Interventions diverses sur la trajectoire de l’économie indienne lors du séminaire « L’avenir de l’Inde, entre intérêt national et aspirations régionales et mondiales » du mercredi 9 septembre 2020.

Jean-Pierre Chevènement

À ce stade, je me tourne vers Pierre Antomattei, je pense qu’il serait utile d’inscrire ce que vous nous avez dit dans une fresque un peu plus large : Comment se définit la trajectoire de l’Inde depuis une vingtaine d’années ? Comment est-on passé de la prépondérance du Congrès à celle du BJP ? Comment l’économie indienne s’est-elle développée sous l’effet de « médecines » plus ou moins libérales ?

Pierre Antonmattei

L’économie de l’Inde était au départ une économie administrée. Il ne faut pas oublier qu’au début de l’indépendance il y avait entre l’Inde et l’URSS un lien économique et même un peu politique. Les entreprises étaient non pas nationalisées mais surveillées. Toute entreprise qui voulait faire un investissement devait absolument demander l’autorisation de l’administration. Cette phase d’économie administrée n’a pas été un succès, malgré quelques éléments positifs (la construction de barrages hydroélectriques, par exemple, s’est bien développée). Mais, sous Nehru, le PIB ne croissait que de 3 % par an, ce qui était trop peu pour un pays aussi peuplé que l’Inde. Pour donner du travail aux jeunes Indiens, il faut une économie beaucoup plus dynamique.

Clairement pro-capitaliste, sauf pour les petits commerçants, le BJP est un parti de droite classique sur le plan économique. Petit à petit, les deux partis, le Congrès et le BJP, se sont mis d’accord pour solder cette administration économique et finalement libérer l’économie, notamment les exportations et les importations, ce qui a immédiatement stimulé l’économie. Et on peut dire que de 1990 à 2016 la moyenne de la croissance annuelle du PIB a été de 8 %, comparable à la croissance chinoise. Donc à ce moment-là l’Inde a rattrapé la Chine en termes de croissance.

L’Inde a beaucoup progressé sur le plan industriel, il est vrai que, comme la Chine, mais dans une moindre mesure, elle a des sources d’énergie : le charbon d’abord, les barrages hydroélectriques, et bien d’autres ressources.

Jean-Pierre Chevènement

L’Inde peut-elle être une deuxième Chine ?

Pierre Antonmattei

À terme, il se peut qu’elle le soit mais je crois qu’il faudra du temps. Je détaillerai sommairement les forces et les faiblesses de ce pays pas comme les autres :

Les atouts :

Avant son indépendance, personne ne croyait à la démocratie indienne, (surtout pas l’Angleterre), vu le caractère si compliqué, si bigarré, si divers du pays, si chahuté aussi par la nature. « Et pourtant elle tourne », même si elle a des manques et insuffisances. Quelle démocratie n’en a pas ?

L’Inde a eu la chance d’avoir forgé pour son indépendance, une véritable dream team (Gandhi, l’homme qui a su galvaniser son peuple par la non-violence ; Nehru, un dirigeant de grande classe qui a infusé à son pays ce que l’Angleterre avait de positif ; Sardar Patel, l’homme qui a su unifier tous les petits royaumes de l’Inde ; et enfin Ambedkar, le plus conscient des énormes besoins sociaux de son pays et aussi un véritable génie politique, auteur de la Constitution de l’Inde, ce qui lui a permis de « démarrer » dans le concert des nations, tout en comprenant que le fédéralisme était nécessaire à son pays).

Un des grands atouts de l’Inde est que tous les Indiens ont la conscience d’être les héritiers d’une grande histoire et d’une grande civilisation, à nulle autre pareille. Tous, jusqu’au plus déshérité des habitants des bidonvilles, croient dur comme fer à l’avenir de leur pays.

Les atouts culturels de l’Inde sont considérables et variés (monuments de toute beauté et de toutes sortes), littérature, cinéma (ancien et moderne), théâtre, arts musicaux ». Les capacités touristiques de l’Inde sont énormes quoiqu’encore sous-exploitées (l’année précédant le coronavirus, l’apport du tourisme de la France a atteint 90 milliards d’euros, alors que l’Inde n’a encaissé que 10 milliards d’euros). Par ailleurs, les vedettes de Bollywood ne manquent pas de donner leur avis avec franchise aux dirigeants de leur pays, pour les appuyer ou pour les critiquer.

Autre atout, l’Inde possède des poids lourds dans l’industrie ; d’abord le plus ancien, le mythique Tata. Moins connu le Groupe Comraft, très implanté en Afrique, et beaucoup d’autres, Birla, Essar, Larsen et Toubro, le Godrej group et le groupe des deux frères Ambani (Mukesh et Anil ce dernier ayant en charge le montage des avions Rafale en Inde), et enfin Infosys, le géant indien des technologies nouvelles. Ces groupes ont des traits communs : ce sont souvent des groupes familiaux sous la houlette d’un CEO (PDG), très internationalisés, en général basés à Mumbai. Ils s’adonnent souvent à des activités d’intérêt général (orphelinats, jardins publics, parcs nationaux) allant jusqu’à la construction de ports de commerce, qui manquent cruellement au pays, car ils estiment nécessaire de pallier les insuffisances de l’État central dans ces domaines.

Enfin, l’Inde présente la caractéristique de ne jamais avoir été gouvernée par son armée et d’être fondamentalement un pays qui veut la paix. Si on regarde les pays de toute l’Asie on est obligé de constater que de nombreux pays, petits et grands, ont été ou sont en guerre, ou sont actuellement gouvernés de fait par leur armée (Chine, Russie, et jadis le Japon).

Les manques :

Le plus fondamental est selon moi l’éducation, très défaillante en Inde. C’est une réalité parfois occultée par les performances des Indiens en informatique, mais l’appareil éducatif indien est lamentable. Ce pays apparaît en bas de tous les classements en matière de niveau scolaire. C’est une grande différence avec la Chine : les pays communistes ont généralement misé beaucoup sur l’éducation.
Au début, le Congrès était assez allant, le Parlement indien a notamment adopté une loi en 2009 qui a rendu obligatoire la scolarisation de tous les enfants âgés de 6 à 14 ans. Tout ceci s’est complètement délité. Les professeurs, nommés « au piston », sont constamment absents. Des enquêtes ont révélé que beaucoup d’enseignants ne sont jamais présents face à leurs élèves. Près de 2,3 millions d’enfants d’âge primaire ne sont pas scolarisés dont 62 % de filles. Les écarts se creusent à l’entrée dans le deuxième cycle du secondaire (niveau lycée). En revanche on trouve au niveau de l’enseignement supérieur l’équivalent de nos grandes écoles (qui ressemblent parfois à des campus américains).

Modi semble avoir pris conscience du problème. Je l’ai entendu déclarer à la télévision que l’Inde devra faire bien mieux en matière d’éducation.

Jean-Pierre Chevènement

Cet écart en matière d’éducation entre la Chine et l’Inde révèle la différence entre le marxisme qui a innervé la Chine moderne et l’arrière-plan non pas clérical (il n’y a pas de clergé hindouiste) mais religieux de l’hindutva qui ne pousse pas vers la culture des valeurs de la connaissance.

Pierre Antonmattei

Les deux seuls États fédérés qui avaient une École à peu près correcte, le Bengale et le Kérala (alors communistes) avaient participé au classement Pisa [1]… et ils étaient les derniers ! Les meilleurs de l’Inde étaient les plus mal classés.

Jean-Pierre Chevènement

Pisa est un système qui mesure les compétences (et non pas les savoirs) acquises par les élèves à un certain niveau, ce qui est d’ailleurs très contestable à mon avis.

Nous avons parlé de la Chine, ce qui nous amène à aborder l’aspect international.

La Chine a un PIB 4 ou 5 fois supérieur à celui de l’Inde et une montée exponentielle qui fait que les États-Unis ont découvert il y a quelques années que le PIB de la Chine menaçait de dépasser le leur. Cela s’est traduit par un raidissement des relations sino-américaines. D’abord avec Obama. Souvenons-nous de sa politique du « pivot » [2] vers la Chine et le Pacifique. Puis avec Trump qui a entamé une guerre commerciale et technologique et émis l’idée d’un containment, d’un endiguement de la Chine s’appuyant sur un certain nombre de pays : le Japon, l’Inde, les pays de l’Asean (association des nations de l’Asie du Sud-est : l’Indonésie, le Vietnam, la Thaïlande…), et l’Australie. Tout ceci permettant, en prospective, d’équilibrer la puissance de la Chine.

L’Inde a des points forts. C’est une démocratie. C’est un pays très peuplé qui sera plus peuplé que la Chine d’ici peu. Comme les Chinois, les Indiens se sont dotés d’une dissuasion nucléaire. Ils disposent de missiles balistiques dont la dernière série (Agni V) porte à plus de 5000 kilomètres, c’est-à-dire que les villes chinoises sont sous la menace de ces missiles indiens.

En même temps l’Inde a beaucoup de retard sur la Chine. Et surtout l’interpénétration économique entre l’Inde et la Chine instaure plutôt des rapports de domination d’un pays développé sur un pays encore largement sous-développé, même s’il y a des secteurs qui se développent remarquablement, comme l’informatique, l’automobile, etc.

Il faut donc resituer ce problème dans un contexte plus large. L’Inde va-t-elle rompre avec sa politique de non-alignement traditionnelle, politique qui l’avait rapprochée de la Russie et en même temps de la Chine ? Les Indiens sont récemment devenus membres à part entière de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS). [3] Il y a des aspects contradictoires dans la politique indienne mais on a quand même le sentiment que depuis quelques années l’Inde penche de plus en plus du côté américain, ce qui l’amène à rompre avec l’orientation traditionnelle de sa diplomatie.

Mais ce n’est qu’un point de vue contestable sur la longue durée.

Pierre Antonmattei

Il est vrai que l’Inde a des points forts. La pharmacie, par exemple : en trois décennies, elle s’est hissée parmi les dix plus gros exportateurs de médicaments. Les Indiens sont très bons en mathématiques. L’Inde a un programme spatial et lance des satellites performants et compétitifs.

Mais l’Inde, comme maints autres pays, est confrontée à un autre problème, c’est la corruption. On a découvert qu’en Inde la moitié des embauches se font par « piston », ce qui n’est pas propice au développement économique.

Il y aurait aussi beaucoup à dire de l’administration indienne qui était plus efficace à l’époque de la domination britannique.

Sur le plan international le problème le plus préoccupant ce sont les « coups d’épingles » répétés de la Chine contre l’Inde.

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[1] Pisa (de l’anglais Programme for International Student Assessment) désigne le Programme international pour le suivi des acquis des élèves, ensemble d’études menées par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), et visant à mesurer les performances des systèmes éducatifs des pays membres et non membres. Les enquêtes sont menées tous les trois ans auprès de jeunes de 15 ans dans les 36 pays membres de l’OCDE ainsi que dans de nombreux pays partenaires et aboutissent à un classement dit « classement Pisa ».
[2] Le « pivot » asiatique, projet de Barack Obama, était destiné à faire basculer le « centre de gravité » de la diplomatie américaine vers l’Asie-Pacifique, au détriment des Européens.
[3] L’Organisation de coopération de Shanghaï a été fondée en 2001 par les dirigeants de la Russie, de la Chine, du Kazakhstan, du Tadjikistan, du Kirghizistan et de l’Ouzbékistan. Ses objectifs principaux sont le renforcement de la confiance entre les États membres, la sauvegarde de la paix, de la sécurité et de la stabilité dans la région et le développement de la coopération dans les domaines politiques, économiques et commerciaux.

Le cahier imprimé du colloque « L’avenir de l’Inde, entre intérêt national et aspirations régionales et mondiales » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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