Interventions diverses sur l’hindutva lors du séminaire « L’avenir de l’Inde, entre intérêt national et aspirations régionales et mondiales » du mercredi 9 septembre 2020.

Pierre Antonmattei

Merci, Monsieur le Président.

L’hindutva est un concept assez difficile à saisir pour des Occidentaux. Je dirai que c’est une galaxie apparue au moment où l’Inde allait accéder à l’indépendance.

Une des caractéristiques de l’Inde est que c’est un pays extrêmement religieux. 82 % des Indiens sont hindous. D’autres religions sont pratiquées par des minorités, la plus importante étant l’islam (200 millions de musulmans). La coexistence des différentes religions pose un certain nombre de problèmes et de difficultés. De plus, l’Inde est un pays qui, plus que tout autre, est obsédé par son passé, au point que l’on peut s’y entretuer pour un temple qui a été détruit il y a 150 ans ou 200 ans. Il est impressionnant de voir à quel point le passé commande le présent. Chaque religion a sa pratique mais le passé existe. Le passé dit d’abord que, dans sa longue histoire, l’Inde a été envahie par des populations diverses et variées, notamment, vers l’an mil, par des populations de confession musulmane. Les difficultés entre musulmans et hindous se sont manifestées tout au long de l’histoire de l’Inde, culminant au moment de l’indépendance qui s’est accompagnée d’épouvantables massacres de masse qui ont beaucoup assombri la suite des événements pour l’Inde.

Pourquoi les tenants de l’hindutva, dont le Premier ministre est l’un des acteurs, s’opposent-il à une cohabitation paisible des différentes religions ? On a cru cette cohabitation possible à l’époque de Nehru, acteur de l’indépendance de l’Inde qui présida à l’adoption de sa Constitution. Nehru, pour tenter d’éviter les tensions religieuses, avait pensé un sécularisme à l’indienne, une sorte de laïcité. D’ailleurs, le mot laïcité figurera dans la Constitution de l’Inde. [1] Jusqu’aux années 70, ce modèle semblait fonctionner correctement mais petit à petit la situation s’est dégradée avec l’irruption dans les années 80 d’un nationalisme prescrivant l’hindouisme à tous les habitants de l’Inde. L’hindutva est cette exigence, cette pression pour en venir à ce que toutes les minorités présentes en Inde acceptent la suprématie culturelle de l’hindouisme et sa traduction en termes d’identité nationale. Des mesures ont été prises par le Premier ministre indien qui vont dans ce sens-là.

S’ajoute à cela le terrible problème du Cachemire, à la fois politique et religieux. Cet ancien royaume, où les musulmans sont nombreux, a été l’enjeu et le site de nombreux conflits armés, pas moins de quatre guerres depuis l’indépendance, dont la dernière, le conflit de Kargil qui opposa l’Inde et le Pakistan en 1999 (la France avait soutenu les Indiens), provoqua de nombreuses pertes humaines. Cette belligérance, qui n’a jamais cessé, crée une situation très difficile à trancher. En 1949, l’ONU avait mis en place une ligne de cessez-le-feu qui a figé les positions militaires : le Jammu-et-Cachemire, au Sud, occupé par l’État fédéré indien, l’Azad Jammu-et-Cachemire et les territoires du Nord par le Pakistan. La Chine occupera l’Aksai Chin, petit territoire du Nord-Est dans les années 50. En 1962, un conflit opposa la Chine à l’Inde pour le contrôle de territoires sur la frontière himalayenne. La Chine avait l’avantage quand Nehru réclama l’intervention aérienne des États-Unis au président Kennedy. En pleine guerre froide, ce dernier redoutait que cette guerre n’aboutît à une guerre totale entre les deux nations les plus peuplées au monde. On peut dire que la même chose se répète : la Chine essaye de grignoter les frontières de l’Inde en permanence, ce qui renforce la belligérance dans la région du Cachemire.

Toutefois, deux articles de la Constitution de l’Inde permettaient aux musulmans de contribuer à la gestion du Cachemire. [2] Or, par un coup de force, M. Modi, devenu Premier ministre, dans le but d’« hindouiser » le Cachemire, a décidé de révoquer ce statut d’autonomie constitutionnelle de l’État du Jammu-et-Cachemire.

La situation au Cachemire se dégrade donc continuellement. Les tensions entre hindous et musulmans (soutenus par la Pakistan) ne font que s’aggraver, rendant la situation extrêmement difficile.

Comme je l’ai dit, l’hindutva tend à ce que tous les habitants de l’Inde adoptent la religion hindoue. Le Premier ministre indien a décidé de réformer les dispositions concernant l’accès à la nationalité dans un sens qui peut paraître « généreux », attribuant la nationalité indienne à toutes les personnes arrivées en Inde depuis un certain temps, quelle que soit leur religion… à l’exception des musulmans quittant le Pakistan pour l’Inde et les migrants bangladais venant en Inde illégalement pour trouver du travail. Cette réforme a déclenché des manifestations, durement réprimées, dans le Nord de l’Inde où les musulmans sont nombreux.

Avant même l’élection de Modi, un certain nombre de personnalités indiennes, notamment des universitaires, étaient recherchées et parfois exécutées par des spadassins. Des journalistes ont été assassinés. Par ailleurs, en 2017 notamment, une chasse aux musulmans a été déclenchée au motif que ceux-ci consomment de la viande de bœuf.

Jean-Pierre Chevènement

Ces pratiques ont-elles un caractère de généralité ?

Pierre Antonmattei

On ne connaît pas l’ampleur des choses. Il est difficile de compter les paysans qui se font rosser parce qu’ils commercent du bœuf. Lors du premier mandat de Modi (de 2014 à 2018), ces incidents étaient relativement isolés. En 2016 et 2017, je me suis étonné auprès d’Indiens relativement libéraux du fait qu’on laissait sévir ces nervis. Mais généralement, ils ont relativisé le phénomène, arguant qu’il ne touchait qu’une minorité infime eu égard à la population du pays : un raisonnement qui faisait peu de cas de la liberté… et qui n’incitait sans doute pas la justice indienne à punir les coupables… si bien que l’on peut craindre que la situation ne s’aggrave.

Jean-Pierre Chevènement

Pourrait-on revenir sur le RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh, Organisation patriotique nationale) et à l’historique de ce courant idéologique ?

Pierre Antonmattei

L’hindutva a toute une série de ramifications dont la première est le BJP qui en est l’émanation.

Le RSS est quelque chose de très important. Créée en 1925, cette milice de type militaire qui s’inspire du mouvement fasciste italien, peut être perçue comme positive lorsqu’elle apporte une aide humanitaire aux populations lors des catastrophes. Fort de ses 6 millions de membres, le RSS est utilisé également pour les campagnes électorales. Nehru, qui préconisait la distinction entre le religieux et les institutions étatiques, avait en son temps interdit le RSS qu’il considérait comme anticonstitutionnel et antidémocratique.

Beaucoup d’autres ramifications infiltrent les universités, les syndicats, la plupart des activités et même les castes.

L’hindutva est donc un système extrêmement complet.

Jean-Pierre Chevènement

Le concept d’hindutva, formalisé au lendemain de la Première Guerre mondiale par Vinayak Damodar Savarkar (1883-1966) dans un essai intitulé Essentials of Hindutva (1923), est un concept identitaire, c’est l’hindouïté, l’identité de l’Inde selon le BJP. L’Inde a une religion pratiquée par un milliard d’hommes et de femmes. Pour l’hindutva, le RSS est une sorte d’école ou de matrice idéologique…

Pierre Antonmattei

Le RSS a ses propres écoles qui scolarisent de nombreux enfants. Modi est lui-même un produit du RSS où il a été engagé dès l’âge de huit ans.

Jean-Pierre Chevènement

Comme vous l’avez dit, le RSS a différentes branches dont une branche politique, le parti BJP, parti nationaliste aujourd’hui au pouvoir dont j’ai lu qu’il compte 80 millions de membres. Ce chiffre est peut-être un peu exagéré mais c’est une force dans le paysage politique.

N’est-il pas normal qu’un peuple ait une identité au sens de Braudel : « L’identité d’un pays c’est son histoire mais toute son histoire… » ?

L’Inde, qui compte quand même 14 % de musulmans et une pincée de sikhs, de bouddhistes, de chrétiens (2 %), de jaïns, etc., est majoritairement hindoue (80 %).

Mais fondamentalement l’identité d’un peuple est son histoire. Braudel définissait l’identité comme l’histoire d’un peuple sans rien en omettre jusqu’à aujourd’hui , une identité qui reste ouverte sur l’avenir et nous délivre donc de l’essentialisme. L’identité est dans la continuité historique. Comme l’a dit Emmanuel Macron dans son discours du Panthéon (4 septembre 2020) commémorant la naissance de la IIIe République, « La République commence bien avant la République elle-même, car ses valeurs sont enracinées dans notre histoire. » La nation est la condition de formation de la République, c’est toute une histoire qu’il faut embrasser dans sa longue durée.

Je pense qu’on ne peut pas critiquer le fait qu’une nation revendique une identité. Évidemment les peuples ont une identité. Le problème est de savoir comment on la définit et ce sur quoi elle débouche.

Il y a effectivement des excès dont je ne mesure pas la portée : vouloir reconstruire un temple hindou à l’emplacement d’une mosquée construite il y a cinq siècles par Babur, un des grands Moghols, crée évidemment beaucoup d’émotion. [3]

Mais quelles sont les manifestations de l’hindouïté ?

Vous avez parlé de la législation qui exclut les seuls musulmans du dispositif permettant de régulariser les réfugiés arrivés avant 2014. Néanmoins, me faisant l’avocat du diable, je dirai que les 200 millions de musulmans qui vivent en Inde en font le pays où il y a le plus de musulmans après l’Indonésie, pays que l’Inde dépassera bientôt, compte tenu du dynamisme démographique de cette catégorie de la population, dynamisme redouté par les hindous. Mais, à ma connaissance, on ne les force pas à se convertir, ces 200 millions de musulmans présents en Inde !

Pierre Antonmattei

La loi, qui veut désormais que les musulmans ne puissent plus entrer en Inde, vise notamment les nombreux musulmans qui viennent du Sri Lanka pour trouver du travail en Inde.

Jean-Michel Quatrepoint

Il faut replacer cela dans le contexte géographique et géopolitique. L’Inde est cernée par des forces hostiles : la Chine, le Pakistan, allié à la Chine et aux Américains, le Bangladesh, qui est musulman, d’où l’alliance, pendant longtemps, avec l’URSS. Dans ce contexte, la réaction de l’Inde est celle d’un pays qui, se sentant assiégé, se replie sur son identité.

Jean-Pierre Chevènement

Si on veut présenter les choses de façon équilibrée, il faut quand même rappeler que le Pakistan, pourtant fondé par un agnostique, Muhammad Ali Jinnah (1876-1948), devint avec le général Muhammad Zia-ul-Haq (1924-1988) un État intégriste religieux. Il faudrait faire l’histoire du Pakistan. Nous avons consacré un colloque à ce sujet [4] en émettant le souhait que le Pakistan puisse se constituer sur les bords de l’Indus, puisque c’est cette région qui a été dévolue aux musulmans au moment de la partition, comme État non confessionnel, sur le principe de la citoyenneté. Pour comprendre l’Inde il faut aussi comprendre le Pakistan. C’est un binôme, il y a un rapport dialectique entre les deux.

Jean-Luc Racine

Pour débattre nous devons disposer de divers éléments sur un sujet qui, comme vous l’avez dit, est particulièrement complexe.

J’aurai une lecture un peu différente de la vôtre.

Les textes qui ont marqué l’histoire du RSS depuis 1925 dessinent une ligne de force qui constitue la matrice idéologique sur laquelle se fonde le Bharatiya Janata Party (BJP), le parti du peuple de Bharat (nom sanscrit de l’Inde), sachant que le terme « Inde », qui vient de l’extérieur (des Grecs, d’Alexandre, etc.), désigne ce qui est au-delà du fleuve Indus.

Certes il faut faire la distinction entre l’idéologie et la pratique. Mais fondamentalement le cœur de la réflexion a été formulée par Savarkar en 1923 (deux ans avant la fondation du RSS) dans son essai Essentials of Hindutva, rebaptisé ensuite Hindutva. Who is a Hindu ?.

Le RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh, association des serviteurs de la nation) est plus qu’une milice.

Des manifestations de force rassemblent des centaines, voire des milliers d’hommes en uniforme (traditionnellement chemise blanche, calot noir, short kaki, aujourd’hui remplacé par un pantalon) brandissant le fameux bâton de bambou ferré (le lathi) qui leur sert d’emblème martial. On peut donc parler d’une milice et d’un certain culte de la force.

Mais le RSS, c’est aussi un discours. Sur son site officiel, le RSS s’autodéfinit ainsi : « Pour le bien-être de l’entière humanité Bharat doit se tenir devant le monde comme une nation ayant confiance en soi, résurgente et puissante. Le Sangh (le RSS), quant à lui, a pour but de donner de l’énergie dans tous les champs de l’activité nationale. Exprimé en termes simples, l’idéal du Sangh est de porter la nation au pinacle de la gloire en organisant la société tout entière. » [5] Cette autodéfinition mérite qu’on s’y arrête parce qu’elle va bien au-delà d’une milice en mettant en avant une conception de la nation, une idée de l’Inde, à l’opposé de celle que Nehru avait portée de façon emblématique avant et après l’indépendance.

La vraie question est celle de la pluralité. Vous l’avez dit : l’Inde compte environ 82 % d’hindous.

Mais qu’est-ce que l’hindouisme comme religion et plus encore comme identité ? S’agit-il, comme certains l’ont dit, d’une construction coloniale britannique homogénéisant la pluralité consubstantielle de la « pensée hindou » pour mieux opposer hindouisme et islam, selon le principe de « diviser pour régner » ? Ou bien l’hindouisme est-il, à l’heure de la genèse du nationalisme indien, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle et de sa consolidation pendant la première moitié du XXe siècle, un concept relativement récent, et englobant, qui met de côté la diversité des rites et des croyances – le shivaïsme, le vishnouisme, la bhakti, etc…- qui sont la définition même de l’hindouisme traditionnel pour en faire en quelque sorte une étiquette de la majorité de la population, même avant la partition de 1947 ?

Il y a dans l’esprit des théoriciens, des idéologues de l’hindutva, deux concepts majeurs. L’Inde comme patrie, « matrie » devrais-je dire car l’image de la Mère-Inde, Bharat Mata, est quasiment déifiée. Et l’Inde comme Terre sacrée. Pour ces idéologues, tous les Indiens, quelle que soit leur religion, sont des enfants de la patrie, à l’exception de ceux qui ont adopté des religions venues de l’étranger, non pas les sikhs, les bouddhistes, ni les jaïns mais les musulmans et les chrétiens. Si les premiers sont les descendants des envahisseurs musulmans, tel Mahmoud de Ghazni (971-1030), qui, il y a un millénaire, est venu avec sa soldatesque d’Afghanistan, les premiers musulmans à venir, dès les lendemains de l’Hégire, étaient les commerçants arabes qui débarquaient sur les côtes du Kérala. Ce n’étaient pas des envahisseurs. Ceux qui ont adopté des religions étrangères sont peut-être des fils du sol mais ils ne sont plus des fils de la Terre sacrée. Je vous épargne les discours des chefs successifs du RSS, forgerons de la doctrine idéologique, me bornant à citer Golwalkar (1906-1973), l’un des premiers dirigeants du RSS qui, par ces mots : « Le simple fait d’être né sur un territoire particulier mais sans en avoir les configurations mentales ne peut jamais donner à cette personne le statut d’un membre de la nation », formulait la position la plus extrême.

En septembre 2018, l’actuel chef du RSS, Mohan Bhagwat, avait fait une série de conférences (où il avait invité le leader du Congrès et le leader communiste qui avaient poliment décliné l’invitation). C’était l’époque du premier mandat de Narendra Modi, marqué par les incidents que vous avez évoqués : lynchages de gens – surtout des musulmans – qui font commerce de la vache et du bœuf, « vigilantisme » (pardon pour l’anglicisme) des milices qui poursuivent ceux qui ne sont pas dans le droit chemin, ceux qui tuent la vache mais aussi les jeunes filles qui se laissent séduire par des jeunes gens musulmans. Le « djihad de l’amour » (Love Djihad) est vu comme une obscure conspiration visant à affaiblir la communauté d’origine des jeunes femmes hindoues qui, séduites par des musulmans, abandonnent leur religion ancestrale. Ces incidents avaient eu un effet négatif dans certains cercles internationaux et avaient suscité des critiques en Inde même. On vit donc le leader du RSS, en septembre 2018, tenir un autre discours, parlant d’un malentendu, d’une conspiration visant à présenter les membres du RSS comme des « communalistes » (est « communaliste » celui ou celle dont l’attachement à sa communauté se combine avec une hostilité active à l’encontre d’autres communautés qui partagent le même espace géographique et politique). On nous accuse à tort de tout cela, déclarait Mohan Bhagwat. En réalité, en Inde, quelle que soit la religion, chacun est hindou (on joue sur l’ambiguïté entre hindou et hindouisme). Il ne s’agit pas de convertir les musulmans, ajoutait-il, mais de faire en sorte que les musulmans – comme les chrétiens, etc. – adhèrent à une idéologie qui reconnaît la suprématie de l’hindouisme, dans la mesure où, pour citer un autre idéologue du RSS, « la culture est la nature même de la nation ». Mais quelques mois plus tard, le même Bhagwat, dans un discours qui célébrait la victoire du dieu Rama sur le démon Ravana, expliquait que Bharat est l’Hindoustan, est la nation hindoue. Dans la vision du Sangh (du RSS), le mot hindou ne concerne pas simplement ceux qui eux-mêmes s’appellent hindous.

Autrement dit le RSS tient aujourd’hui un double langage : à côté d’un discours dans la ligne du radicalisme hérité des idéologues fondateurs, un nouveau discours tente de s’installer ( « Ne me jugez pas sur mes propos, jugez-moi sur les actes » dit Bhagwat lui-même) qui consiste à dire que tous les Indiens sont hindous, non parce qu’ils renient leur religion mais parce que l’hindouisme prévaut, non en tant que rite mais en tant que moule intellectuel et idéologique. Sur des bases intellectuelles aussi floues on peut interpréter ces propos soit comme une façon de se dédouaner, soit tout simplement comme un symbole d’une domination qu’on peut appeler, avec un autre anglicisme, « majoritarienne » : les minorités doivent accepter la suprématie idéologique de la majorité. Cela s’accompagne évidemment d’un certain nombre de mesures qui inquiètent jusqu’aux fervents soutiens internationaux de l’Inde. Je pense à un texte publié aujourd’hui même sur le site de la Fondation Carnegie par Ashley J. Tellis [6], lui-même d’origine indienne et grand soutien des rapports entre les États-Unis et l’Inde, qui met en garde : « attention, si l’Inde devient une démocratie illibérale, et elle semble être en train de le devenir, cela nuira à son positionnement dans le nouveau jeu géopolitique international. » Je rejoins là les questions que vous posiez bien au-delà du cadre régional.

Pierre Antonmattei

Selon Savarkar, qui théorisa l’hindutva, être hindou c’est avoir un mode de vie : faire des offrandes aux dieux, suivre les fêtes, faire que toute sa vie soit marquée par l’hindouisme. J’observe par ailleurs que Modi a mieux traité les chrétiens qui sont toujours autorisés à entrer en Inde, contrairement aux musulmans. Depuis le premier mandat de Modi, les chrétiens bénéficient d’une relative bienveillance, eu égard à leurs actions humanitaires en Inde, sur le plan médical, etc. (On pense à Mère Teresa). C’est donc bien le musulman qui est considéré comme le grand ennemi.

Il ne faut pas oublier que l’Inde a connu à partir de 1990 une terrible séquence de terrorisme qui a fait autant de morts que l’attentat du World Trade Center. Les attentats terroristes étaient à la fois le fait des Cachemiris, qui se disaient maltraités, et de formations jihadistes pakistanaises (Lashkar e Taiba, Jaish e Muhammad) opérant au Cachemire en lien avec certaines factions locales et en Inde même.

Jean-Pierre Chevènement

Je voudrais en revenir au concept d’hindouïté parce que je pense que nous devons le serrer de très près. Jean-Luc Racine a prononcé les mots de « démocratie illibérale » qui mériteraient une définition. En quoi l’hindouïté du BJP ferait-elle de l’Inde une démocratie illibérale ?

Le mot hindouïté est susceptible de plusieurs définitions : une définition qui tend vers l’extrémisme, vous l’avez dit. J’emprunte une autre définition à Jean-Claude Carrière pour qui « l’imaginaire est le ciment de l’Inde ». L’hindouisme est la religion d’un milliard d’hommes, une des plus grandes religions du monde qui fait voir le monde à travers les dieux, à travers Brahma, à travers Vichnou, à travers Shiva, etc. Je racontais à mes enfants que, lors d’un voyage en Inde en qualité de ministre de la Défense, emmené à Bangalore pour visiter un temple par un chef du protocole du plus pur style « British », je vis avec stupéfaction celui-ci se prosterner devant un éléphant qu’il enduisit de beurre ! En une demi-heure, le personnage britannique qui m’avait accueilli s’était mué en un sectateur de Ganesh. C’est une façon de voir le monde, une Weltanschauung. Les hindous croient en un monde habité, ils vivent avec les catégories issues de leur religion millénaire, à travers le Mahabharata et le Ramayana (autre grand poème épique), qui naturellement modèlent leur perception.

Je fais une différence entre mentalité religieuse et identitarisme de combat. Ce n’est pas la même chose et il me semble que si on veut comprendre Modi il faut admettre qu’il y a des degrés et des nuances. Mais je peux me tromper. Je ne suis pas un aussi bon observateur que vous.

Monsieur l’ambassadeur de Montferrand va nous donner sa perception de l’hindutva.

Bernard de Montferrand

Il y a un point sur lequel on n’a peut-être pas assez insisté en parlant de l’hindutva, c’est son caractère récent. Ce concept est né, comme vous l’avez souligné, après la Première Guerre mondiale et, à mon sens, il est très lié à la lutte pour l’indépendance et à l’histoire de la colonisation de l’Inde.

Après la colonisation, les Indiens aspirent à retrouver une identité qui soit vraiment la leur. L’Inde est un pays de religion et de culture hindoue envahi au cours de son histoire par des étrangers qui avaient pris les manettes du pouvoir. Cela commença par les Moghols dont certains furent extraordinairement tolérants, d’autres beaucoup moins. Et puis les Anglais s’étaient appuyés sur les musulmans : les zamindars, propriétaires fonciers, chargés de percevoir l’impôt par les Britanniques, perpétuant une situation de néo-féodalisme, étaient très souvent des musulmans. Le BJP a donc reconstruit l’histoire de l’Inde en revendiquant le caractère majoritaire de l’hindouïté.

En quoi cela marque-t-il la vie politique indienne ? Je crois qu’il y a plusieurs manières de voir. Cet attachement profond à l’identité reste extrêmement fort.

Vous avez parlé de Jean-Claude Carrière. Avant de jouer le Mahabharata au Théâtre des Bouffes du Nord, il avait emmené toute sa troupe faire le tour de l’Inde pour voir comment dans les villages on jouait le Mahabharata. Il a écrit de très beaux textes sur le sujet. [8] Il constatait, par exemple, que partout les mères indiennes, parfois même musulmanes, apprennent cette histoire à leurs enfants avant qu’ils s’endorment. Donc, comme vous le disiez, ce fond culturel identitaire reste omniprésent.

En quoi ce retour du passé change-t-il les choses aujourd’hui ?

D’abord cela apporte une polarisation politique très forte. Les débats politiques dans l’Inde d’aujourd’hui sont marqués par une violence qui n’existait pas du temps du « bon » Congrès, du Congrès qu’on aimait en Europe ou à l’étranger.

Mais cela est considérablement tempéré par le fait que le BJP et tous ces partis intégristes sont très divisés entre eux. La diversité des partis politiques relativise la vague BJP. Dans tous les États s’affrontent des coalitions d’une grande diversité, avec des gens qui changent de parti ou d’alliances comme de chemise, souvent en fonction de raisons financières. C’est un facteur modérateur.

Il est vrai toutefois que l’ancienne conception de la vie politique indienne, que nous idéalisions d’ailleurs un peu, celle du Congrès, a explosé. Quand j’étais ambassadeur en Inde, il y a déjà longtemps, on avait organisé – cela ferait sourire beaucoup de gens aujourd’hui – un séminaire sur la laïcité à la française et la laïcité à l’indienne. Nos amis indiens avaient les yeux un peu écarquillés quand on leur expliquait la laïcité française. Néanmoins il y avait cette espèce de compréhension commune. Aujourd’hui il serait impossible en Inde d’organiser un tel séminaire !

Moi je crois que toutes ces poussées, ce nationalisme, sont tempérés aujourd’hui par la diversité indienne dans les différents États et par la démocratie locale dans les structures locales, régionales ou villageoises.

Mais cela reste – et restera – prégnant parce que l’identité indienne aujourd’hui, face à l’environnement tel qu’il est, est une demande profonde de l’opinion publique.

Pierre Conesa

Je comprends la question sur l’identité religieuse de chacune des nations. Mais, pour avoir travaillé sur ce sujet, je suis frappé par l’extraordinaire similitude de tous ces radicalismes religieux. Toutes les étapes que vous avez décrites : le changement du code de la nationalité, le statut des migrants, la crispation sur la guerre de la vache, le djihad, la destruction des lieux de culte ou leur changement d’affectation, se retrouvent aujourd’hui dans tous les radicalismes religieux. Ces crispations concernent toutes les grandes aires religieuses. L’originalité de l’Inde, qui est d’être une démocratie et de laisser libre cours à ce fanatisme doit être relativisée car les pratiques qu’on y observe ressemblent beaucoup à celles des salafistes djihadistes, des juifs radicaux, et même des bouddhistes. En effet, les bouddhistes aussi s’y mettent. Au Sri Lanka, ils ont changé le code de la nationalité : ils ne veulent pas reconnaître aux Tamouls du sud de l’Inde leur droit à la nationalité.

Le radicalisme religieux se caractérise par un triptyque : une foi, un peuple et une terre, qui conditionne toutes les règles. On fait partir ceux qui n’ont pas de légitimité à séjourner sur cette terre dont on définit les limites selon un principe mythologique. L’oumma, par exemple, est un terme qui n’a pas de visibilité géographique, néanmoins c’est une thématique qui revient continuellement chez les salafistes.

Je voulais à la fois relativiser la situation de l’Inde et en même temps la rapporter à d’autres situations qui sont assez semblables.

Jean-Luc Racine

Il est en effet judicieux de replacer le cas indien dans un contexte beaucoup plus large.

On peut le faire aussi sur le plan purement politique. Narendra Modi représente à sa façon – qui n’est pas celle de Poutine, qui n’est pas celle d’Erdogan, etc. – une évolution contemporaine où l’on voit des nations mettre en avant un homme fort.

On ne comprend pas ce qui se passe en Inde depuis 2014 si on ne comprend pas ce que représente la personnalité de Narendra Modi. C’est quelqu’un qui renvoie à un modèle du RSS. Il a été marié très jeune, il a laissé sa femme de côté, ce qui lui donne un peu la figure du « renonçant » (« saṃnyāsin »). [9] D’ailleurs il est en train de se laisser pousser la barbe, qu’il avait jusque-là taillée de près. En même temps il est aujourd’hui l’incarnation de l’homme fort, toutefois avec des nuances.

La diversité politique des États indiens que soulignait Bernard de Montferrand est une réalité. Mais il ne faut pas oublier qu’un certain nombre de gens qui vont voter dans un des 28 États de l’Inde pour tel ou tel parti régional vont éventuellement voter pour Modi au scrutin national. En effet – et là est le risque de dérive vers la démocratie illibérale – Modi construit son pouvoir sur ce qu’un analyste indien a appelé « Faites-moi confiance ». Ce « Faites-moi confiance » balaie le type de justification de la démocratie traditionnelle où l’on juge un pouvoir sur ce qu’il a dit, ce qu’il a promis, ce qu’il a fait, etc. et s’appuie sur une stratégie de communication intégrale… à une exception : jamais de conférence de presse ! Mais tous les jours le pouvoir poste des messages sur les réseaux sociaux (facebook, etc.). Les multiples programmes sociaux qui sont mis en œuvre portent toujours la photo du Premier ministre. Je ne parlerai pas d’un culte de la personnalité mais d’une cristallisation politique sur l’image d’un homme. Modi, par exemple, a su saisir les circonstances d’un attentat au Cachemire avant l’élection d’avril-mai 2019. Aussitôt son compte Twitter a changé, devenant « Narendra Modi le gardien » (le protecteur de la nation).

Cette politique de communication constante rencontre aussi un écho dans une certaine évolution de la classe moyenne et bien sûr dans l’évolution idéologique de la diaspora indienne aux États-Unis qui joue un rôle très important dans toute cette affaire et, entre autres, dans le rapprochement entre les États-Unis et l’Inde.

Pierre Antonmattei

Effectivement, Narendra Modi est une bête politique. Il ne pense qu’à la politique. Féru de high tech, il tweete sans arrêt (un peu comme Donald Trump…). Fréquemment, il réunit les hauts fonctionnaires (par-dessus la tête des ministres) pour leur donner des consignes. C’est un mode de gouvernement assez particulier.

Son omniprésence médiatique et sa volonté de tout faire lui-même lui font cependant commettre de graves erreurs. Je pense à un épisode bien connu : le 9 novembre 2016, sous prétexte de lutter contre la corruption et l’économie souterraine, Narendra Modi annonça en personne que tous les Indiens possédant des billets de 500 roupies (7 euros) et de 1000 roupies (14 euros), gravés à l’effigie du Mahatma Gandhi (avec un plafond de 4000 roupies par personne soit 55 euros), devaient les remettre aux banques pour qu’ils soient retirés de la circulation, la raison invoquée étant de lutter contre la corruption, les billets en question devant être remplacés ultérieurement. Dans les faits, faute de pouvoir imprimer assez vite les milliards de billets nécessaires en temps voulu, la quasi-totalité des acteurs de l’économie furent privés de liquidités pendant des mois, cependant que des files d’attente gigantesques se pressaient devant les ATM (distributeurs de billets). De cet épisode calamiteux, Modi n’avait pas informé Raduram Rajan, le très estimé directeur de la Banque nationale de l’Inde, bien connu de toutes les banques nationales de la planète, car, quelques années auparavant, il avait fortement diminué la dette de son pays. Néanmoins Modi le remplaça par un autre directeur, aussi compétent, lequel connut à son tour le même sort. In fine, au total, l’Inde mit trois ans à récupérer la perte du PNB due à cette bévue monétaire.

De la même manière, Narendra Modi a décidé, pratiquement seul, lors de l’apparition du coronavirus d’instaurer un confinement de la population des bidonvilles, initiative très discutable vu la densité extrême de ce segment de population. Il ne semble pas qu’il ait consulté des économistes indiens, lesquels sont pourtant souvent considérés comme excellents dans le monde entier.

Jean-Pierre Chevènement

Le BJP et le phénomène Modi ne peuvent-ils être mis en rapport avec le nationalisme de tous les grands pays émergents ? N’y a-t-il pas, par exemple, une analogie entre le BJP, le nationalisme de l’hindutva, et ce que représente le Parti communiste chinois (PCC) dont Jean-Paul Tchang nous disait qu’il était l’héritier de toute l’histoire de la Chine, des empereurs jusqu’à nos jours ? Cela ne nous renvoie-t-il pas au néo-ottomanisme d’Erdogan, au nationalisme iranien chiite ? On pourrait aussi parler du Pakistan, encore que le nationalisme pakistanais soit très spécifique parce que, faute d’autres éléments d’identité, c’est vraiment l’identification à une religion.

Ne sommes-nous pas là en présence du réveil d’émergents qui estiment avoir des revanches à prendre sur un passé qui les a dominés, humiliés ? Est-ce un cas tellement particulier à l’Inde ?

Les nationalismes indien et chinois se heurtent déjà depuis longtemps. J’avais été très frappé dans mes contacts en Inde de voir la « vivacité » – dirais-je en forme de litote – avec laquelle s’étaient exprimés les dirigeants indiens quand on avait abordé le sujet de la Chine. Visiblement ils n’ont pas oublié la guerre de 1962 dans l’Himalaya et les humiliations qu’a subies l’Inde de la part de la Chine. Il y a là des facteurs que l’on est obligé de prendre en compte. L’Asie n’est pas simple.

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[1] La laïcité, avec l’inclusion, l’égalité et la tolérance, fait partie des principes fondateurs inscrits dans sa Constitution de 1949 par son rédacteur, Bhimrao Ramji Ambedkar, un intouchable.
[2] L’article 370 de la Constitution indienne donnait un pouvoir exceptionnel à l’assemblée législative de l’État du Jammu-et-Cachemire dans la gestion de ses affaires et limitait les pouvoirs de New Delhi à des domaines tels que la défense ou les communications. D’autre part, l’article 35-A, interdisait aux non-Cachemiriens de détenir des propriétés dans la région.
[3] La Cour suprême indienne a autorisé le 9 novembre 2019 la construction d’un temple hindou à Ayodhya (nord) sur le site d’une mosquée du XVIe siècle dont la destruction en 1992 par des nationalistes hindous avait provoqué de sanglantes émeutes intercommunautaires et fait 2000 morts. Les nationalistes hindous, parmi lesquels les partisans du Bharatiya Janata Party (BJP) du Premier ministre Narendra Modi, croient que Ram, leur dieu guerrier, est né à Ayodhya et que Babur, le premier souverain musulman de l’empire moghol, y avait fait construire la mosquée Babi sur le site d’un temple hindou.
[4] « Où va le Pakistan ? », colloque organisé le 22 juin 2009 par la Fondation Res Publica.
[5] Site internet du RSS : www.rss.org.
[6] Ashley J. Tellis, « India’s Path to the Big League », Carnegie Endowment for International Peace, 9 septembre 2020.
[7] Jean-Claude Carrière, Dictionnaire amoureux de l’Inde, Paris, Plon, 2001.
[8] Jean-Claude Carrière, À la recherche du Mahâbhârata, carnets de voyages en Inde avec Peter Brook 1982-1985, Paris, Kwok On, 1997.
[9] Nom donné à ceux des hindous qui, pour obtenir la délivrance (« moksha », c’est-à-dire le « salut »), décident de renoncer au monde et se doivent de ne plus rien posséder qu’un bâton pour s’aider dans leur marche et un bol pour recueillir les aumônes.

Le cahier imprimé du colloque « L’avenir de l’Inde, entre intérêt national et aspirations régionales et mondiales » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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