L’État du XXIe siècle, quelques interrogations, quelques repères
Intervention de Marie-Françoise Bechtel, conseiller d’État (h), vice-présidente de la Fondation Res Publica, ancienne vice-présidente de la Commission des lois de l’Assemblée nationale, lors du séminaire « Le retour de l’État, pour quoi faire ? » du mardi 06 octobre 2020.
Vous avez souligné à quel point nous sommes à un moment historique, peut-être celui de la fin du délitement à la fois objectif et subjectif de l’État. Objectif parce que l’État a reçu les coups de boutoir de la mondialisation libérale, à la fois ordonnés et désordonnée. Subjectif parce que nos concitoyens ont intériorisé l’idée que l’État ne « valait » ou ne « pouvait » pas grand-chose, ce qui, selon les catégories de population, ne correspond pas à la même sensation.
Peut-être ne faut-il pas surestimer ce moment historique. Portée par la crise du coronavirus une tendance se dessine qui prédit que plus rien ne sera comme avant et annonce le retour de l’État. Cela ne me semble pas si évident. J’en veux pour preuve un souvenir anecdotique. Je siégeais au début des années 2000 au sein d’un comité d’experts d’ECOSOC à l’ONU. Le grand sujet était alors la crise argentine. Le thème qui parcourait les débats était la nécessité impérieuse du retour de l’État parce que c’était précisément le défaut d’État qui avait plongé l’Argentine dans cette crise. On se demandait notamment comment faire pour sortir du new public management (qui n’était pas encore à la mode en France car nous avons souvent un large temps de retard sur ce genre de modes). Ces interrogations datent du début des années 2000 (et suivaient de peu les crises russe et japonaise). C’est pourquoi je ne suis pas sûre que nous soyons à un moment historique marqué par le retour de l’État. Mais pour ma part je suis plus que prête à faire comme si !
« L’État, disait Georges Burdeau, personne ne l’a jamais vu »…Si je commence par ce qui pourrait passer pour une boutade – regrettant que le professeur Troper, ce grand disciple du grand Burdeau, ne puisse donner son sentiment sur le sujet – c’est que pour envisager l’État qui vient, celui du XXIe siècle, on ne peut s’abstraire totalement d’une pensée de l’État. Et c’est pourquoi je me félicite beaucoup de ce que le président de notre Fondation ait souhaité réunir ce soir d’éminents universitaires avec quelques praticiens de la chose publique.
Oui, il faut tenir les deux bouts de la chaîne, la pensée et l’action. Tout d’abord, sans une interrogation sur la nature même de l’État nous risquerions de nous condamner soit à l’aveuglement passéiste, soit à la fuite en avant vers un « monde d’après » plus incantatoire que probable.
Mais pour que cette interrogation soit féconde, encore faut-il qu’elle ait le souci du réel ; c’est toute la difficulté qu’il y a à ne pas ériger la nouveauté en guide absolu de la réflexion en jetant le passé aux orties sans pour autant glorifier vainement un passé qui nous a fuis. Si j’osais le mot, je dirais que c’est une dialectique du réel et du possible qui devrait apporter une vision de ce que peut être l’État au XXIe siècle.
Je n’aurais peut-être pas commencé ainsi mon propos si je n’avais écouté hier soir Marcel Gauchet dans une autre enceinte, parler de l’État en exposant une sorte double paradoxe : l’une des branches étant que la mondialisation a en réalité imposé l’État nation comme incontournable, l’autre étant que plus jamais on ne pourrait demander à l’État d’assumer des fonctions de gestion de l’économie ou de planification comme ce fut le cas avant que les Trente Glorieuses n’aboutissent – je cite toujours Marcel Gauchet – à détruire leur propre modèle.
Je ne voudrais pas lasser le public de Res Publica en abusant d’une citation que j’ai déjà à plusieurs reprises utilisée sur d’autres sujets. C’est une phrase de Jean-Paul Sartre qui disait en substance : « J’en étais venu à mesurer les mérites (ou la justesse) d’une idée au déplaisir qu’elle me causait. » Et bien l’idée qu’il faudrait à jamais dire adieu à l’État planificateur et ne plus voir dans l’État stratège que l’État plateforme assorti certes d’un État entrepreneurial mais se bornant à favoriser l’éclosion économique, cette vision, je l’avouerai, a causé en moi un vif déplaisir. Je me sens donc tenue de me demander jusqu’à quel point elle ne démolit pas avec justesse quelques certitudes qui me semblaient acquises.
J’essaierai ici de dépasser ce dilemme, d’abord en critiquant pour partie une vision qui me semble réductrice, ensuite en la rejoignant sur la nécessité de l’État stratège quitte à s’interroger sur son contenu à la fois possible du point de vue du réel et nécessaire du point de vue de l’intérêt général.
Je vois deux raisons pour critiquer une vision qui serait réductrice à l’excès de l’État et de son rôle moteur.
L’une est assez générale.
Comment dire « à jamais » – jamais nous ne reverrons l’État que nous avons connu – alors que nous sommes plongés dans l’histoire et même dans une histoire « chaude » pour reprendre la distinction de Claude Lévi-Strauss entre « sociétés froides » et « sociétés chaudes », celle de sociétés en mouvement, piaffantes même, où jamais peut-être l’invention humaine n’a plus rapidement modifié les comportements et davantage encore les guides et codes du comportement ; je pense bien sûr à l’effraction du numérique aujourd’hui, de l’intelligence artificielle peut-être demain, irriguant la société tout entière, modifiant les comportements consuméristes et économiques ainsi que les mentalités. Or l’État et l’histoire ont un lien tel que toute prédiction historique qui serait erronée retentirait nécessairement sur une pensée de l’État qu’elle fausserait. Les théories de la « fin de l’histoire » l’ont montré car ce sont elles qui ont fait long feu. C’est pourquoi, sans aller jusqu’à dire comme Hegel qu’il n’y a pas d’histoire sans État et que c’est la constitution même d’un État qui fait entrer un peuple dans l’histoire, le XXIe siècle nous a tout de même montré combien les mouvements d’émancipation nationale et populaire se sont fracassés sur ce manque d’une entité étatique.
Pas d’histoire sans État, or nous avons au moins appris que l’histoire n’est pas finie : il en résulte que l’État ne l’est pas davantage…
Mais pas d’histoire non plus sans nation et c’est là ma deuxième critique à une vision trop réductrice de l’État. En faisant de l’État le critère de l’historicité, Hegel lui-même a certainement quelque peu négligé l’élément national ce qui s’explique clairement par sa nationalité et son époque : la Prusse était un État mais la nation allemande en réalité n’existait pas. Hegel pense l’État, admirablement, mais pas l’État nation.
L’autre raison qui conduit donc à ne pas trop réduire la voilure de l’État est dans ce lien particulier entre l’État et la nation que nul ne conteste et surtout pas dans notre pays. Si je voulais parodier Hegel, je dirais que l’« élément national » est indissociable de la façon dont l’État fait l’histoire et la fait avec une contradiction fondatrice qui est la suivante : l’État peut être le jouet de forces historiques nous l’avons bien vu depuis trente ans, mais il reste finalement le moteur de l’histoire. Comment expliquer sinon le fait que jamais les forces économiques, si puissantes soient-elles, n’aient pu dominer le monde sans l’hégémon politique, celui de l’État nation le plus puissant, comme Jean-Pierre Chevènement l’a montré à propos de la première mondialisation sous égide britannique puis de la seconde sous égide américaine jusqu’à sa contestation par un autre grand État nation, la Chine ?
Cela dit, pour n’être pas hégémonique, une nation peut s’inscrire dans l’histoire et y laisser sa trace. C’est notamment la raison pour laquelle le génie national de chaque peuple européen ne trouve pas à s’inscrire dans un État fédéral ni même dans un ensemble doté des pouvoirs comme l’ensemble constitué par la Commission et le Conseil qui est au fond un appareil d’État sans État. Cet exemple montre bien que l’on peut singer l’État notamment en développant des règles bureaucratiques mais il manque alors l’essentiel qui est l’identité même d’un État reconnu par un peuple dans un cadre national.
S’agissant enfin de la France il serait tout particulièrement difficile de nier que l’universalité du message qu’elle a porté à l’extérieur n’aurait pu exister si ce message n’avait pas été le fait d’une nation citoyenne – c’est toute la différence entre la Déclaration des droits américaine et la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen. On ne saurait nier non plus le rôle du modèle républicain dans l’adhésion historique du peuple français à l’État. C’est pourquoi d’ailleurs – mais d’autres intervenants le diront probablement – s’il est une tâche indispensable pour l’État de demain c’est celle d’assurer la cohésion nationale.
Ce préambule m’a semblé nécessaire pour aborder schématiquement ce que pourraient être les grands défis de l’État au XXIe siècle.
1/ L’État et le temps
1. Il est vain de croire que l’action de l’État puisse se développer hors d’un cadre institutionnel permettant le temps long, celui qui est nécessaire à la vision du chef de l’État. Je ne veux pas redire ici ce que j’ai dit maintes fois mais l’erreur que fut le quinquennat avec inversion des élections doit être impérativement rattrapée. La bonne réforme constitutionnelle n’est pas celle qui bricole de la participation citoyenne mais celle qui rend une voix au politique.
2. Cette même récupération du temps long devrait me semble-t-il conduire à réinventer une planification prévisionnelle, souple, accompagnant les entreprises là où c’est nécessaire avec les instruments adéquats – Trésor, banques de développement – car comme le disait un jour Jacques Fournier, « le marché est myope ». Il faut donc une longue vue. Mais aussi rendre la main à l’État sur des secteurs sensibles en lui permettant d’anticiper les besoins. La pandémie l’a montré en matière sanitaire mais le besoin existe en d’autres domaines intimement liés au bien-être des citoyens et à l’indépendance de notre pays comme la fourniture énergétique. Sur le modèle de la défense nationale, des lois de programme seraient appropriées et une révision de la règle de l’annualité budgétaire bienvenue, au moins dans certains secteurs.
2/ L’État et l’espace. Il s’agit ici de la gestion de son espace intérieur d’une part, de son rapport à l’extérieur d’autre part.
1. Je n’insiste pas sur la dimension territoriale. Benjamin Morel a excellemment montré, notamment dans une contribution publiée sur le site de la Fondation [1], les dangers du projet dit « 3D » (décentralisation, différenciation et déconcentration), notamment de la différenciation. Je dirai seulement que ce qui frappe dans les actuels projets est la pauvreté des objectifs : il s’agit de différencier pour différencier. Cela n’est pas sans me rappeler la réforme régionale voulue par François Hollande dont le seul objectif – si l’on met à part la recherche d’économies qui n’ont jamais eu lieu, au contraire – était de réformer pour réformer. La question territoriale devrait avoir pour objectif premier – et c’est le meilleur moyen de répondre à la « différenciation » – le développement de l’activité des services de l’État sur les territoires. Un préfet en exercice me confiait récemment être dépourvu des moyens de mener décemment ses missions alors s’il s’agit de les renforcer, ce que je crois nécessaire. Ce sont bien des moyens de l’État qu’il faut remettre sur les territoires. Rendre aux préfets des moyens aujourd’hui réduits à l’os est le meilleur moyen de lutter, par une comparaison qui n’échappera pas à nos concitoyens, contre la différenciation porteuse évidente d’inégalités. Ce point est très important car, en complément de la révision constitutionnelle évoquée plus haut, il faudrait inclure une autre réforme inscrivant dans la Constitution les principes d’égalité et de continuité des services publics. Ce serait le meilleur moyen de rendre au citoyen une vraie confiance dans l’action publique.
2. Autre aspect de l’action de l’État dans l’espace : sa politique extérieure.
Outre les besoins d’une diplomatie indépendante, seul cas dans lequel un pays a plus besoin d’une voix forte et crédible que de moyens spécifiques (sauf en ce qui concerne la francophonie, enjeu très important pour notre avenir), il faudrait s’atteler à donner chair à l’indépendance. Au moins avons-nous quelque peu progressé sur cette question de la « souveraineté européenne » – à laquelle nous avions consacré un colloque [2] – puisque, apparemment le discours officiel se concentre aujourd’hui sur la notion beaucoup plus juste d’« indépendance européenne » . Il faut impulser, comme seul un grand État peut le faire, une négociation secteur par secteur, aéronautique, spatial, numérique, IA, sur lesquels nous avons pris du retard sur les États-Unis (Marcel Gauchet le disait devant les auditeurs de l’IRSP en soulignant l’abîme qui nous sépare des États-Unis, lesquels, grâce à l’effort militaire, ont conduit des actions qui nous ont peut-être définitivement laissés à distance).
La France peut ainsi proposer des alliances entre ce que l’on pourrait nommer des actions coopératives en Europe dans les secteurs réunissant, sur le modèle d’Ariane, les États volontaires, par hypothèse les plus puissants. « NCE » (nations coopératives d’Europe) serait un bon sigle pour de telles actions qui, portant donc sur l’espace, la recherche dans les domaines de pointe et les technologies notamment numériques, se situeraient à côté et en dehors des Traités qui corsettent aujourd’hui les initiatives.
3. Une dernière remarque nous ramène au champ intérieur de l’action étatique mais sur l’ensemble de l’espace national cette fois. Prévoir les besoins et organiser en conséquence les actions nécessaires ne relève sans doute plus aujourd’hui de la même fonction qui était celle du Plan après 1945. Mais cela ne veut pas dire que ces deux impératifs ne puissent trouver les outils appropriés. Nous verrons si le nouveau Commissariat au Plan jouera le rôle prospectif qui semble lui être dévolu. Mais il restera dans le meilleur des cas à mettre en œuvre des actions de long terme. Pourquoi ne pas définir un « cadre prévisionnel » dans lequel les entreprises et le gouvernement s’engageraient dans un dispositif où l’État soutiendrait les efforts faits en faveur de l’indépendance nationale dans les secteurs névralgique et/ou de pointe ? L’État pourrait peut-être garantir les fonds propres des entreprises appelées à la performance. J’ai noté que c’était un point d’accord entre de nombreux analystes de tous bords.
3/ Enfin l’État et la société
Le temps est loin où la légitimité de l’État – je reviens à Hegel – était dans le dépassement de la société civile. Cette dernière semble au contraire prospérer sur les décombres de la loi souveraine, de l’intérêt général. Je n’insiste pas sur le délabrement du consensus national, les trous dans la cohésion sociale, la sécession des élites, la judiciarisation de l’action publique et la montée de droits individuels qui ont perdu la boussole de l’intérêt général. Je ne sais pas si l’on peut lutter efficacement contre cela mais je crois que c’est à l’État de le faire. Là c’est une vision claire des choses qui lui est demandée. Orienter l’école par la boussole républicaine, l’école jusqu’à la formation professionnelle, revoir la politique territoriale (comme proposé ci-dessus) avec une distribution équitable de services publics soustraits à la loi européenne mais aussi le rééquilibrage du logement, souvent entrepris, jamais achevé et pourtant plus que jamais une priorité. Toutes ces réformes sont les éléments clé de la reconstitution de l’ascenseur social.
Tout cela rendra-t-il l’État plus acceptable aux yeux de la majorité de nos concitoyens sans le soutien desquels rien n’est possible ? Il faudrait pour cela mettre fin à la confusion entre État et gouvernement et par conséquent soustraire l’État à la pression qui s’exerce à court terme sur l’exécutif. J’en reviens donc pour finir à l’idée prioritaire d’une révision constitutionnelle qui donnerait présence et légitimité aux besoins de l’État en tant que besoins des citoyens. Mais cette révision n’aurait en réalité de sens que portée par une vraie volonté de réinscrire l’action publique dans le long terme. Nos concitoyens doivent sentir que ni nos engagements européens les plus coercitifs ni le règne du management ni la démission de l’autorité (dont je n’ai, et je le regrette, plus le temps de parler) ne peuvent résister à cela.
Voilà les pistes que j’ai voulu essayer de tracer. Elles ne sont ni tout à fait assez concrètes ni, peut-être, tout à fait assez justifiées mais au stade où nous en sommes et compte tenu de ce que je disais en commençant, je crois que dans la zone d’incertitude où nous restons encore, nous pouvons essayer de nous raccrocher tout de même à quelques perspectives et si possible à quelques propositions d’avenir.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Marie-Françoise Bechtel, pour cet exposé brillant et ces pistes qui méritent en effet d’être explorées jusqu’au bout. Mais vous les avez dégagées avec suffisamment de force.
Je me tourne maintenant vers Jean-Éric Schoettl.
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[1] Benjamin Morel, « Le droit à la différenciation, les dangers d’une révision constitutionnelle », Fondation Res Publica, 2019.
[2] « La souveraineté européenne, qu’est-ce à dire ? », colloque organisé par la Fondation Res Publica, le 16 avril 2019.
Le cahier imprimé du séminaire « Le retour de l’État, pour quoi faire ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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