Débat final
Débat final lors du séminaire « L’avenir de l’Inde, entre intérêt national et aspirations régionales et mondiales » du mercredi 9 septembre 2020.
J’adresse une question à Monsieur l’ambassadeur Dejammet : pourquoi l’Inde ne siège-t-elle pas au Conseil de sécurité des Nations Unies comme membre permanent ? N’est-ce pas scandaleux ?
Alain Dejammet
J’imagine que le Pakistan, comme d’autres pays, avait aussi cette ambition …
Vous avez parfaitement raison de souligner que l’Inde deviendra membre non permanent à partir du mois de janvier. Le chiffre, qui confirme simplement un accord préalablement obtenu dans les couloirs, ne veut pas dire grand-chose. À la fin des années 90, l’Inde avait voulu renverser les usages qui veulent qu’on s’entende entre groupes régionaux sur le candidat du groupe qui sera élu membre non permanent. L’Inde, brutalement, décida de se présenter de son propre chef. Ce fut un échec humiliant. En se présentant indépendamment du choix qui avait été concocté dans les couloirs des Nations Unies, l’Inde n’avait obtenu qu’une cinquantaine de voix. Ce fut une très dure épreuve pour l’ambassadeur.
On a évoqué les progrès de la Chine, la Révolution culturelle, le « Grand Bond en avant ». On sait de combien de millions de vies ces développements se sont payés. En Inde il n’y a pas eu l’équivalent. Pourtant l’Inde est devenue un très grand pays, même si elle est encore traversée de vagues de violence (on pense à Indira Gandhi tuée par ses gardes du corps). Mais elle n’a pas connu l’équivalent du prix payé par les Chinois pour être ce qu’ils sont.
Dans les années 60, l’Inde entretenait de bonnes relations avec la Russie (qui était d’ailleurs arrivée à régler un conflit indo-pakistanais à Tachkent). Elle avait également de très bons rapports avec les États-Unis, rapports un peu humiliants parce que désespérément l’Inde manquait chaque année de 10 millions de tonnes de blé (elle avait besoin de 80 millions de tonnes de blé et n’en produisait que 60 à 70) et elle dépendait de l’aide alimentaire que le Congrès américain vota par la loi PL 480. [1]
Or ce gap cruel, humiliant mais vital pour l’Inde, a été comblé par la « Révolution verte ».
Qui a été à l’origine de cette « Révolution verte » qui a permis à l’Inde d’être autonome sur le plan alimentaire ? Fut-elle le fait de savants indiens ou d’interventions étrangères ? A-t-elle consisté en un recours aux OGM ? C’est quand même un des phénomènes les plus importants des cinquante dernières années : ce pays qui était obligé de s’humilier chaque année devant Monsieur Chester Bowles (ambassadeur des États-Unis en Inde de 1963 à 1969) et Madame Chester Bowles en sari pour obtenir le vote de cette loi PL 480 et 10 millions de tonnes de blé, est arrivé à surmonter cette menace endémique, de famine. C’est un grand événement de l’humanité.
Marie-Françoise Bechtel
Je voudrais revenir sur la comparaison entre la Chine et l’Inde. Les violences chinoises liées à la Révolution culturelle sont évidemment abominables et massives mais j’ai cru comprendre en écoutant les divers exposés que les violences plus sourdes et plus continues que connaît l’Inde, qui sont très peu compatibilisées, ne sont pas non plus quelque chose de négligeable. Une comparaison entre les deux pays – sinistre d’une certaine manière parce que chiffrée – ne serait quand même pas sans intérêt.
Jean-Pierre Chevènement a rappelé que le Parti communiste chinois, un parti extrêmement volontariste, a sorti la Chine de la pauvreté, l’a aidée à surmonter une situation que l’Inde a beaucoup plus mal surmontée. Il y a quelque chose de beaucoup plus ancien que le Parti communiste qui est l’État. On n’a pas parlé de la diversité indienne, du mode fédéraliste indien dans sa particularité. La différence entre les deux pays avait déjà été soulignée par Hegel dans les Cours sur la philosophie de l’histoire. De mémoire, il disait que la valeur des Chinois se mesure à ce qu’ils se sont faits dans le grand ensemble de l’État alors que l’Inde a toujours vécu dans une sorte de diversité qui ne lui permettait pas de se hausser au niveau historique. Le point de vue de Hegel, qui fait écho à ce que vous disiez, ajoute, me semble-t-il, un élément de profondeur du champ historique à cette comparaison.
Nathalie Pilhes
Ma question se situe dans le prolongement de la réflexion de Marie-Françoise Bechtel. La structure institutionnelle de l’État est-elle un atout ou un frein pour le développement de l’Inde ? Quelle est la marge de manœuvre de l’État fédéral par rapport aux États fédérés ?
Jean-Luc Racine
Je répondrai brièvement à votre question sur la « Révolution verte ». Il se trouve que c’est quasiment la première recherche de terrain que j’aie faite en Inde le siècle d’avant.
La Fondation Ford a joué un rôle décisif dans cette affaire. Pour Washington, favoriser la Révolution verte était évidemment un moyen d’éviter la Révolution rouge. En effet le Parti communiste indien avait à ce moment-là un poids sans commune mesure avec celui qu’il a aujourd’hui.
La question des OGM ne se posait pas en tant que telle. L’homme-clef de la Révolution verte était Monkombu Swaminathan, agronome de Madras qui avait été en poste à l’Institut du riz de Manille. Le fondement de la Révolution verte fut, schématiquement, la diffusion de nouvelles variétés à haut rendement de certaines céréales, essentiellement le riz et le blé. Il s’agissait aussi, en combinaison avec de nouvelles semences et l’irrigation, de favoriser les engrais.
Le résultat, vous l’avez dit, a été tout à fait remarquable. Le problème, c’est que l’Inde d’aujourd’hui paie cette Révolution verte, avec des nappes phréatiques asséchées, avec une pollution due aux engrais chimiques… Le nombre de suicides de paysans est l’un des facteurs emblématiques de la crise de l’agriculture.
La Révolution verte a permis d’assurer la sécurité alimentaire mais il y a aujourd’hui un prix à payer qui soulève la question : peut-il y avoir une nouvelle politique écologique environnementale ?
Pierre Antonmattei
Je reviens aux manques de l’Inde. Concernant l’agriculture rien n’est vraiment réglé, la situation varie d’une année à l’autre. La qualité de l’agronomie en Inde dépend largement de la mousson. Modi a fait des efforts pour améliorer les locaux de stockage et les routes conduisant aux villages. Mais, en septembre 2020, il a mis le monde rural en ébullition en décidant de fermer les marchés agricoles locaux (appelés mandis), dans lesquels les paysans avaient l’habitude de vendre leurs produits en négociant au mieux la valeur de leurs recettes, ceci pour que les paysans vendent leurs produits à des opérateurs privés. Les agriculteurs s’opposent à cette fermeture car ils craignent d’y perdre. Même des élus du BJP ont participé aux manifestations visant à annuler cette réforme, tant le mécontentement est profond.
Je ne suis pas un grand apôtre du fédéralisme. Toutefois l’Inde est tellement diverse (18 langues officielles ont été reconnues par la Constitution indienne !) qu’un État centralisé tel que le nôtre, est inenvisageable.
Le fédéralisme est une force pour l’Inde en raison de sa diversité ethnique. Les Adivasi (aborigènes de l’Inde eux-mêmes divisés en de nombreuses tribus) par exemple, sont aussi des enfants de l’Inde. Je ne suis donc pas d’accord avec la critique du fédéralisme, en ce qui concerne l’Inde en tout cas.
L’une des faiblesses de l’Inde réside dans ses infrastructures. Modi a fait beaucoup d’efforts mais le problème de l’Inde, c’est que l’on construit mais on n’entretient jamais. On a beau injecter de l’argent, les routes, les ponts ne sont pas entretenus… La mortalité due aux accidents de voitures est extravagante [2], actuellement 200 000 morts par an, selon une source indienne fiable. Une nouvelle loi serait en chantier, prévoyant des sanctions contre les mauvais conducteurs, mais il n’y aurait pas de permis de conduire, sans doute parce que les Indiens se borneraient à les acheter… Par ailleurs l’Inde, à son indépendance, avait hérité des Anglais d’une administration de valeur. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, sauf exception, les acteurs de nombre d’administrations étant la plupart du temps tentés d’en tirer un profit personnel.
En Inde la pollution est effrayante : l’hiver à Delhi est connu pour l’épais nuage qui stagne pendant des mois. Les rivières et les plages sont trop souvent dans un état lamentable. Une des plaisanteries bien connues des Indiens est qu’aucun politicien ne veut jamais s’occuper de ce sujet, car le Premier ministre lui collerait immédiatement la corvée de faire nettoyer le Gange, mission considérée comme totalement impossible.
Le traitement des déchets est par ailleurs très insuffisant, souvent effectué par des gamins qui ne vivent pas très longtemps. Cependant, dans la ville de Pune, des femmes dont c’était le travail se sont intelligemment organisées, demandant du matériel moderne, des vêtements adéquats, des locaux corrects et ont négocié leur temps de travail avec les dirigeants de la ville.
Une partie de la population a un niveau de vie proche des classes moyennes européennes (l’estimation du nombre de ces Indiens n’est pas aisée, de l’ordre de 300 millions) et l’Inde compte environ 500 millions de foyers ruraux (ce chiffre est le plus élevé de tous les pays du monde) aux ressources assez variables mais limitées. Il reste donc 500 millions d’Indiens vivant dans des bidonvilles, ou des cabanes de fortune, ou des logements sociaux construits souvent par les derniers Premiers ministres datant du Congrès.
Dans ces conditions, il est compréhensible qu’un nombre important d’Indiens, qui n’ont pas tous l’accès à l’eau ni à l’électricité, soient dans un état sanitaire insatisfaisant. L’Inde possède un assez grand nombre d’hôpitaux publics mais ils sont insuffisamment équipés. Les hôpitaux privés, plus attractifs mais plus chers, accueillent des patients fortunés (par exemple ceux des pays du Golfe).
Concernant les conditions de vie des femmes indiennes, si globalement le statut de la femme s’est amélioré depuis 1947, il reste beaucoup à faire sur bien des sujets. En 2015, Narendra Modi a prononcé un grand discours ciblant une pratique odieuse qui n’a pas encore totalement disparu. À cette date, en moyenne, sur 1000 nouveaux bébés, on estimait qu’il manquait environ 100 filles. Il y avait donc nettement plus de garçons. La raison en était que les parents considéraient souvent la naissance d’une fille comme une catastrophe, parce que la coutume exige que la famille de la fille verse une dot, souvent importante, à la famille du nouveau marié. Jadis, surtout en zone rurale, on tuait tout simplement les bébés de sexe féminin (par asphyxie par le sable ou par le lait). Aujourd’hui, il suffit de payer un médecin complaisant pour qu’il fasse mourir une petite fille non désirée… une pratique contre laquelle, dans son discours précité, Modi a tonné contre les médecins « marrons » en leur promettant des sanctions exemplaires. Mais je ne suis pas encore assez au courant de ce qui se passe actuellement sur ce sujet en Inde.
Le très regrettable manque de femmes en Inde peut expliquer, sans excuser, deux autres fléaux très communs frappant les femmes indiennes, à savoir les atteintes sexuelles et les viols, notamment en Inde du nord, à tel point que la capitale de l’Inde est souvent qualifiée de capitale du viol. C’est pourquoi Arvind Kejriwal, le patron du grand Delhi, mégapole de 40 millions d’habitants, réputé pour son honnêteté, a imposé la non-mixité dans le métro de cette capitale. Mais les femmes de l’Inde ont appris depuis longtemps à se défendre et à agir pour avancer.
Pour en terminer, je fais ici mention d’un incident dont j’ai été le témoin, ainsi que mon épouse. En janvier 2019, un véritable torrent de 6 millions de femmes a constitué une chaîne humaine de 629 kilomètres pour protester contre l’interdiction qui leur était faite d’entrer dans le temple de Sabarimala (au Kérala à Cochin), alors même que la Cour suprême de l’Inde avait, quelque temps auparavant, pris une position contraire… qu’elle confirma d’ailleurs peu après, devant la marée humaine de ces femmes de l’Inde…
Jean-Pierre Chevènement
Merci à vous, Pierre Antonmattei, pour cette somme impressionnante de connaissances réunies sur l’Inde, sur tous les sujets, et sur ce que vous en avez tiré.
Merci également à Jean-Luc Racine.
Et merci à vous toutes et à vous tous de votre contribution.
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[1] En 1954, le président Eisenhower avait fait voter la Public Law 480(PL 480, Agricultural Trade Development and Assistance Act) qui ouvrait un crédit important destiné à offrir des dons alimentaires à des pays encore trop pauvres pour acheter comptant les céréales et les aliments dont leurs populations avaient besoin et qu’ils ne pouvaient pas produire sur place.
[2] Selon le rapport 2016-17 du ministère des Transports routiers et des Autoroutes, en 2015, 501 423 accidents de la route ont fait 146 133 mots et 500 279 blessés.
Le cahier imprimé du colloque « L’avenir de l’Inde, entre intérêt national et aspirations régionales et mondiales » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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