Assiste-t-on à une renaissance des classes populaires ?

Note de lecture de l’ouvrage de Christophe Guilluy, Le temps des gens ordinaires (Flammarion, 2020), par Joachim Le Floch-Imad, directeur de la Fondation Res Publica.

Reprenant le concept de « gens ordinaires » cher à George Orwell, Christophe Guilluy poursuit sa réflexion sur les fractures de la société française. Il décrit l’émergence et l’autonomisation d’un bloc populaire majoritaire structuré par un désenchantement à l’égard du modèle globalisé et multiculturel.

Aux Trente Glorieuses, période de forte croissance et de relative domestication du capitalisme, a succédé un processus de marginalisation économique et culturelle des classes populaires. Analysant les conséquences de l’avènement du néolibéralisme, conjugué à des mutations technologiques rapides et au triomphe d’une nouvelle division internationale du travail, Christophe Guilluy évoque « le plus grand plan social de l’Histoire », à coups de précarisation, de désindustrialisation, de délocalisations et de chômage de masse. La ruralité et les petites et moyennes villes françaises en ont été les premières victimes, comme l’illustre la carte de France de l’indice de fragilité sociale des communes [1], cet indicateur élaboré par le géographe à partir de onze critères (la part des ouvriers dans la population active, la part des employés et ouvriers dans la population active, l’évolution de la part des ouvriers et employés dans la population active, le revenu disponible médian des 60 ans et +, le taux de chômage, la part des actifs en temps partiel, la part des actifs en emploi précaire, la part des plus de 15 ans non diplômés, le revenu disponible médian des ménages, la part des propriétaires occupants sous seuil de pauvreté, la part des locataires du parc privé sous seuil de pauvreté).

Dans le même temps, les classes populaires ont perdu leur statut de référent culturel. Auparavant prescriptrice, enrichie par le travail remarquable de syndicats et de partis politiques comme le Parti communiste et magnifiée par des réalisateurs comme Jean Renoir, Marcel Carné ou Julien Duvivier, la culture populaire s’est retrouvée cantonnée aux marges de la société, au point de devenir une « sous-culture inquiétante », méprisée par les vainqueurs de la mondialisation et par des minorités acquises à l’idéologie libérale-libertaire.

Ce déclassement économique et culturel a enfin été aggravé par une relégation politique. Les partis de gouvernement qui avaient auparavant à cœur de défendre les intérêts des classes populaires s’en sont progressivement détournés, à gauche au nom d’un ralliement à la mondialisation au prétexte de l’idéologie européiste et d’une vision sociétaliste de l’avenir, à droite au nom d’une vision gestionnaire de l’économie et du dogmatisme néolibéral. Délaissées par les partis traditionnels et les élites anciennement industrialistes et confrontées à une détérioration de leurs conditions matérielles d’existence, les classes populaires n’ont eu d’autre choix que de basculer dans le vote pour le Rassemblement national (auparavant le Front national) ou dans l’abstention, alimentant ainsi la crise de la démocratie sur laquelle tant d’éditorialistes et d’universitaires se plaisent à disserter.

Ce constat, nourri par de nombreux exemples, s’inscrit dans la longue lignée des ouvrages de Christophe Guilluy qui, depuis Fractures françaises, met en évidence la persistance d’une conflictualité sociale que l’idéologie libérale s’efforce de dissimuler. L’originalité du Temps des gens ordinaires n’est pas là. Elle réside dans le constat, plutôt optimiste, que propose l’auteur d’un basculement des classes populaires dans la résistance. Refusant la place subalterne à laquelle la recomposition du capitalisme et l’idéologie dominante les assignent, celles-ci passent aujourd’hui de l’ombre à la lumière.

Cette résistance est d’abord pratique et va bien au-delà de ce qu’il convient d’appeler le populisme. Bien qu’il ait débouché sur un échec politique, le mouvement des gilets jaunes a par exemple fait entendre les exigences et le cri de détresse des couches populaires dont beaucoup avaient préféré oublier l’existence. Quelques mois plus tard, à l’heure du premier confinement et du passage de la grande majorité des Français en télétravail, ces mêmes gens ordinaires, qu’ils soient aides-soignants, caissiers, livreurs, éboueurs ou encore chauffeurs routiers, ont dû assumer presque seuls le principe de réalité et faire tourner ce qu’il convenait alors d’appeler « l’économie de guerre ». Nullement naïf sur le processus d’héroïsation dont ils ont pu faire l’objet (« L’héroïsation est une manière de garder la main, de continuer à objectiver les plus modestes mais certainement pas une façon de leur laisser la place. »), Christophe Guilluy observe que les classes populaires, et ce pour la première fois depuis des décennies, occupent désormais une large place de l’espace médiatique.

Cette visibilité nouvelle va de pair avec une renaissance culturelle. Négligées voire vilipendées par le monde de la culture depuis les années 1980, les classes populaires sont de nouveau des sujets de premier plan de la création artistique, en témoigne la multiplication des œuvres qui contestent les représentations dominantes du peuple. Pour étayer son propos, Christophe Guilluy cite de nombreux exemples issus aussi bien de la scène artistique française (le prix Goncourt attribué à Nicolas Matthieu, la descendance littéraire d’Annie Ernaux, etc.) qu’anglo-saxonne (le succès des films de Ken Loach, le phénomène autour du roman Hillbilly Elegy de J. D. Vance, les romans populistes de John King, etc.). On peut néanmoins s’interroger sur leur portée réelle. Ces œuvres ont rencontré un succès indéniable mais sans commune mesure avec celui d’œuvres invitant par exemple à jeter un regard nouveau sur les banlieues. Pensons par exemple à la notoriété immense de certains rappeurs ou à des phénomènes de société cinématographiques, à l’image de La haine de Mathieu Kassovitz ou, dans une moindre mesure aujourd’hui, Les misérables de Ladj Ly, prix du jury 2019 du Festival de Cannes.

En outre, les classes populaires tendent, aux yeux du géographe, à ne plus jouer sur le terrain du pouvoir et à s’autonomiser. Refusant « les faux débats sous contrôle » et « le piège de la récupération politique et syndicale », elles se recomposent autour des valeurs traditionnelles (besoin d’ancrages, attachement aux solidarités organiques, refus du progressisme diversitaire, etc.) et d’un diagnostic commun : l’échec de la globalisation, de la métropolisation et du multiculturalisme. Avant tout pragmatique, la France périphérique a tourné le dos à l’idée de révolution et aux grands récits ayant structuré le XXe siècle. Seule la préservation de l’essentiel lui importe dorénavant : « un niveau de vie, un niveau de protection sociale, mais aussi un environnement culturel qui favorise le bien commun ».

Consacrant de nombreuses pages aux enjeux migratoires et démographiques, Christophe Guilluy explique que la question identitaire s’avère fondamentale dans les milieux populaires, à la faveur notamment de l’ethnicisation des débats sociaux. En première ligne face à la crise de l’intégration, ceux-ci font le constat des tensions auxquelles conduit nécessairement « la société multiculturelle à 1000 euros par mois ». Loin des procès en repli sur soi et en xénophobie, le géographe rappelle cependant que l’hostilité des classes populaires au multiculturalisme et à l’immigration non-contrôlée ne découle pas d’un racisme renaissant mais bien d’un attachement à un mode de vie et à une culture façonnés par l’histoire : « Ce que les élites feignent de définir comme du racisme n’est en réalité que la volonté des plus modestes de vivre dans un environnement où leurs valeurs restent des références majoritaires. » Christophe Guilluy évite néanmoins, à raison, l’écueil consistant à accorder la primauté à la question identitaire sur la question sociale : « S’il partage ses valeurs et sa langue, un ouvrier européen se sentira toujours plus proche d’un ouvrier d’origine maghrébine ou africaine que d’un bobo parisien blanc. »

Cette renaissance des classes populaires s’accompagne d’un inévitable effondrement culturel et idéologique du monde d’en haut. Les gens ordinaires ne sont plus dupes sur l’écologisme, l’antiracisme et l’antifascisme de façade de celui-ci, comme l’exprime Guilluy par la formule lapidaire suivante : « La lessiveuse idéologique ne fonctionne plus. » Ces discours bienveillants peinent selon lui à dissimuler la réalité de la lutte des classes et le refus de la diversité sociale d’une large partie des élites, en témoigne par exemple l’inquiétante homogénéisation des métropoles que souligne Guilluy : « Pourtant bastions de la « société ouverte », les métropoles sont des lieux de ségrégation territoriale et d’exclusion sociale radicale des classes populaires. »

Conscientes de cette hypocrisie, les classes populaires contestent désormais avec virulence l’idéologie dite progressiste. Si celle-ci demeure hégémonique au sein du bloc élitaire, elle s’avère selon le géographe à bout de souffle, en témoigne par exemple la perte brutale d’attractivité des grandes villes, exprimée par des données très révélatrices compilées dans l’ouvrage. Christophe Guilluy rappelle par exemple que 600 000 à 800 000 personnes quittent les grandes villes françaises chaque année et que seuls 13% des Français vivant dans les espaces métropolitains désirent continuer à y résider. Lassés par l’hypermobilité propre aux métropoles et rêvant de « décélération », ceux-ci devraient à terme être amenés à renouer avec la sédentarité inhérente à la France périphérique (si l’on passe outre les mobilités contraintes liées à l’activité professionnelle). Comme l’écrit Christophe Guilluy, la mobilité, géographique comme sociale, pour tous est en effet un mythe. En 2016, 65 % des Français vivaient par exemple dans la région où ils sont nés, tandis que « les chances d’ascension sociale des individus d’origine populaire (soit les enfants d’ouvriers et d’employés) varient du simple au double selon les territoires de naissance. N’en déplaise aux thuriféraires du nomadisme, cette sédentarisation ne devrait faire que progresser du fait des grandes dynamiques anthropologiques caractéristiques de notre temps (augmentation de l’espérance de vie, vieillissement de la population en Occident, ralentissement de la croissance démographique mondiale, raréfaction des ressources, etc.).

Cet essoufflement du modèle néolibéral et de la métropolisation dissimule une crise beaucoup plus profonde. Christophe Guilluy juge qu’il ne faut pas seulement adapter marginalement le modèle à l’origine de la désindustrialisation – ce même modèle qui fait que pour la première fois de l’histoire, les gens ordinaires sont contraints de vivre sur les territoires qui créent le moins d’emplois – mais bien le transformer radicalement, ce qui implique un volontarisme politique accru, un changement de cap économique et une capacité à planifier que notre classe dirigeante a laissé en déshérence depuis des décennies.

Christophe Guilluy relève que les territoires périphériques demeurent les « heartlands » des démocraties occidentales et que la mécanique des gens ordinaires correspond non pas à une « entrave » mais au « mouvement du monde ». Au-delà de ce constat fort intéressant, il serait néanmoins nécessaire de poursuivre la réflexion sur les implications pratiques du changement de modèle que le géographe appelle de ses vœux (quid de l’articulation entre une élite responsable et des classes populaires exprimant une légitime demande de protection ?) et de réfléchir aux politiques ambitieuses qu’un bloc républicain devrait mettre en œuvre pour réorienter notre modèle économique vers un horizon souhaitable. [2]

Alors que la crise du coronavirus a mis en lumière nombre de nos dépendances et de nos faiblesses, contribuant ainsi à réhabiliter des notions depuis longtemps ostracisées dans le débat public, à l’instar de la souveraineté, de l’autonomie stratégique ou des frontières, ce travail intellectuel s’avère plus impératif que jamais.

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[1] Carte de l’indice de fragilité des communes françaises (Données INSEE), p.97
[2] Voir le colloque organisé par la Fondation Res Publica « Quelle recomposition du paysage politique pour la France ? », 3 décembre 2019

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