L’intégration européenne, une menace pour la démocratie allemande ?

Intervention de Markus Kerber, professeur à la Technische Universität de Berlin et à l’Ecole d’économie de Varsovie, professeur invité à Paris II Panthéon-Assas, et président-fondateur de www.europolis-online.org, lors du séminaire « De l’arrêt du 5 mai du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe à la relance budgétaire et monétaire : les chemins d’un leadership européen ? » du mardi 22 septembre 2020.

Marie-Françoise Bechtel

M. Kerber, vous avez souligné que vous vous situez dans l’axe de la tradition ordo-libérale allemande, laquelle doit d’ailleurs être distinguée des concepts mis en avant par l’arrêt de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe.

Peut-être Édouard Husson, très bon spécialiste de la question – sur laquelle nous avions organisé en novembre 2018 un colloque à la Fondation Res Publica, « Ordo-libéralisme, mercantilisme allemand et fractures européennes » [1] – voudra-t-il nous apporter les précisions qui lui semblent nécessaires.

Sur cette base, peut-être pourrez-vous nous dire, Monsieur le professeur, quelle postérité vous pensez que pourrait avoir cet arrêt, non pas seulement dans le monde juridique, mais encore et surtout dans le monde réel, dans lequel nous nous situons tous, en ce qui concerne l’avenir de l’Europe

Markus Kerber

Je remercie M. Jean-Pierre Chevènement et Mme Bechtel, de cette aimable introduction et surtout d’avoir situé le débat.

Quel est le but de mon intervention ?

Dans un premier temps, dans la mesure où c’est possible pour un plaignant, pour une partie au procès, je tenterai d’expliciter l’arrêt, sa genèse et sa nécessité impérieuse en fonction du droit constitutionnel allemand. Ensuite, puisque vous avez élargi le sujet en parlant des interrogations allemandes et de la volte-face de Mme Merkel (qui ne représente ni le Parlement ni la majorité du peuple allemand et ne sera plus chancelière après 2021), je vous livrerai mon appréciation, sur un plan procédural et constitutionnel, sur ce plan gigantesque de 750 milliards d’euros dont 390 milliards d’euros sont donnés en cadeau à certains pays membres. En tant que professeur de finances publiques, je laisse le soin de qualifier ce plan inédit à la Bundesbank qui, dans son rapport mensuel du mois d’août, a trouvé que c’était une innovation particulièrement problématique.

Cet arrêt du 5 mai est-il un réveil de la souveraineté nationale allemande ou le bafouement des institutions européennes, notamment de la Cour de justice de l’Union européenne, dénoncé très régulièrement par une certaine presse française et par certains milieux ?
J’apprécie, M. Chevènement, que vous ayez jugé utile d’inviter un des plaignants à livrer sa part de vérité parce qu’avant de juger il faut essayer de comprendre le raisonnement de ceux que vous avez à juste titre qualifiés comme « vos voisins ». Nous sommes réciproquement intéressés à comprendre le raisonnement des autres.

Laissez-moi placer ce débat autour de l’arrêt dans un contexte historique qui porte sur l’identité constitutionnelle de l’Allemagne de l’après-guerre. Mis à part un certain nombre d’institutions dans lesquelles j’ai travaillé, par exemple l’Office fédéral des cartels (Bundeskartellamt : BKartA), qui ont été créées en toute indépendance, la Deuxième République allemande s’est dotée de deux institutions : la Bundesbank, pas très aimée en France et actuellement très réduite dans ses fonctions, et la Cour constitutionnelle.

La Cour constitutionnelle a été créée à la lumière d’une certaine confusion de l’histoire. La République de Weimar n’a jamais abrogé sa constitution. Le nazisme a suspendu un certain nombre d’articles et, venu légalement au pouvoir, il n’a jugé ni opportun ni nécessaire d’abroger la Constitution. C’est dans ce cadre juridique qu’il a organisé la dévastation du droit. Après-guerre, ce positivisme légal a fait l’objet d’un vaste débat entre un ancien ministre de la Justice social-démocrate, Gustav Radbruch, et les représentants du droit naturel. L’obéissance au droit légaliste a produit d’immenses injustices, affirmait Radbruch. C’est dans le contexte de ce débat historique qu’a été créée, en 1951, la Cour de justice constitutionnelle (Bundesverfassungsgericht ou BVerfG) pour protéger la Constitution contre sa destitution, abrogation juridique ou de fait. La Cour de justice constitutionnelle allemande est donc une institution chargée, dans l’intérêt des citoyens, de défendre les droits fondamentaux et les droits de l’homme jugés inaliénables et intangibles en tant que tels. Une Cour constitutionnelle doit trouver son identité et, dès le départ, la Cour de Karlsruhe a énormément développé sa jurisprudence. Depuis son origine elle est composée de professeurs titulaires de chaires de droit public et pénal dont l’indépendance et la compétence ne peuvent être mises en doute. Je suis moi-même l’élève d’un professeur de droit public et philosophe, qui était juge au Tribunal constitutionnel, le professeur Böckenförde. Cette indépendance est un élément tout à fait essentiel et fait partie de « l’identité spirituelle » de l’Allemagne.

L’intégration européenne croissante et surtout le Traité de Maastricht ont amené beaucoup de citoyens à s’interroger : l’intégration européenne ne se fait-elle pas au détriment de la démocratie allemande ? Ce fut déjà l’objet du premier arrêt Solange. [2]

On a vu évoluer la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qui se considère de façon très politique comme un moteur de l’intégration beaucoup plus que comme un tribunal correctif. C’est dans l’arrêt Maastricht en 1998 que les plaignants ont obtenu que le droit à la démocratie soit qualifié comme « droit subjectif ». Cette invention procédurale, cette construction doctrinale dogmatique donne au citoyen un droit de recours devant le Tribunal constitutionnel quand les autorisations de transferts de souveraineté ou de compétences aux institutions européennes, prévues dans le Traité, sont outrepassées. C’est une mobilisation politique des citoyens pour défendre la Constitution et la démocratie vue non comme un principe abstrait mais comme un droit subjectif participatif. Dans l’affaire Maastricht, les transferts de souveraineté vers l’Union monétaire européenne (UME) ont été jugés compatibles avec la Constitution tant que la stabilité de la monnaie, incarnée dans l’article 88 de notre Constitution comme mandat intangible de la Banque centrale, serait également respectée par la Banque centrale européenne.

Entré en vigueur en 2009, le Traité de Lisbonne, qui transfère un grand nombre de compétences essentielles à l’Union européenne, fait l’objet d’un arrêt de la Cour constitutionnelle allemande qui précise que la démocratie est un non seulement un principe, mais un droit subjectif intangible et exige que les Allemands soient consultés sur les transferts de souveraineté, ou de compétences, car ceux-ci peuvent porter atteinte à l’identité constitutionnelle allemande. En effet, si toutes les compétences d’un État sont peu à peu transférées, certes il reste les élections mais le gouvernement et le parlement élus n’ont plus vraiment d’attributions. Le comte de Stauffenberg, fils cadet de l’auteur de l’attentat contre Adolf Hitler du 20 juillet 1944, a d’ailleurs contribué comme plaignant à cet arrêt historique qui, pour la première fois, parlait d’actes ultra vires, c’est-à-dire d’actes par lesquels les institutions européennes outrepassaient leurs compétences. Face à une Cour de justice de l’Union européenne qui juge avec une clémence excessive – ou au moins extrêmement généreuse – les actes de la Commission, de la Banque centrale européenne et des autres institutions, la Cour constitutionnelle a jugé utile de rendre leurs actes susceptibles d’une action ultra vires, autrement dit d’en faire des actes contrôlables par les citoyens, pouvant faire l’objet de recours. Elle autorise et oblige le Gouvernement et le Bundestag, institution formellement très forte, à qualifier ses interrogations, le cas échéant à protester. C’est ce qu’on appelle la « responsabilité pour l’intégration ». C’est un euphémisme. En réalité cela veut dire que les deux institutions (Gouvernement et Parlement) sont obligées par la Constitution de veiller à ce que les institutions européennes respectent les limites de leurs compétences.

Vous connaissez le contexte : la crise de l’euro, le plongeon dans la première crise grecque, avec des concours très massifs, avec le rééchelonnement très improvisé de la dette grecque, avec une violation palpable du principe du no bail out, selon l’article 125 du TFUE, principe de non-responsabilité pour la dette des autres, qui limite le soutien d’un État membre en difficulté par les autres États membres ou par l’UE elle-même. Le péché ayant été commis d’accorder à la Grèce plusieurs paquets de prêts, nous avons invoqué l’article 125 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Pour la première fois, le Tribunal constitutionnel a dit « oui mais » : dans la mesure où l’acceptation de dette n’est pas trop importante et que le Bundestag est consulté préalablement, on doit laisser passer.

Par la suite arrive l’European Financial Stability Facility (EFSF), le premier fonds de sauvetage d’un volume de 750 milliards d’euros auquel succède le Mécanisme Européen de Stabilité (MES) dont la capacité de prêt totale s’élève à 500 milliards d’euros. Il en résulte une exposition accrue au risque d’être financièrement responsable.

Puis vient le programme très fameux de M. Draghi. « Quoi qu’il arrive on fera ce qu’il faut pour sauver la zone euro », déclare-t-il dans un discours à Londres en 2012. Dans la foulée, la BCE annonce le programme Outright Monetary Transactions (OMT), un programme d’achat illimité pour certains États.

Contre tous ces mécanismes qui violent, selon nous, les traités, nous avons porté plainte devant le Tribunal constitutionnel allemand. Dans la plupart des cas, le tribunal a jugé que, dans la mesure où le risque est limité, où les finances allemandes ne sont pas définitivement compromises et où le Bundestag est consulté préalablement, on laisse passer.

La Cour constitutionnelle a renvoyé pour la première fois dans son histoire l’affaire OMT à la Cour de justice de l’Union européenne, développant la doctrine que si un acte est considéré comme ultra vires, donc nul et non avenu pour le gouvernement allemand et ses autorités, dans la mesure où le droit européen est touché et suivant la procédure de l’article 267 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne, il doit être soumis à la Cour de justice de l’Union européenne. Dans un arrêt controversé, mais nuancé, la Cour de justice de l’Union européenne a donné carte blanche à la Banque centrale européenne avec un certain nombre de réserves dont la principale était que ces programmes d’achat devaient être temporaires, la proportionnalité sauvegardée et que certains principes d’intervention qui garantissent une concurrence non faussée sur le marché soient respectés.

Nous sommes, depuis les affaires de Maastricht et de Lisbonne, dans une jurisprudence du « oui mais ». C’est un peu compréhensible parce que la Cour constitutionnelle fait partie des institutions politiques en Allemagne. Même si elle est composée de juges indépendants, elle agit pourtant dans un contexte politique.

S’y ajoute un recours contre l’Union bancaire mais ce sujet nous entraînerait trop loin. [3]

Arrive en 2015 le programme de M. Draghi qui maintient l’objectif de stabilité des prix en-dessous de 2% des prix à la consommation. Face au danger de déflation, les taux d’intérêt étant déjà à zéro, les achats d’emprunts obligataires seront multipliés pour baisser les taux à long terme. Ce programme rompt avec une tradition qui n’a rien à voir avec l’ordo-libéralisme, mais qui est fort ancrée dans la tradition de la Banque centrale allemande. Celle-ci ne se mêle pas d’agir sur les marchés qui, eux, fixent exclusivement le prix de l’argent, le prix du crédit, ce prix du crédit qui pénalise les mauvais débiteurs. En 2017, la Banque centrale européenne, l’Eurosystème, avait déjà acheté 1 600 milliards d’euros d’emprunts obligataires, ce qui représente à peu près 15% de la dette publique de la zone euro. C’est alors que celui qui est devant vous a pris l’initiative, parmi les « quatre mousquetaires » plaignants, de déposer une demande d’injonction devant le Tribunal constitutionnel contre la Banque centrale européenne dont le président n’hésite pas à déclarer publiquement : nous faisons ce que nous voulons, comme nous le voulons et nous ne tenons pas compte de ce que dirait un tribunal allemand parce que nous sommes indépendants, non seulement vis-à-vis des gouvernements nationaux mais aussi vis-à-vis des tribunaux. Autre façon de dire que la BCE se situe au-dessus du droit ! M. Draghi, par son mépris total des institutions allemandes, notamment de la Bundesbank, a enfin provoqué une décision de la Cour de Justice constitutionnelle allemande qui, pour la deuxième fois, soumet l’affaire à la Cour de justice de l’Union européenne, comme il se doit, avec cinq questions décisives dont voici les deux plus importantes :

– Compte tenu du fait que pendant deux années la BCE a acheté 1 600 milliards d’euros, que l’inflation n’a pas bougé, qu’il n’y a aucun risque déflationniste, jugez-vous toujours cette mesure appropriée pour atteindre un objectif de maîtrise de l’inflation qui apparemment est en dehors de votre portée ? Cela vous paraît-il encore nécessaire et proportionné ? Et comment est-ce compatible avec les autres intérêts en jeu ? Comment justifiez-vous l’expropriation des épargnants ainsi que la formidable inflation des prix des actifs ? La Bourse, les amis du CAC 40 et l’immobilier ont beaucoup profité de cette politique de la Banque centrale européenne.

– S’y ajoute un autre élément, peu évoqué dans le débat public, qui concerne le financement monétaire. C’était la deuxième grande interrogation de la Cour constitutionnelle allemande : à ce rythme d’achats (à l’époque entre 80 et 50 milliards d’euros par mois), à quel moment l’action de la BCE prend une nature non plus quantitative mais qualitative, devenant financement monétaire de budgets publics ? Le financement monétaire se définit juridiquement d’une façon très simple : la Banque centrale souscrit une obligation émise par un État. Certes, la BCE n’achète pas directement des obligations publiques. Elle attend que l’obligation soit placée sur le marché secondaire. Elle achète au moment qu’elle juge opportun les titres publics auprès de banques ou de Hedge Funds [4]. Ces Hedge Funds de Londres sont toujours les premiers à m’appeler après les arrêts. En effet, leur seul souci est de savoir si leur logique de capitalisme financier, le carry [5], peut continuer, s’ils peuvent acheter sur le marché secondaire tout en étant certains qu’ils pourront tôt ou tard céder le paquet d’obligations à la Banque centrale européenne, certes avec une petite marge, mais si vous investissez 5 milliards d’euros dans ce qu’on appelle le carry, même 10 ou 20 points de base, est un gain extraordinaire. Ce sont ces gens-là, d’ailleurs intellectuellement appuyés par le Financial Times, organe du capitalisme financier anglo-saxon, qui propulsent cette politique. Vous voyez qu’un cœur de gauche bat dans ma poitrine allemande ! En effet je suis révolté de voir que des gens se mettent aussi facilement de l’argent dans les poches sans que personne n’en soit inquiété.

Arrive le 5 mai (la publication de l’arrêt, prévue pour le mois de mars, a été reportée pour les raisons que vous connaissez). Le rapporteur de l’affaire, un Bavarois, Peter M. Huber, laisse entendre que cet arrêt sera historique. Le raisonnement est simple : l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne est regardé comme non valide, au motif que celle-ci n’a ni traité le problème de la proportionnalité, ni examiné si cette politique était appropriée, ni évalué ses effets secondaires. Les juges de Karlsruhe expriment cela sous une forme parfois un peu humiliante à l’égard de leurs collègues de Luxembourg, mais il est vrai que l’arrêt du 11 décembre 2019 rendu par la Cour de justice de l’Union européenne outrepassait son pouvoir d’interprétation des traités. Dans la mesure où la Banque centrale européenne dit mettre en œuvre une politique monétaire, ce ne peut qu’être une politique monétaire. Donc ce ne peut être une politique économique. Comment reconnaître la compétence d’une autorité publique dont les actes sont incompatibles avec sa compétence, telle qu’elle-même la définit ?

S’ajoute, dans cet arrêt, en effet historique, un élément méconnu (et pas seulement par le grand public) et très important pour l’avenir. En effet les grandes batailles sont encore devant nous. La Cour constitutionnelle examine également les réponses données par la CJUE en matière de financement monétaire et juge inadmissible que la Banque centrale européenne annonce combien d’obligations vont être achetées, dans quel délai et dans quelle catégorie, car elle permet ainsi aux banques, aux Hedge Funds, d’acheter des quantités dans la certitude de les transférer pour un certain montant à l’Eurosystème. Ils insistent sur le fait qu’il faut respecter la clé de répartition des capitaux, qui veut que chaque banque centrale n’achète pas au-delà du prorata de sa participation à la Banque centrale européenne (la France pour 19% ou 20%, la Bundesbank pour 26%). En effet, si la Banque de France achetait pour 50%, elle achèterait pratiquement le risque de pays comme l’Italie. De plus l’arrêt limite les achats à 33% de chaque émission faute de quoi la Banque centrale deviendrait un créditeur incontournable en cas de rééchelonnement de la dette.

Toute la problématique, la dynamique de cet arrêt du 5 mai 2020, est dans ces passages sur le financement monétaire qui, dans l’article 123 du TFUE, est une interdiction catégorique. Si nous constatons que l’Eurosystème commet des infractions contre l’article 123, ses actes sont nuls et non avenus et ces Messieurs de Francfort sont désavoués par le verdict du droit. Par contre, la proportionnalité est un processus qui consiste à peser le pour et le contre et à juger de l’utilité ou de l’opportunité de l’achat massif d’obligations pour hausser le taux d’inflation. Méthode de plus en plus contestée, même par les petites banques centrales, la Banque centrale du Portugal par exemple.

Ces principes énoncés par le Tribunal constitutionnel allemand rendent problématique le programme qualifié par Mme Lagarde de sauvetage de l’économie de la zone euro. Ce que Mme Bechtel a appelé programme de sauvetage s’appelle le Pandemic Emergency Purchase Programme (PEPP) qui, rajouté au programme de rachat d’obligations existant, conduit à un volume d’achats à 2 700 milliards d’euros au moment où je parle, c’est-à-dire plus de 25% de la dette de l’eurozone !

S’y ajoute le programme dit de « sauvetage de l’euro », qui, à la lumière de la définition du financement monétaire pose plusieurs problèmes.

D’abord, dans son raisonnement et dans ses finalités, ce programme vise la stabilisation de la zone euro et la stabilisation générale de l’économie, ce qui n’est pas prévu par le mandat attribué à la BCE par l’article 127 du TFUE. Certes cela vise des buts louables de politique économique mais cela dépasse son mandat. Mme Lagarde s’en félicite et s’engage à respecter, « à terme », la règle des 33% et la règle des clés de répartition de capitaux « d’une façon flexible. A terme ? Mais il n’y a pas de « terme ». Ce sont des programmes open-end dont on ne peut plus sortir parce que la totalité de ce qui a été acheté est réinvestie. J’ai parlé sur une chaîne de télévision de « sarcophagisation » de la dette publique. Quand vous achetez 2 700 milliards d’euros dont les revenus et le remboursement sont destinés à être réinvestis, les États débiteurs sont tranquilles car leurs dettes seront rachetées par la création monétaire. Cela assèche complètement le marché qui devient dysfonctionnel. C’est selon moi la perspective la plus préoccupante que dévoile cet arrêt. Cependant, le grand public en France n’en a pas encore pris conscience.

En résumé : le droit européen reste prioritaire par rapport au droit national mais quand les institutions européennes outrepassent leurs compétences, les juridictions nationales, c’est-à-dire les cours de justice constitutionnelles ont le droit de juger leurs actes incompatibles à la fois avec le droit européen et avec la constitution nationale. Dans certains pays européens, comme les Pays-Bas, qui n’ont pas de cour de justice constitutionnelle, le gouvernement peut légiférer comme il veut et faire des contrats internationaux. En Allemagne, la juridiction constitutionnelle fait partie de l’identité juridique nationale protégée par l’article 4 du Traité sur l’Union européenne, disposition dont la présidente de la Commission – dont je pense qu’elle a encore un passeport allemand – n’a apparemment pas connaissance. En effet, dans la foulée de cet arrêt, elle s’est déclarée prête à engager une procédure de violation de traité contre l’Allemagne !

Voilà pour ce qui concerne la réalité bruxelloise organisée par celles et ceux qui pensent que les nations libres et souveraines sont obsolètes.

Un dernier mot sur l’évolution récente que Mme Bechtel a commentée d’une façon élogieuse. L’acceptation des dettes collectives et solidaires d’un montant de 750 milliards d’euros auxquels il faut ajouter 100 milliards d’euros pour financer le chômage technique.
Premièrement ce n’est pas ratifié par le Parlement allemand. Les Allemands, les Néerlandais et autres « frugaux » voudraient certainement en discuter. En Hollande, la Transferunie (l’Union des transferts) est l’objet d’une discussion très virulente.

D’autre part, cela nécessite le consentement des parlements des 26 autres États membres. La méthode de la Commission consiste à séduire la Pologne et la Hongrie, qui reçoivent d’énormes sommes d’argent (162 milliards d’euros pour la Pologne, soit 20 fois le budget de la défense de la Pologne !). « L’âge d’or de la Pologne commence » a déclaré le Ministre-président polonais. En effet, quelqu’un qui est doté de ces moyens voit sa réélection garantie. Les autres, les « frugaux », sont exposés à une pression morale.

Mme Merkel va devoir justifier son extraordinaire volte-face, une de plus dans sa longue vie politique (et certainement pas la dernière). Sa première volte-face fut d’avoir découvert la démocratie chrétienne après avoir été chargée de « l’agitprop » dans la Jeunesse communiste en RDA. Au moment de l’aide à la Grèce et l’Irlande, elle avait déclaré que le MES ne se prolongerait pas au-delà de trois ans. Elle avait aussi rassuré les Allemands : « Avec moi l’eurobond [6] ne verra pas le jour. » Et là elle entre en négociation avec le très jeune et déterminé Président Macron, expose ses positions et, le lendemain matin, la proposition français est devenue une proposition franco-allemande. C’est la triste réalité du « franco-allemand ».

Je vous remercie de votre attention.

Jean-Pierre Chevènement

Merci, Monsieur le professeur, de cette intervention remarquable, très claire, fondée sur des principes (et prononcée dans un français parfait). C’est ainsi que nous pouvons progresser. Que nous soyons d’accord ou non, il est important d’avoir des interlocuteurs qui aient des positions fermes, compréhensibles et qu’éventuellement on puisse faire évoluer. C’est à cela que sert le débat.

Votre argumentation juridique aura certainement trouvé beaucoup d’écho dans cette salle car nous sommes aussi attachés que vous à la démocratie.

Un sujet, trop vaste pour que je m’y étende, n’a pas été abordé. C’est l’aspect d’opportunité politique et d’opportunité économique. La politique de la Federal Reserve Board américaine, par exemple est également une politique accommodante. L’Europe ne doit-elle pas aussi s’adapter à un contexte qui est mouvant ? Naturellement, il y a les textes, sur lesquels on peut s’interroger, la logique des textes fondateurs européens, et puis il y a des situations qui font que naturellement les choses évoluent.

Quel est, de ce point de vue, l’intérêt de l’Allemagne ?

Chacun peut avoir son idée et je ne veux pas intervenir à la place du professeur Sur qui doit maintenant prendre la parole mais je pense que nous sommes obligés d’élargir un peu le sujet parce qu’il y a l’aspect juridique, il y a l’aspect normatif, que vous avez évoqué avec beaucoup de talent – et qui peut emporter la conviction de beaucoup – mais, en même temps, il y a la vision réaliste des choses qui fait que, naturellement, il faut tenir compte des intérêts de l’Europe, du système de l’euro et des intérêts de l’Allemagne.
L’Allemagne n’a-t-elle pas intérêt à la survie du système de l’euro ?

Markus Kerber

Votre question est plus que pertinente et vous avez raison d’évoquer l’exemple de la Fed. Mais la banque centrale américaine, qui représente la totalité de l’économie américaine, a derrière elle un État qui, de plus, dispose d’une monnaie de réserve. Alors que l’Union européenne est une confédération qui s’est dotée d’une union monétaire dont la compétence reste très limitée. N’ayant pas voulu transférer plus que la compétence monétaire, on a fait un compromis en définissant cette compétence monétaire comme la défense de la stabilité de la monnaie, notamment la stabilité des prix. C’était bien sûr la « ligne rouge » de l’Allemagne : on fait un système monétaire mais on ne dévie pas de la stabilité des prix. Aujourd’hui la stabilité des prix et le taux d’inflation deviennent le refuge argumentatif des macroéconomistes de la Banque centrale européenne, modernes théologiens qui, dans un jargon pseudo-mathématique, nous expliquent pourquoi il y a toujours un danger déflationniste. C’est pourquoi, cher président Chevènement, je m’étonne de votre question qui semble ne pas prendre en compte, derrière l’argumentation de la Banque centrale européenne, la volonté politique d’acquérir plus de pouvoir, bien au-delà du monétaire. L’économiste en chef, M. Philip Lane, livre à Mme Lagarde des arguments qui feraient de lui un très bon économiste en chef à la banque centrale américaine ou à la Bank of England mais pas à la Banque centrale européenne.

Jean-Pierre Chevènement

Merci, Monsieur le professeur.

Vous aurez remarqué qu’au départ il y avait la plume de Karl Otto Pöhl, le président de la Bundesbank qui a rédigé le rapport Delors adopté par le Conseil européen de Madrid en juin 1989. On ne peut donc pas dire qu’il y ait vraiment eu un compromis. Simplement, l’évolution des choses a fait qu’à un certain moment, au mitan des années 2010 il fallait choisir entre la survie de l’euro et le gouffre.

—–

[1] « Ordolibéralisme, mercantilisme allemande et fractures européennes », colloque organisé le 19 novembre 2018 par la Fondation Res Publica.
[2] CJCE, 18 octobre 1974, arrêt Solange I – Protection des droits fondamentaux et principe de primauté au sein de l’Union européenne. (NDLR)
[3] « Finanzstabilität oder Bankenunion?« , Markus C. Kerber, sous la direction de Johann Heinrich von Stein, éd. Metropolis Verlag, 1 septembre 2019.
[4] Les Hedge Funds sont des fonds spéculatifs. Leurs stratégies d’investissement reposent sur des prises de risques élevées, donc des espérances de gain élevées. Un Hedge Fund combine l’utilisation de produits dérivés, de ventes à découvert et de l’effet de levier. (NDLR)
[5] Le carry trade, ou partage de devises, est un emprunt de fonds dans une devise à faible taux d’intérêt, dont le montant est placé dans des actifs libellés dans une autre devise, avec l’espoir d’un plus fort rendement. (NDLR)
[6] Un eurobond ou euro-obligation est un emprunt émis en commun par les pays de la zone euro sur les marchés. Concrètement, les eurobonds consistent à mutualiser, à l’échelle européenne, la dette des pays de la zone euro. (NDLR)

Le cahier imprimé du colloque « De l’arrêt du 5 mai du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe à la relance budgétaire et monétaire : les chemins d’un leadership européen ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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