L’identité constitutionnelle, une invention allemande ?

Intervention de Serge Sur, professeur émérite de droit public à l’Université Panthéon-Assas, rédacteur en chef de la revue Questions internationales, lors du séminaire « De l’arrêt du 5 mai du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe à la relance budgétaire et monétaire : les chemins d’un leadership européen ? » du mardi 22 septembre 2020.

Il se trouve que je connais le professeur Kerber depuis quelques années. Nous dialoguons très fréquemment et, même si nous sommes souvent en désaccord, j’ai la plus grande estime pour ses positions et analyses. Je ne le suivrai pas sur le terrain technique qui a été le sien. Je vais plutôt faire trois séries d’observations rapides sur un plan plus général.

1. – La première observation concerne le contrôle des actes dérivés de l’Union européenne [1], question classique qui reçoit des solutions différentes selon les États membres de l’Union européenne. On voit ce qu’il en est en Allemagne depuis le premier arrêt « Solange » (CJCE, 18 octobre 1974). Il reconnaît le droit de la Cour constitutionnelle de contrôler les actes communautaires dérivés. C’est une solution qui me semble relever du droit constitutionnel dans son principe même. Aucune norme, quelle que soit son origine, ne saurait être appliquée dans un pays donné si elle n’est pas conforme à la constitution. Celle-ci est le fondement et la limite de l’ensemble de l’ordre juridique national comme de l’État de droit.

Les normes européennes et communautaires doivent donc être conformes à l’identité constitutionnelle de l’État. Au passage, l’identité constitutionnelle n’est pas une invention allemande : on la trouve mentionnée dans un article français très intéressant dû à Olivier B. Dord, paru en 1998 dans les Cahiers du Conseil constitutionnel [2], qui porte précisément sur le contrôle des actes dérivés de l’Union européenne, et dans lequel il emploie cette expression : « identité constitutionnelle ». Pour la France, cette identité constitutionnelle, c’est la souveraineté nationale, précisée par le Conseil constitutionnel à plusieurs reprises. Je ne citerai que deux décisions.

L’une remonte au 30 décembre 1976. Elle énonce notamment que : « La souveraineté définie à l’article 3 de la Constitution de la République française [3], tant dans son fondement que dans son exercice, ne peut être que nationale. » Elle ajoute que : « Aucune disposition de nature constitutionnelle n’autorise les transferts de tout ou partie de la souveraineté nationale à quelque organisation internationale que ce soit », formule tout à fait juste, importante et claire, qui signifie qu’on ne peut pas transférer de souveraineté. La notion de « transfert de souveraineté » n’a dans son principe même aucun sens. La souveraineté est ou n’est pas. Elle est une et indivisible comme la République elle-même. En revanche, on peut transférer des compétences. C’est ce qui est fait dans le cadre de l’Union européenne : les États membres exercent en commun des compétences, ce qui n’est pas du tout la même chose que la souveraineté, comme le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de le rappeler. Cette identité, celle de la souveraineté nationale, inclut notamment l’indivisibilité de la République.

Une autre décision, du 22 mai 1985, précise le contenu de la souveraineté tel qu’elle doit être entendue. Elle comporte : « le devoir pour l’État d’assurer le respect des institutions de la République, la continuité de la vie de la Nation et les droits et libertés des citoyens ». Mais voilà que s’introduit une différence fondamentale entre l’Allemagne et la France, différence à l’avantage de l’Allemagne. C’est qu’après avoir ainsi rappelé la supériorité et l’intangibilité de la souveraineté, composante de l’identité constitutionnelle de la France, le Conseil constitutionnel n’exerce plus aucun contrôle sur les actes dérivés. Il existe un contrôle préventif sur les traités eux-mêmes, préalable à l’autorisation de les ratifier ou de les approuver, qui permet d’assurer leur conformité à la Constitution. Prévu par l’article 54, il appelle à modifier le cas échéant la Constitution afin de la rendre compatible avec les traités en cause.

Ce contrôle a été employé à plusieurs reprises, par exemple avant la ratification du traité de Maastricht, dont on sait qu’elle a été subordonnée à un référendum. Il est également intervenu sur le plan international et non seulement communautaire, lors de la création de la Cour Pénale Internationale par le Statut de Rome en 1998. Ce Statut conduit à une solution un peu étrange, selon laquelle le président de la République bénéficie en droit français d’une immunité pénale mais peut être poursuivi pour crime international devant une juridiction internationale. La compétence de la CPI n’est en principe que subsidiaire, n’intervenant qu’à défaut de poursuites internes. En l’occurrence, elle est donc exclusive et non subsidiaire. Il y a là une distorsion surprenante, mais prévue par la Constitution elle-même.

Si l’on en revient aux actes dérivés, le Conseil constitutionnel n’a pas voulu exercer de contrôle sur les actes dérivés. Il considère en effet qu’ils sont couverts par le traité dont ils dérivent et qu’il ne lui appartient pas d’exercer le contrôle du respect des traités, le contrôle de conventionnalité, qui relève des juridictions ordinaires. Mais qu’en est-il des actes dérivés qui outrepasseraient leurs traités de base ? Les juridictions ordinaires n’exercent pas de contrôle sur la constitutionnalité du contenu des traités, et donc pas de leurs actes dérivés. Les décisions de la Cour de justice de l’Union européenne sont des actes dérivés. Elles bénéficient en France d’une totale immunité. Personne ne peut les contester. La souveraineté, la supériorité de la Constitution débouchent ainsi sur le vide et en pratique il faut constater que les actes dérivés deviennent supérieurs à la Constitution alors même qu’ils sont reconnus comme étant inférieurs.

2. – Une deuxième observation porte sur le concept même de souveraineté. Le président de la République emploie volontiers l’expression de « souveraineté européenne ». C’est un non-sens dont on ne sait s’il est dû à l’ignorance ou au calcul. Il revient à ajouter les souverainetés les unes aux autres comme une pile d’assiettes, puisque les États membres sont souverains. L’idée d’une souveraineté composée de souverainetés est absurde, étrangère au fédéralisme comme au confédéralisme. Dans le premier cas, l’État fédéral est le seul souverain, dans le second, seuls les États sont souverains. Il ne peut donc pas y avoir de souveraineté européenne mais seulement, dans le cadre confédéral de l’Union comme l’a rappelé le professeur Kerber, des transferts limités de compétences et surtout l’exercice en commun de compétences. Mais la souveraineté reste absolument unique et intangible. Ou alors le président de la République entend-il abolir la souveraineté française alors même qu’il est chargé de la garantir ?

Cette déplorable situation – absence de contrôle des actes dérivés, confusion sur la notion même de souveraineté – découle largement du fait qu’en France nous n’avons pas de pouvoir judiciaire qui puisse la prévenir ou la corriger, mais un ensemble disparate de juridictions éclatées. Nous avons notamment deux ordres de juridictions. Le Conseil d’État, juridiction administrative, défend bec et ongles ses attributions. Une conséquence de cet éclatement est qu’il n’existe pas de pouvoir judiciaire national mais qu’en revanche nous sommes soumis à un pouvoir judiciaire international, et même à plusieurs pouvoirs judiciaires internationaux : celui de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), celui de la Cour de justice de l’Union européenne et même dans une certaine mesure, virtuellement, celui de la Cour pénale Internationale. Ce qui défend alors l’autonomie des ordres constitutionnels, c’est une juridiction étrangère, la Cour constitutionnelle allemande.

Préserver l’ordre constitutionnel français correspond à un besoin élémentaire de démocratie. Il est nécessaire à cet effet de reconnaître un pouvoir judiciaire national et, dans ce cadre, de réformer profondément le Conseil constitutionnel. Indépendamment des immenses questions soulevées par sa composition, dans son fonctionnement il ne se conduit pas comme une juridiction mais comme une troisième chambre politique, alors qu’il est dépourvu de légitimité politique. Une juridiction n’a par exemple pas le pouvoir – ou ne devrait pas avoir le pouvoir – d’abroger une loi. Elle peut la déclarer inapplicable mais elle ne peut pas l’abroger. Ce faisant, le Conseil participe au pouvoir législatif et donc du pouvoir législatif. Confusion entre justice et administration, confusion entre justice et législation, voici des conséquences de l’absence d’un pouvoir judiciaire en France. S’y ajoute la soumission à des juridictions ou instances étrangère à l’ordre juridique national.

Sur l’arrêt lui-même, je n’entrerai pas en discussion avec Markus Kerber. L’article d’Alain Supiot [4] – dont je regrette qu’il n’ait pu être des nôtres – me semble convaincant. J’attends de Markus Kerber qu’il nous explique en quoi son argumentation lui paraît fautive. En effet, il a montré qu’au-delà de la contrainte monétaire, d’autres éléments devaient entrer en ligne de compte et qu’après tout la Banque centrale européenne pouvait avoir des arguments. Je m’arrête sur ce sujet parce que je ne pourrais pas mener cette discussion à bien.

3. – Une troisième observation, plus large, plus générale, porte sur une question politique fondamentale : Que veut faire l’Allemagne de l’Europe ?

Depuis que Mme Merkel est aux affaires, il n’existe plus de vision européenne de l’Allemagne mais une vision allemande. Il y a une politique allemande, il n’y a pas de politique européenne. Cela tient à l’histoire et à la culture de la Chancelière, mais aussi à une évolution plus profonde du pays. L’Allemagne n’assume pas les responsabilités qui lui incombent compte tenu de son poids dans l’Union. C’est un élément très fort de déséquilibre et de fragilité pour l’Union, parce que sa composante la plus puissante répugne à en exercer le leadership. Or, si elle renonce à le faire, elle devient hégémonique, parce qu’elle impose implicitement sa puissance sans se soucier de l’intérêt commun de l’Union. Le leadership serait bienveillant et collectif, l’hégémonie est égoïste et solitaire. Le leadership est souhaitable, l’hégémonie est insupportable.

On trouve la traduction de cette alternative avec l’euro, dont l’Allemagne est la principale bénéficiaire. Que veut-elle ? Veut-elle le conserver ? Veut-elle en sortir ? Veut-elle un euro réduit ? On a le sentiment qu’il y a un débat au sein même des dirigeants allemands, débat qui n’est pas tranché. Markus Kerber a suggéré une explication intéressante. Selon lui l’Allemagne a conscience de l’échec de l’euro mais ne veut pas en prendre la responsabilité parce qu’elle serait historiquement trop lourde à assumer. Je pense pour ma part qu’il existe une réelle continuité dans la politique allemande, qui est de défendre l’euro. Défendre : c’est une politique défensive. L’Allemagne ne promeut pas l’euro, elle n’a pas de projet qui vise à l’enraciner plus profondément dans la construction européenne mais – et là je rejoins Markus Kerber – elle ne veut pas non plus assumer la responsabilité de son échec. Elle laisse advenir, en quelque sorte, un échec que beaucoup considèrent comme inévitable. Autrement dit les moyens peuvent changer mais les objectifs restent les mêmes. C’est une hypothèse que je formule.

Plus généralement, la question des objectifs de l’Allemagne peut être résumée par la célèbre formule de Henry Kissinger, l’ancien secrétaire d’État du président américain Richard Nixon : « Trop grande pour l’Europe, trop petite pour le monde. » Aujourd’hui on s’interroge sur ce dilemme. Markus a parlé de l’inquiétude que pouvait susciter en Allemagne l’évolution de la politique chinoise et d’une certaine affirmation impériale. On pourrait penser – et je le pensais il y a quelques années – que les partenaires privilégiés de l’Allemagne étaient la Russie, la Chine, les États-Unis et que les disciplines européennes étaient un carcan dont l’Allemagne aspirait à se libérer. La construction européenne lui a servi à renaître sur le plan international, à retrouver une virginité, a favorisé sa réunification : elle pouvait grandir au-delà. La construction européenne avait été le premier étage, la réunification le deuxième, place au troisième, le jeu mondial.

Il me semble qu’aujourd’hui la situation a changé, compte tenu à la fois de l’évolution de la politique américaine et de la politique chinoise. L’Allemagne mesure que sa place est pleinement en Europe et qu’elle a intérêt à défendre l’euro. En effet, si elle ne le défend pas, où exportera-t-elle ses productions ? Le marché européen reste pour elle un débouché essentiel. Si demain les automobiles allemandes coûtent 30% de plus qu’aujourd’hui les exportations en pâtiront. Alors, lorsqu’on évoque le projet d’emprunt européen, on veut y voir un changement fondamental de sa part. En réalité, l’Allemagne se rend service avant tout à elle-même avec ce projet d’emprunt, puisqu’elle maintient la solvabilité de ses clients. Elle peut ainsi réduire ses ambitions, mais il ne s’agit toujours pas d’ambitions pour l’Europe, il s’agit de l’intérêt allemand bien compris.

Au passage, rien ne dit que le projet d’emprunt sera effectivement adopté. On est pour l’instant dans les effets d’annonce. Au passage encore, il est étrange que l’on salue comme une formidable avancée de l’Europe qu’elle puisse s’endetter… Les pays européens étant eux-mêmes très endettés, le cumul de dettes est-il un progrès ? Au moins, on peut cumuler les dettes alors qu’on ne peut pas cumuler les souverainetés.

Revenons enfin aux origines de l’euro. Jacques de Larosière, grand expert de la situation monétaire, disait que si l’on comparait les valeurs française et allemande de l’euro, l’euro allemand était sous-coté d’environ 20%. La valeur réelle de l’euro allemand est donc 20% supérieure à celle de l’euro français, mais ils ont la même valeur nominale, ce qui veut dire qu’en matière de compétitivité la France traîne un boulet. Cela peut-il durer éternellement ? Probablement pas. Selon certains économistes, l’erreur initiale a été commise au moment de l’entrée dans l’euro. Il aurait fallu commencer par une dévaluation du franc pour le mettre à égalité, en valeur économique réelle, avec le Deutsche Mark. Cela n’a pas été fait pour des raisons que j’ignore et nous traînons ce handicap depuis une vingtaine d’années.

Jean-Pierre Chevènement

Merci, Monsieur le professeur, de toutes ces observations judicieuses.

Je voudrais nuancer un peu ce que vous avez dit à la fin en rappelant que la politique de M. Schröder visant à réduire le niveau des salaires, intervenue au début des années 2000, a accru l’avantage de compétitivité que l’Allemagne avait probablement au moment de la fixation des parités en 1999. Mais il en résulte un déficit commercial de la France vis-à-vis de l’Allemagne estimé par les douanes allemandes à 40 milliards d’euros et par la douane française à 15 ou 17 milliards d’euros. J’ai essayé d’y voir clair, c’est absolument impossible parce que les méthodes de calcul sont différentes de part et d’autre. Mais rien ne justifie un tel écart de 23 à 25 milliards d’euros. Il y a là un imbroglio statistique dont il faudra un jour résoudre l’énigme.

Monsieur le professeur Sur a posé une question à mes yeux fondamentale : Que veut l’Allemagne ? Certains pensent qu’elle veut le leadership en Europe. D’autres pensent qu’elle ne veut rien ou qu’elle veut seulement être une grande Suisse. Je partage plutôt le deuxième point de vue. Dans sa majorité l’opinion publique aspire à ce que l’Allemagne devienne une grande Suisse. Mais est-ce un objectif dans la géopolitique mondiale ? Entre les deux hégémons, américain et chinois, qui vont se partager ce qui reste du XXe siècle que va devenir l’Europe ? Comment voyons-nous l’avenir de l’Europe ? L’idée même d’une indépendance a-t-elle un sens ? Comment y parvenir ? Comment agir de part et d’autre ? En fait, les responsables allemands ont leur idée, la nôtre compte peu. Mais ont-ils vraiment une idée claire ? Je n’en suis pas sûr.

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[1] Règlements, directives, décisions, arrêts que les institutions communautaires produisent de façon totalement autonome par rapport aux États membres. (NDLR)
[2] « Le contrôle de constitutionnalité des actes communautaires dérivés : de la nécessité d’un dialogue entre les juridictions suprêmes de l’Union européenne », Olivier Dord, cahier du Conseil constitutionnel n°4, avril 1998
[3] « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. » (NDLR)
[4] « La refondation de l’Europe ne pourra se faire sans sortir des Traités actuels », par Alain Supiot, publié dans le FigaroVox le 22 mai 2020.

Le cahier imprimé du colloque « De l’arrêt du 5 mai du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe à la relance budgétaire et monétaire : les chemins d’un leadership européen ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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