous faut aussi :

– Alléger les obligations formelles de l’administration, notamment leurs obligations consultatives ;

– Démanteler en grande partie le maquis de normes enserrant l’action tant des collectivités territoriales que de l’État lui-même et de l’ensemble des administrations publiques ;

– Assouplir la procédure budgétaire au-delà de ce qu’a fait la LOLF (pluriannualité, enveloppes globales et programmes globaux) ;

– Mettre les experts à leur juste place : éclairer, non codécider ;

– Déconcentrer l’action de l’État en laissant aux responsables la bride sur le cou, tant pour l’emploi des crédits (fongibilité) que pour l’organisation et le fonctionnement de leurs services et pour la gestion des ressources humaines ;

– En lieu et place de la cogestion syndicale uniforme actuellement imposée par les textes, laisser à chaque responsable, aux différents niveaux (ministres, directeurs d’administration centrale et chefs des services déconcentrés), le soin de mettre en place les modes de consultation des agents qu’il estime appropriés ;

– Renforcer les pouvoirs des préfets, notamment en matière d’arbitrage et de régulation ;

– Développer les administrations de mission transversales et les guichets administratifs territoriaux polyvalents ;

– Assouplir les rapports État-particuliers dans le sens de la simplicité et de la sécurité juridique (rescrit par exemple) ;

– Permettre aux collectivités territoriales (plutôt que de leur donner plus d’attributions) d’exercer leurs compétences de façon plus libre, tout en renforçant leur autonomie fiscale et en assouplissant les règles de l’intercommunalité ;

– Développer, face aux problèmes et aux crises, sous la houlette du Premier ministre (au niveau national) et du préfet (au niveau local), le réflexe de coopération au sein des services de l’État, comme entre services de l’État, collectivités et acteurs privés (associations et entreprises).

f) Pour redonner son tonus à l’action de l’État, dans ses relations avec la société, il me semble également crucial :

– D’inscrire dans la Constitution l’obligation de continuité des services publics, ainsi qu’un aspect de plus en plus méconnu du principe de laïcité (« Nul ne peut se prévaloir de ses croyances ou de son origine pour se soustraire à la règle commune ») ;

– De créer un service national obligatoire ;

– De construire un système de santé publique associant hôpitaux publics et médecine libérale, avec des obligations de service public pour les personnels soignants libéraux ;

– De prendre beaucoup plus en charge les élèves de l’enseignement public, en multipliant les internats et en y développant le civisme et le sentiment d’appartenance nationale.

g) En matière de justice, mon rêve régalien consisterait particulièrement :

– À ouvrir la magistrature aux expériences extérieures en recrutant hors ENM des personnes expérimentées (et pas seulement des universitaires) dans une proportion sensiblement supérieure à l’actuelle et à favoriser la mobilité des magistrats dans la fonction publique de l’État et dans la société civile ;

– À permettre à un Conseil supérieur de la magistrature rénové et moins corporatiste dans sa composition, saisi par les chefs de juridiction ou par les justiciables au travers de filtres appropriés, de connaître des abus dans la manière de juger et notamment des atteintes au devoir d’impartialité, abus qui bénéficient aujourd’hui d’une immunité choquante au regard de l’article 15 de la Déclaration de 1789 (qui veut que la société ait « le droit de demander compte à tout Agent public de son administration ») ;

– À rendre au garde des sceaux, pourvu qu’elles soient écrites et versées au dossier du contradictoire, la possibilité de donner des instructions écrites au parquet dans les affaires individuelles. La frontière tracée depuis 2013 entre politique pénale générale (pour laquelle le ministre de la justice peut adresser des instructions aux procureurs de la République par voie de circulaire) et affaires individuelles (dans lesquelles il ne peut plus intervenir) est en effet trop ténue pour ne pas être artificielle.

Le rôle du parquet étant non de juger, mais de poursuivre, de requérir et d’administrer, il défend l’intérêt de la collectivité et doit dès lors rester dans une ligne hiérarchique ministérielle. Son indépendance priverait l’Exécutif de la capacité de conduire une politique pénale.

À terme, c’est la séparation du parquet et du siège qui pourrait être envisagée, quoiqu’elle ne soit pas sans inconvénient (risque d’enfermer plus encore les juges du siège dans une tour d’ivoire, faute de se confronter aux réalités du parquet en cours de carrière).
D’ici là, rien ne doit être fait qui rapproche trop le statut du parquet de celui des magistrats du siège au sein de la magistrature.
C’est au contraire dans une plus grande participation des officiers de police judiciaire à la mise en mouvement de l’action publique, autrement dit dans un rapprochement entre police judiciaire et parquet, qu’il faut chercher une riposte aux formes contemporaines de délinquance aujourd’hui non maîtrisées.

h) Enfin, s’agissant de la question de l’ordre public en général, il nous faut réapprendre à assumer la part régalienne, unilatérale, de l’action publique.

Nous devons retrouver la légitimité de contraindre lorsque le Bien public le commande.

Ni le déni des réalités, ni l’angélisme ne protègent l’ordre républicain.

Au-delà des déclarations martiales, il nous faut restaurer in concreto l’autorité de l’État, les marges de manœuvre de la police administrative et la capacité d’action des forces de sécurité face à l’ensauvagement de certaines franges de la société (le mot me semble en effet traduire mieux qu’un autre la réalité des choses).

Ni les règles juridiques, ni l’état d’esprit des élites dirigeantes, pensantes et sermonnantes ne sont propices aujourd’hui à cette restauration.

4) Comment équilibrer cet accroissement des marges de manœuvre de l’action publique ?

Cette libération de l’action publique doit trouver sa contrepartie dans une beaucoup plus grande responsabilité ex post de chaque élément du système à l’égard de celui qui le contrôle (agent public à l’égard de sa hiérarchie, Gouvernement à l’égard du Parlement dont le pouvoir de contrôle doit être considérablement renforcé, etc.) et dans une vigilance accrue des corps de contrôle.

Cette plus grande responsabilité de chacun vaut en particulier pour les agents publics : un statut protecteur certes, contrepartie de leurs obligations de disponibilité, mais une mobilité beaucoup plus grande et une possibilité beaucoup plus large qu’aujourd’hui, pour le responsable hiérarchique, de muter ou de radier un agent insuffisant.

5) En revanche, je ne crois absolument pas que le rétablissement de la souveraineté populaire suppose le dépassement de la démocratie représentative par la démocratie directe.

La bonne gouvernance démocratique ne peut sourdre de la démocratie directe, qui est la moins apte à gérer la complexité du monde et à se plier aux impératifs de l’évaluation.

Comment préférer à la collégialité raisonnée de la délibération parlementaire (éclairée par le travail préparatoire des administrations et du Conseil d’État) l’enfièvrement des réseaux sociaux ? l’ambiguïté des résultats de sondage ? l’engrenage chaotique des référendums d’initiative citoyenne ? les inspirations naïves de citoyens tirés au sort ?

La foi souvent aveugle que beaucoup placent dans le dépassement de la démocratie représentative ne doit pas faire déraisonner, étant rappelé ici que la « raison » était une notion constamment convoquée par les hommes de 1789, qui en faisaient une sœur siamoise du « bien commun ».

6) Le retour de l’État est aussi affaire de conscience individuelle, d’honneur professionnel, de capacités personnelles et de formation des agents publics.

a) Une révolution culturelle : l’intériorisation de l’intérêt général

La crise sanitaire nous en fournit l’illustration. Face à l’inconnu, et dans la crainte de voir leur responsabilité engagée, les responsables publics ont souvent été tentés d’ouvrir le parapluie : par exemple, en s’en tenant à la procédure orthodoxe de passation des marchés pour acquérir les masques dont le besoin était pourtant urgent ; ou plus récemment en imposant aux écoles et aux branches professionnelles des obligations de résultat parfois impossibles à tenir.

C’est essentiellement cette attitude prudentielle qui a pu faire parler de blocages bureaucratiques. Sa cause se trouve plus dans le manque d’agilité des esprits que dans la rigidité des structures, comme le montre la comparaison des comportements des différentes agences régionales de santé au printemps 2020.

Nous touchons ici du doigt une dimension essentielle du redressement de l’action publique, qui est culturelle : l’intériorisation par chacun de l’intérêt général.

Et, au travers de cette dimension culturelle, nous mesurons également l’éminence des questions de recrutement et de formation des agents publics.

b) La formation des agents publics

La vraie réforme de l’ENA et des autres écoles de recrutement de la fonction publique consisterait à restaurer, dans le cœur des fonctionnaires, la ferveur du service public, l’amour de l’intérêt général et le souci de la cohésion sociale. Cela ne se décrète pas bien sûr : j’ai donc conscience de poursuivre mon rêve.

Raviver le feu sacré pour la chose publique n’est qu’accessoirement affaire de structures et de méthodes. Il s’agit principalement d’état d’esprit, de critères de recrutement et de contenu des enseignements. Mieux et plus ambitieusement servir son pays, avec loyauté à l’égard des élus et avec la préoccupation constante de l’efficacité dans la recherche de l’intérêt général : voilà ce qui importe.
À l’ENA, comme dans les autres écoles de la fonction publique, par contagion avec l’évolution du reste la société, un certain individualisme, un certain désamour pour la Nation, une certaine ringardisation de l’État, une fascination inédite à l’égard du libéralisme économique et sociétal, un attrait accentué pour le pantouflage, ont fait leur nid depuis une trentaine d’années. Le service de l’État devient une forme comme une autre de management.

Le feu sacré ne s’est pas éteint, mais il a décliné. Le raviver est l’enjeu essentiel de la réforme des écoles de recrutement de la fonction publique.

Conclusion

Je n’ignore pas que le modèle de gouvernance que je viens de brosser peut sembler bien utopique et, pour tout dire, réactionnaire, au sens premier du mot (« en réaction contre une évolution en cours, jugée contraire à des principes fondateurs et génératrice d’effets néfastes »).

Il va au rebours de trop de mutations ayant affecté notre système politique depuis un demi-siècle : internationalisation des fonctions de souveraineté, fragmentation de la société, démembrement administratif, expansion des contre-pouvoirs, judiciarisation, tyrannie des médias et de l’opinion, transformation de l’État régalien en État nounou, délitement de l’autorité, dégradation de la transmission, effacement de l’intérêt général derrière les droits individuels et le marché, mise à mal de l’élitisme républicain (qui s’emploie à ce que chacun aille au bout de ses possibilités, sans ignorer que celles-ci diffèrent) par un égalitarisme artificiel et acrimonieux dont les maîtres mots sont quotas et discrimination positive…

Peut-on remonter une telle pente ? Tout cela n’est-il pas irréversible ? L’évolution des sociétés politiques, comme celle des systèmes physico-chimiques, n’est-elle pas soumise à une loi d’entropie ?

On peut le craindre. Attention toutefois à ce que le fatalisme ne devienne l’alibi commode du renoncement. Des reconquêtes sont possibles, comme nous l’a montré par exemple en 1985 Jean-Pierre Chevènement en rétablissement le concours général des lycées et collèges suspendu en 1968. Jean-Michel Blanquer reprend aujourd’hui le flambeau dans le même ministère. Qui veut risquer sa vie la sauvera.

Qui plus est, l’avenir, en approfondissant la crise actuelle (qui est en grande partie une crise de la confiance en l’État), peut convaincre les esprits de la nécessité de changer de paradigme.

Il faudra alors un cap et des repères à proposer à notre peuple et à opposer aux démagogues et apprentis sorciers de tout poil.
De ce point de vue, le présent propos se veut au moins un exercice de sincérité.

Jean-Pierre Chevènement

Merci, Jean-Éric Schoettl.

Vous nous avez dressé le tableau de ce qu’il faudrait faire pour relever la République. À ceux qui verraient dans cette démarche un peu d’idéalisme je rappellerai qu’en 1957-58 nous désespérions de ce que devenait la IVe République. Or dans l’année suivante un grand élan avait soulevé la France et nous étions arrivés à redéfinir un certain nombre de grandes règles sur lesquelles les Français pouvaient se mettre d’accord. Donc ne désespérons pas du futur. C’est un modèle théorique qui peut inspirer l’action. Je reste persuadé qu’il faut trouver les voies du réalisme pour permettre à cette aspiration – que je ressens et que j’observe – à ce que l’État reprenne vigueur puisse se traduire dans la réalité.

Par quelles voies ?

Je donne la parole à Benjamin Morel pour éclairer le chemin.

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Le cahier imprimé du séminaire « Le retour de l’État, pour quoi faire ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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