Introduction

Intervention de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, lors du séminaire « Le retour de l’État, pour quoi faire ? » du mardi 06 octobre 2020.

Mesdames,
Messieurs,
Chers amis,

« Le retour de l’État ».

Décidée avant l’épidémie de Covid, notre réunion sur ce thème a été retardée, ce qui a donné lieu à de nombreux échanges de vue entre les intervenants. Nous ne sommes pas au bout de ce processus dialectique d’approfondissement de la question de l’État. Au départ je voulais revenir sur la théorie de l’État. En même temps l’actualité s’est emparée de ce sujet.

L’État pour quoi faire ? Que signifie le retour de l’État ?

Hier, avec Marcel Gauchet, qui intervenait devant l’IRSP (Institut républicain du service public) que préside Marie-Françoise Bechtel, le retour de l’État est apparu comme étant la grande affaire. Le retour de l’État, dans les années et peut-être les décennies qui viennent, peut en effet constituer un programme pour les nouvelles générations, si on veut bien se rappeler que l’État ce n’est pas seulement la garantie de la sécurité des citoyens, selon Hobbes, mais que c’est aussi la garantie de l’État républicain, l’État des citoyens. C’est l’État de Spinoza, de Rousseau. C’est un outil de justice et d’émancipation. C’est comme tel qu’il avait été vécu et que nous le vivions encore dans l’atmosphère des années 1960 tardives et des années 1970, dans les effluves du programme du Conseil national de la Résistance, quand la légitimité de l’État, refondé à la Libération, ne faisait guère de doute.

C’est à la fin des années 1970 que l’idée d’État fut l’objet d’attaques convergentes venant à la fois des libéraux, des néolibéraux, des libertariens… mais aussi de la tradition marxiste revue par le trotskisme. C’était aussi l’époque où les prophètes d’un nouveau management public occupaient le devant de la scène. De grands professeurs théorisaient la nécessité de réduire le champ de l’État et de revenir sur les formes envahissantes qu’il avait prises. Michel Crozier était alors l’un des maîtres à penser de cette doxa universitaire. Ces idées imprégnaient l’époque. La « deuxième gauche » était venue dans les années 1970 apporter de l’eau au moulin de cette mode.

Avec l’élection de Mme Thatcher en Grande-Bretagne et de M. Reagan aux États-Unis, ce fut le grand retour de Hayek, de Milton Friedmann, des « Chicago Boys » [1]. Si on veut bien situer le problème dans le temps, il faut essayer de comprendre comment le néolibéralisme s’est installé dans le paysage.

Avant de donner la parole aux intervenants je voudrais les présenter.

Vous connaissez Marie-Françoise Bechtel, conseiller d’État honoraire, vice-présidente de la Fondation Res Publica, présidente de l’IRSP.

Jean-Éric Schoettl, conseiller d’État honoraire, secrétaire général du Conseil constitutionnel (1997-2007) est membre du Conseil scientifique de notre fondation. Nous l’écoutons toujours avec beaucoup d’intérêt.

Benjamin Morel est maître de conférences à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas, auteur de Le Sénat et sa légitimité (Prix de thèse du Sénat 2017, Dalloz, 2018). Il appartient au Conseil scientifique de la Fondation Res Publica.

Thomas Branthôme, docteur en droit, maître de conférences en Histoire du droit et des idées politiques à Paris V (Paris-Descartes), auteur (avec Jacques de Saint-Victor) de Histoire de la République en France (Economica, 2018), est également membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica.

Enfin, David Djaïz, ancien élève de l’ENS, est l’auteur de Slow Démocratie (Allary, 2019) et lui aussi membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica.

Nous n’entendrons malheureusement pas Michel Troper, professeur émérite en droit public de l’université Paris-Nanterre et auteur d’un maître-livre : Pour une théorie juridique de l’État (PUF, 2015). Celui-ci, empêché, nous a cependant fait parvenir une contribution riche de suggestions.

Nous avons ouvert ce chantier de l’État parce que nous avons le sentiment que le balancier est en train de repartir dans l’autre sens, cela pour des raisons multiples.

Les dégâts du néolibéralisme sont incontestables sur le plan de la régulation sociale (en témoigne la crise des gilets jaunes) comme sur le plan de la crise sanitaire qui a mis en évidence les dépendances dont nous souffrons. Nous assistons à la fracturation de notre société qui va de pair avec la fracturation du monde. L’émergence d’un pôle constitué par la Chine représente un élément de déséquilibre dans l’ordre international, à telle enseigne que c’est par rapport à l’axe américano-chinois que nous avons commencé de réfléchir, notamment, il y a plus d’un an, dans un colloque intitulé « Quelle recomposition géopolitique du capitalisme ? »[2]. Les événements sont ensuite venus conforter notre thèse.

On ne peut pas séparer l’installation du néolibéralisme de la mutation du système hégémonique américain à partir du début des années 1970. L’hégémonie américaine était sortie tout armée de la Seconde guerre mondiale mais elle ne pouvait plus se perpétuer sous la même forme. La décision marquante est prise par le président Nixon lorsqu’il suspend la convertibilité or du dollar. De là vont découler un certain nombre de dispositifs, dont les accords de la Jamaïque qui consacrent le flottement des monnaies théoriquement autour du DTS (droit de tirage spécial, panier de devises créé pour remplacer l’or monétaire dans les grandes transactions internationales). En réalité c’est le dollar qui sera consacré comme monnaie mondiale.

Dans les mêmes années des chocs majeurs interviennent dans l’ordre international. Les deux chocs pétroliers, 1973 : la guerre du Kippour, 1979 : l’arrivée au pouvoir de l’ayatollah Khomeiny. C’est en même temps une réorganisation du monde sur le plan économique. Le grippage du système sera surmonté à travers une politique vigoureuse de hausse des taux d’intérêt administrée par la Federal Reserve Board sous l’impulsion de son président, Paul Volcker, qui va créer les conditions d’un rééquilibrage du partage du revenu au bénéfice des profits à travers la recréation d’un volant de chômage dans les pays industrialisés. Tout cela prendra quelques années. Mais les choses apparaîtront clairement quand Mme Thatcher et M. Reagan viendront au pouvoir.

Il y a l’aspect politique des choses. Cette décennie va aboutir à une nouvelle donne mondiale avec l’implosion de l’URSS. Le néolibéralisme s’installe parallèlement avec la politique de libéralisation des échanges poursuivie par les États-Unis. En Europe, l’Acte unique, grand acte de dérégulation, supprime tous les obstacles aux échanges de biens, de services, de capitaux et de personnes en Europe, jusqu’au traité de Maastricht dont certains – tel Olivier Beaud dans un livre intitulé La puissance de l’État (PUF, 1994) – soutiennent qu’à travers le transfert de la souveraineté monétaire et de la souveraineté en matière de droit de circulation des personnes, il a été l’équivalent d’un changement de constitution. Sauf qu’il n’a pas été présenté comme tel et que c’est sur la base de l’article 89 qu’on a soumis le Traité de Maastricht – et non pas l’autorisation de déroger à la Constitution – au référendum qui a été positif à 51% contre 49%. Mais juridiquement et politiquement cela a ouvert une nouvelle période, avec cette modification importante de la politique monétaire qu’a marquée l’arrivée de M. Draghi à la tête de la BCE et le lancement d’une politique accommodante en matière de création monétaire à partir de 2012 mais surtout de 2015. 22 à 23 ans se sont écoulés entre le traité de Maastricht et des politiques monétaires accommodantes qui ont permis de sauver – provisoirement – le système de l’euro.

Je pense que si on ne lie pas la critique de l’État que nous avons vécue de manière lancinante pendant 30 ou 40 ans et l’instauration du néolibéralisme en Europe et dans le monde on prend le risque de ne pas bien comprendre ce qui s’est passé.

Pour moi, la restauration de l’État est dictée par les dégâts qu’a commis le néolibéralisme sur les plans économique, social et géopolitique. La situation à laquelle nous sommes arrivés n’est pas tenable dans la durée. Nous avons besoin de recréer l’État. Peut-être pas le même État. Je veux bien que l’on discute sur le fait de savoir si l’État que nous avons connu à l’époque du « welfare state » était aussi plein de défauts que, sous une indéniable pression idéologique, on le décrit aujourd’hui. Il avait ses défauts et ses qualités. Aujourd’hui nous avons besoin de reconstruire un État qui tienne compte de ce qu’est l’état de l’économie mondiale. Nous ne sommes plus à l’époque du « welfare state » et de l’économie keynésienne. La régulation financière du capitalisme telle qu’elle s’est exercée aboutit à des impasses qui sont assez visibles et la remise en cause de ce modèle néolibéral est le fait de ses tenants eux-mêmes. Il est tout à fait frappant de voir que ce sont les pays anglo-saxons avec des dirigeants conservateurs, M. Trump et M. Johnson, qui remettent en cause les règles du jeu qui étaient celles du néolibéralisme.

Il faut répondre aux questions qui nous sont posées du point de vue des dépendances que nous avons laissées se créer. C’est vrai généralement de l’Europe mais surtout de la France.

Allons-nous laisser l’avenir aux États-Unis et à la Chine ? La rivalité de ces deux hégémons va-t-elle modeler le monde de demain ?

Ou serons-nous capables de reconstruire l’État, simplement pour être libres, pour revenir au dessein émancipateur qui est celui de l’État républicain ? Est-ce possible ? Comment le faire à partir de l’État national qui, s’il en a délégué quelques-unes, a conservé quand même beaucoup d’attributions, et à partir d’initiatives qui restent à prendre ? Souvenons-nous du sommet de Lisbonne, en 2000, censé faire de l’Europe « l’économie de connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » en dix ans ! Tout cela, avec le recul, prend un air quelque peu dérisoire.

Comment repenser l’État en articulant le niveau national, les collectivités subordonnées et le niveau européen ? J’entends par « niveau européen » à la fois l’Union européenne, la zone euro mais également une coopération à géométrie variable, par exemple avec la Grande-Bretagne ou avec la Russie.

Je terminerai par « guerre et paix », le critère de nécessité d’un État.

Comment pouvons-nous préserver la paix en Europe ? Comment la tension que nous voyons se développer entre les États-Unis et la Chine se manifestera-t-elle dans les dix ou vingt années qui viennent ?

Je suis de ceux qui croient que nous ne sommes pas à l’abri d’un nouveau conflit mondial dont je ne connais ni la forme qu’il prendra, ni l’endroit précis où il pourra éclater. Si les armes nucléaires sont un ralentisseur des conflits, elles ne nous mettent pas totalement à l’abri d’un tel conflit qui peut prendre la forme d’incidents en mer de Chine, qui peut éclater au Moyen-Orient ou dans l’Océan indien… D’autre part nous savons que des armes nucléaires de faible puissance ont été mises au point et peuvent entraîner un conflit dont la nature ne sera peut-être pas cataclysmique dans l’immédiat mais constituera quand même quelque chose de radicalement nouveau.

Je rappellerai le discours du général de Gaulle justifiant la dissuasion nucléaire en 1959 à l’École militaire de Saint-Cyr [3]. Cette arme, avait-il dit, a pour but de faire en sorte que nous ne soyons entraînés dans un conflit que pour la défense de nos intérêts vitaux et surtout pour que nous ne soyons pas entraînés dans un conflit qui ne serait pas le nôtre.

Ne pas être entraînés dans un conflit qui ne soit pas le nôtre, voilà un objectif qui pourrait avoir un certain intérêt du point de vue des Européens. Je n’ai pas besoin de disserter longtemps sur l’Allemagne. C’est un pays pacifique et même pacifiste pour une partie importante de son opinion publique. La dissuasion française a une vocation essentiellement défensive. Cette « arme de non-emploi » a pour but de préserver la paix. Le déséquilibre en Europe peut apparaître par rapport à la Russie. Je crois que la Russie aujourd’hui n’est plus l’URSS d’il y a trente ans, par sa population, par ses moyens. Néanmoins il n’y a pas de paix concevable qui ne soit sous-tendue par des équilibres militaires, ça n’existe pas ! Donc la dissuasion française a un rôle très important de stabilisateur au niveau européen.

J’ai évoqué cet aspect militaire mais il faudrait certainement parler du numérique. C’est un point très important. Les Européens sont-ils capables de prendre place au niveau des grandes plateformes numériques américaines ou chinoises ? Ou l’Europe est-elle définitivement réduite à l’impuissance ?

Donc l’État, pour quoi faire ?

D’abord pour maintenir l’Europe en paix et pour faire de l’Europe un acteur des relations internationales entre les États-Unis et la Chine au XXIe siècle.

Ceci est la condition du reste.

Je donne la parole à Mme Marie-Françoise Bechtel.

—–

[1] Les « Chicago Boys » étaient un groupe d’étudiants chiliens, pour la plupart issus de l’Université catholique du Chili, qui aidèrent à réformer l’économie chilienne dans la ligne intellectuelle de l’Université de Chicago avec laquelle leur établissement avait noué des accords d’échange depuis 1956. Ils avaient donc eu l’occasion de suivre l’enseignement de Friedman et d’Arnold Harberger. (NDLR)
[2] « Quelle recomposition géopolitique du capitalisme ? », colloque organisé par la Fondation Res Publica, le 5 novembre 2019.
[3] Le 3 novembre 1959, le général de Gaulle, président de la République française, prononce devant les élèves de l’École militaire de Saint-Cyr un discours dans lequel il insiste sur la nécessité pour la France de conserver le contrôle absolu de sa défense nationale. (NDLR)

Le cahier imprimé du séminaire « Le retour de l’État, pour quoi faire ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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