L’Inde dans le système international
Interventions diverses sur la politique étrangère de l’Inde et sur la place de cette puissance dans le système international lors du séminaire « L’avenir de l’Inde, entre intérêt national et aspirations régionales et mondiales » du mercredi 9 septembre 2020.
Que pouvez-vous nous dire au sujet du Cachemire, un problème latent, un peu comme la Palestine ? Il faudra quand même bien un jour en parler.
N’y a-t-il pas une solution ? Ne peut-on organiser un référendum ? Est-il possible de trancher cette querelle qui obscurcit les rapports de l’Inde et du Pakistan ?
Pierre Antonmattei
En 1949-1950, Nehru s’était engagé à organiser au Cachemire le référendum d’autodétermination proposé par l’ONU. Très vite il y avait renoncé devant les réticences des Indiens eux-mêmes, au prétexte que tous les dieux de l’Inde sont originaires du Cachemire (où l’on retrouve l’hindutva).
Nehru avait compris que céder le territoire du Cachemire au Pakistan serait un suicide politique.
Jean-Luc Racine
Sur ce dernier point je suis d’accord avec vous.
Il me semble nécessaire de préciser l’historique du Cachemire et de la question du référendum.
Une insurrection a soulevé une partie des Cachemiris contre le Maharadjah Hari Singh. Les insurgés cachemiris ont été très vite soutenus par des djihadistes pakistanais venus des zones tribales parmi lesquels il y avait des officiers pakistanais en civil (l’un d’entre eux a publié ses mémoires). Pour mettre un terme à cette situation Nehru s’est tourné vers les Nations Unies en proposant que la question soit posée devant le Conseil de sécurité. A son grand désappointement, il a constaté que les Britanniques pesaient sur les Américains pour faire en sorte que les actions perpétrées au Cachemire par ces djihadistes nouvellement pakistanais ne soient pas clairement condamnées. Le Conseil de sécurité a renvoyé les deux parties à égalité et a proposé de régler la question par un référendum. Solution que Nehru a acceptée. Le problème c’est que, de 1948 à 1957, toutes les résolutions ont été faites sous le Titre VI de la Charte des Nations Unies (Règlement pacifique des différends), chapitre qui ne s’applique que par recommandations : « Le Conseil de sécurité propose que…, souhaiterait que…, va mettre en place une commission qui…, etc. ». D’autre part, le préalable à tout référendum est que les troupes pakistanaises quittent le Cachemire du Maharadjah, en l’occurrence, la partie du Cachemire tenue par le Pakistan, au nord et à l’ouest, lors du cessez-le feu de janvier 1949. Or ces troupes se sont maintenues. Cela n’invalide pas l’argument que vous mettiez en avant – et auquel je souscris –, à savoir que, pour un parti au pouvoir, redessiner la carte de l’Inde serait prendre un très grand risque.
Une solution avait été proposée par le général Musharraf avec Atal Bihari Vajpayee, Premier ministre indien BJP, puis avec Manmohan Singh, Premier ministre congressiste, qui était de maintenir les frontières, c’est-à-dire de ne pas changer la carte de l’Inde ni celle du Pakistan, en s’accommodant d’un statu quo sur la Ligne de contrôle qui sépare le Cachemire en deux : au nord (Gilgit Baltistan) et à l’ouest (l’Azad-Cachemire) la partie pakistanaise, et au Sud, le Jammu-et-Cachemire administré par l’Inde. On était en 2007, des négociations secrètes s’étaient tenues avec des envoyés spéciaux, la configuration était idéale, avec un Premier ministre indien BJP et un général à la tête du Pakistan. Ils auraient pu faire changer les choses.
Puis Musharraf a perdu la main et il ne s’est plus rien passé.
« Qu’avez-vous trouvé sur votre bureau comme dossier sur le Cachemire ? » a-t-on demandé au nouveau ministre des Affaires étrangères pakistanais d’un nouveau régime civil… « Rien ! », avait-il répondu…
Aujourd’hui, le changement de statut du Cachemire [1], les mesures de rétorsion contre les Cachemiris mises en place il y a un peu plus d’un an, avec, entre autres, l’assignation à résidence des leaders politiques cachemiris pro-indiens, donnent du grain à moudre au Premier ministre pakistanais qui s’est répandu au Pakistan même et dans les tribunes internationales pour faire accuser l’Inde. Il a été largement déçu, aussi bien au Conseil de sécurité – bien qu’il ait eu l’appui de la Chine – que dans le monde musulman. Les pays musulmans, en particulier les pays du Golfe, sont perçus aujourd’hui de façon très amère à Islamabad car ils voient avant tout dans l’Inde un important acheteur de pétrole et la cible de fructueux investissements.
Au-delà de cela, concernant la politique étrangère, je voudrais souligner deux marqueurs :
Si on peut considérer que la Chine est devenue un pays émergé, incontestablement l’Inde est un pays émergent. Deux faits :
En 2019 l’Inde est devenue la cinquième puissance économique du monde, dépassant le Royaume-Uni et la France. Modi ne cache pas son ambition : le PNB de l’Inde avoisine aujourd’hui 2 700 milliards de dollars. Modi (avant la pandémie de la COVID) a défini comme cibles 5 000 milliards de dollars en 2025 et 10 000 en 2030 ou 2032. Pour le moment seuls les États-Unis et la Chine ont un PNB qui dépasse 10 000 milliards de dollars.
Le 1er janvier prochain l’Inde va de nouveau être membre non permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Elle a été élue au mois de juin 2020 avec 184 votes sur 192.
Ceci contraste avec le problème d’image que le régime rencontre à l’international et dans les grands médias, notamment américains. On a vu récemment des anciens directeurs de la diplomatie s’affronter dans les colonnes de revues. Un ancien responsable de la diplomatie indienne dénonçait l’évolution de l’Inde dans Foreign Affairs.[2] Un de ses anciens collègues, plus proche du pouvoir, s’indignait : c’est saboter la nation que d’écrire cela dans des revues étrangères !
En tout cas, l’Inde devra combiner ce qui peut permettre la course à la puissance. Et ce qui permet la course à la puissance, à mon sens, relève de diverses catégories. Il y a évidemment la catégorie économique. Là, le différentiel entre l’Inde et la Chine s’est accru considérablement. Or les marges de manœuvre géopolitiques ou géostratégiques dépendent aussi des moyens économiques dont on dispose. Quand la Chine consacre un peu plus de 2 % de son PNB à sa défense, cela fait beaucoup plus que l’Inde qui y consacre 2,6 % ou 2,7 %.
On voit se poser très clairement la question des moyens dans ce qui est le nouveau champ géostratégique majeur : l’horizon maritime, dont les enjeux deviennent déterminants, sans altérer pour autant le champ premier qui reste celui des frontières continentales avec la Chine et le Pakistan, alors que les stratèges s’interrogent : Que se passera-t-il si l’on doit faire une guerre contre « deux ennemis et demi » (Pakistan, Chine et une insurrection rajeunie au Cachemire) ?
Ce nouveau champ stratégique, c’est le fameux « Indo-Pacifique ». Après s’être interrogée, l’Inde a décidé de faire partie de la relance du dialogue de sécurité quadrilatéral (ou « Quad ») rassemblant les États-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde. Mais pour le moment le « Quad » est essentiellement une tribune de discussion. Début septembre, le chef des armées indiennes a toutefois annoncé que l’Inde participerait aux patrouilles militaires des autres membres du « Quad » dans l’Indo-Pacifique. Aussitôt les observateurs se sont interrogés : cela signifie-t-il que le « Quad » va véritablement prendre une dimension militaire ? Mais pour se renforcer il faut en avoir les moyens. Or le ralentissement de l’économie indienne à partir de 2018 et l’effet traumatisant de la Covid (le PNB indien a chuté de 23 % au deuxième trimestre) posent à cet égard un problème.
J’évoquerai aussi la nécessité de clarifier ce qu’est la politique économique indienne vis-à-vis des pays étrangers. En effet le discours est assez subtil, pour ne pas dire confus. Le mot d’ordre, depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi, est « Make in India » : Venez en Inde, investissez en Inde – et, sous-entendu, faites des transferts de technologies, vous serez bien accueillis. Avec la crise de la Covid, il a lancé un nouveau mot d’ordre appelant à une Inde beaucoup plus autonome : « Make in India » est devenu « Make for the world ». Les milieux économiques internationaux, les investisseurs, s’interrogent : Va-t-on voir une poursuite des réformes que les ultralibéraux jugent insuffisantes ? Ces questions sont importantes.
J’en termine avec une question majeure, constamment débattue dans les colonnes des journaux et dans les cénacles des think tanks indiens et étrangers, notamment américains : Les tensions prolongées avec la Chine aux marges du Cachemire, vont-elles rapprocher davantage l’Inde des États-Unis ?
Quand on observe les choses de près on s’aperçoit que la Chine envoie constamment des signaux. Tous les ans, tous les deux ans, se produit un incident frontalier. Cela remonte à très loin. Quand les relations entre les deux pays avaient été rétablies, à l’époque de Rajiv Gandhi et par la suite, chaque visite d’un Premier ministre indien en Chine coïncidait avec un tir de missile à longue portée : une façon d’envoyer un message, dans un jeu largement codé.
Mais aujourd’hui la situation sur la ligne de contrôle au Ladakh, entre Inde et Chine, est véritablement préoccupante, sans devoir nécessairement déboucher sur un conflit ouvert. Ces tensions, qui sont interprétées de façons diverses en Inde et sur lesquelles le gouvernement a été jugé opaque par l’opposition, ravivent la question d’un rapprochement accru avec les États-Unis. Le ministre des Affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, avait pour sa part précisé en juillet, un mois après un grave accrochage entre troupes indiennes et chinoises, que l’Inde resterait fidèle à sa ligne : multiplier les partenariats mais sans sceller des alliances militaires.
Pierre Antonmattei
Un autre point est un peu plus inquiétant. Aujourd’hui, le budget militaire de l’Inde est à peine supérieur à celui de la France, ce qui signifie que ce pays, de fait très sous-militarisé, est vulnérable aux tentatives d’avancées chinoises. Modi l’a compris et aujourd’hui l’Inde achète du matériel militaire d’une manière massive (dont les 36 avions Rafale), y compris à la Russie qui construit sur son sol une grande usine qui fournira 200 hélicoptères de combat Kamov-KA 226 T et des centaines de lanceurs de missiles russes sol-air de type S-400. Mais il est politiquement un peu difficile de prioriser le budget militaire dans un pays où il y a encore beaucoup de pauvreté. C’est un élément que les politiques peuvent prendre en compte.
Bernard de Montferrand
Sur le plan économique, l’Inde est en retard de 20 à 25 ans sur la Chine. On m’a raconté des histoires sur ce qui se passe dans le reste du monde, avait déclaré Deng Xiao Ping à son retour d’un voyage en Asie du sud-est en 1978. Ce fut le point de départ du grand mouvement de réforme chinois. L’Inde, qui, contrairement à la Chine, n’a jamais eu de Révolution culturelle, continue à subir les blocages liés aux inhibitions culturelles. De plus, les réformes n’ont pas été au niveau de ce qu’elles auraient dû être et surtout ont été freinées par la fameuse bureaucratie indienne. Ces blocages qui subsistent ne masquent pas les grands succès indiens dont vous avez parlé mais, pour ne prendre qu’un exemple, des choses aussi simples que des problèmes de cadastre, de vente de terrains… paralysent encore les entreprises. L’Inde souffre aussi d’un retard en matière d’infrastructures malgré des progrès considérables.
La comparaison avec la Chine reste très au désavantage de l’Inde. Une croissance de 8 % ou 9 % pendant plus d’une décennie ne compense pas le fait que la Chine a galopé aussi vite, sinon plus vite, et les 25 années de retard sur la Chine sautent aux yeux pour qui visite aujourd’hui les deux pays.
Sur le plan de la politique étrangère, je voudrais insister sur ce que vous avez dit à propos du « boulet » que le Cachemire représente pour l’Inde. Tout responsable indien, tout conseiller des ministres indiens voit le monde à travers les lunettes du Cachemire et de sa relation avec le Pakistan. Cela suscite en eux une terrible inhibition qui épuise leur énergie. Il n’en reste pas moins que l’Inde a une vraie grande stratégie de défense, notamment dans le domaine nucléaire. Elle a aussi construit dans l’espace une puissante panoplie. De plus, Narendra Modi a fait ces dernières années un nombre de voyages considérable dans la région alors qu’auparavant les Premiers ministres indiens voyageaient assez peu et entretenaient des relations difficiles avec tous leurs voisins. Il faut souligner la volonté de Modi d’aller partout, d’être beaucoup plus présent. Malgré tous ces efforts de réalisme, malgré la compréhension qu’ont les Indiens du monde et des enjeux, ce « boulet » du Cachemire les freine et empêche l’Inde de se déployer comme elle devrait le faire. Même dans l’Océan indien qu’ils considèrent naturellement comme « leur » océan et où ils montent une importante flotte, on sent que les Indiens ne voient ce monde qu’à travers le prisme de la question pakistanaise et indirectement celui du Cachemire, ce qui les gêne dans leur déploiement.
Jean-Michel Quatrepoint
J’irai dans le sens de Monsieur l’ambassadeur sur les comparaisons avec la Chine.
Lors des quelques reportages que j’avais effectués en Inde dans les années 70 et 80, j’avais observé que 10 % de la population indienne était au niveau des pays développés. 60 millions d’Indiens (sur 600 millions) vivaient comme les Français.
L’Inde avait déjà à l’époque une école nucléaire forte. Elle avait développé des compétences en informatique. Les Américains commençaient d’ailleurs à utiliser les ingénieurs informaticiens indiens pour gérer leur sous-traitance, notamment la société Control Data. Les Indiens avaient bâti une industrie électronique, en partie grâce à la France.
L’écart avec la Chine reste considérable car l’Inde n’a pas su, comme la Chine, constituer une classe moyenne : 200 millions sur 1 400 millions d’Indiens (400 à 500 millions en Chine). La Chine s’est donc développée beaucoup plus vite.
Aujourd’hui, les Indiens essayent d’attirer les investisseurs occidentaux, notamment dans l’informatique et la sous-traitance.
En effet nous n’avons pas délocalisé que notre pharmacie. L’essentiel des ingénieurs de Cap Gemini sont en Inde. Peugeot envisage de délocaliser non pas la production mais la conception d’un certain nombre de véhicules car l’Inde a des ingénieurs parfaitement compétents.
L’achat d’avions de chasse Rafale à la France comprenait un volet sur les « offsets » : transferts de technologies et contreparties industrielles, notamment le montage.
Les Indiens vont donc progressivement rattraper une partie de leur retard, peut-être pas sur la Chine mais sur nous !
Les hindous n’ont jamais voulu aller conquérir des terres et des âmes en dehors de leur territoire. Contrairement à la religion musulmane, l’hindouisme n’est pas messianique. C’est sans doute ce qui explique l’affrontement systémique, la violence entre musulmans et hindous si perceptible en Inde. Cela constitue un risque, non seulement aux frontières mais à l’intérieur de l’Inde, jusqu’au Rajasthan (80 millions d’habitants).
La montée des violences n’est pas l’apanage de l’Inde. Les États-Unis, par exemple, qui adressent au gouvernement indien des avertissements rappelant que la majorité ne doit pas maltraiter les minorités, ont eux-mêmes une vision communautariste : une addition des minorités au détriment de la majorité. La majorité ne doit pas imposer sa loi aux minorités… mais n’est-ce pas l’un des principes de la démocratie ? On voit cette survalorisation des minorités, vision américaine, tenter de s’imposer à des pays comme la Chine, la Russie… mais aussi la France, menaçant le principe de laïcité. Le combat est donc aussi idéologique et on peut comprendre que les Indiens résistent. Les Français essayent – faiblement – de résister.
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[1] Depuis le 31 octobre 2019, le Cachemire indien est composé des « territoires de l’Union » du Jammu-et-Cachemire et du Ladakh, un statut inférieur à celui d’État fédéré qu’avait la région jusqu’ici. Ce changement confère un plus grand pouvoir au gouvernement central dans la gestion des affaires locales.
[2] Shivshankar Menon, « League of Nationalists. How Trump and Modi Refashioned the U.S.-Indian Relationship », Foreign Affairs, Septembre-octobre 2020.
Le cahier imprimé du colloque « L’avenir de l’Inde, entre intérêt national et aspirations régionales et mondiales » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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