Le paradoxe du wahhabisme : une doctrine hérétique devenue hégémonique

Intervention de Georges Corm, historien, économiste, ancien ministre des Finances du Liban, auteur de Le Proche-Orient éclaté (1983, Gallimard, 2005, 2007, 2012) et de Pensée politique dans le monde arabe, contextes historiques et problématiques, XIXème-XXIème siècles (La Découverte, 2015), lors du colloque « Islamisme (islam politique) et démocratie dans le monde musulman : quelle(s) grille(s) de lecture ? » du mercredi 4 mars 2020.

Contribution présentée par Marie-Françoise Bechtel

Je me sens un peu comme la Pythie de Delphes qui ne parle jamais en son nom propre.
Après l’exposé très catégorisé, très conceptuel, que vous venez d’entendre, vous allez découvrir le point de vue de Georges Corm qui est beaucoup plus historique. Et c’est dans ce filigrane historique que se retrouve plutôt l’effort de conceptualisation autour de ce qu’est aujourd’hui le wahhabisme.

Le paradoxe du wahhabisme : une doctrine hérétique devenue hégémonique

L’opinion publique ignore tout en général du wahhabisme. Ceci est dû à plusieurs facteurs dont le plus important réside dans l’extraordinaire fortune pétrolière du royaume et, en conséquence, sa capacité à « séduire », entendez corrompre, journalistes ou chercheurs. Rares ont été parmi eux ceux qui se sont préoccupés de décrire avec objectivité la nature de royaume qui porte le nom d’une famille, celle des Saoud, phénomène vraisemblablement unique au monde. Plus étonnant encore, le drapeau de cet État à caractère féodal et tribal qui porte une épée au-dessous de la formule de la foi musulmane, « il n’y a de Dieu que Dieu » et qui n’est pas sans rappeler celui de l’organisation terroriste appelée Daech.

Mentionnons toutefois l’ouvrage d’un diplomate français, écrivant sous le pseudonyme de Jean-Michel Foulquié, intitulé La dictature protégée, paru chez Albin Michel en 1995. On ne peut manquer non plus de rappeler que l’éminent orientaliste Henri Laoust (1905-1983) dans son ouvrage devenu classique,
Les schismes en Islam, y mentionnait de façon appuyée le wahhabisme. Ce sera aussi le fait d’un éminent cheikh de l’Azhar, Ahmad Amin (1886-1954), qui dénoncera très fermement la pratique de la violence chez les Wahhabites. On pourrait aussi évoquer le beau livre de Fred Halliday (aujourd’hui décédé) qui écrivit en 1974 un ouvrage resté célèbre Arabia without Sultan. Sans oublier un ouvrage non moins célèbre, celui d’un journaliste palestinien de talent, Saïd Aburish (aujourd’hui décédé) qui écrivit lui aussi en 1994 un ouvrage devenu un classique sous le titre de The Rise, Corruption and Coming Fall of the House of Saud (Le développement, la corruption et la chute prochaine de la famille des Saoud). Plus près de nous, Alain Chouet, ancien chef du renseignement en France, a aussi évoqué en détail et sans compromission le cas de l’Arabie saoudite dans son ouvrage Au cœur des services spéciaux (2013). On pourra se reporter aussi au livre magnifiquement documenté de Richard Labévière intitulé Les dollars de la terreur. Les États-Unis et les Islamistes, paru en aux éditions Grasset en 1999. Dans cet ouvrage, cet analyste politique de haut vol montre les très nombreux liens entre groupes terroristes se réclamant de l’Islam et le royaume d’Arabie saoudite.

Mais nous avons aussi nombre d’ouvrages vantant le royaume souvent de façon scandaleuse. Tel a été le cas d’Olivier Carré (aujourd’hui décédé), un admirateur vibrant de la monarchie saoudienne, qu’il qualifiait de « force de modération » dans un monde arabe livré aux idéologies nationalistes laïques qu’il vomissait, ainsi qu’en témoigne son ouvrage Le nationalisme arabe (1994). Cet ouvrage constitue une charge au vitriol contre divers auteurs arabes ayant prôné le développement de l’unité arabe, le reste de sa production étant consacré à vanter l’idéologie des Frères musulmans.

On rappellera ici l’ouvrage fort bien informé écrit en langue arabe d’un opposant à la dynastie saoudienne, Ahmad Saïd, qui fut enlevé à Beyrouth, où il résidait, et assassiné, jeté d’un avion en plein désert arabique.

Mais disons tout de suite que l’Arabie saoudite ne fut pas toujours ce royaume soumis à la volonté britannique qui l’avait créée en 1928, l’année même où en Égypte naissait l’organisation des Frères musulmans, ce qui ne peut pas être une simple coïncidence. En effet, la population saoudienne ne pouvait rester indifférente à l’attrait de Gamal Abdel Nasser. L’un des premiers Rois des Saoud au XXème siècle résidait au Caire. Mais on peut surtout penser que le Roi Faysal Ibn Saoud (1906-1975) était animé de sentiments nationalistes arabes. Il avait nommé comme représentant de l’Arabie saoudite aux Nations Unies un de ses amis libanais chrétien, rencontré à Londres, avec qui il partageait une passion pour les timbres, Jamil Baroudi. Ce qui aujourd’hui serait tout à fait impensable.

Le Roi Faysal avait aussi fait participer son pays à un embargo partiel sur les exportations de pétrole à l’endroit des pays occidentaux ayant appuyé l’État d’Israël dans la guerre arabo-israélienne de 1973, notamment les États-Unis et la Hollande. Ceci ne lui sera apparemment pas pardonné par les États-Unis qui sont fort probablement à l’origine de son assassinat en Arabie même par un très jeune membre de la famille royale.

On le voit, l’histoire de l’Arabie saoudite est loin d’être simple. On ne peut ici manquer de rappeler que les Anglais avaient promis à la famille des Hachémites, gardienne depuis des siècles des lieux saints de la Mecque et Médine et de la province du Hedjaz la constitution d’un royaume arabe unifié. Cette promesse était conforme aux vœux des populations exprimés devant une commission d’enquête américaine en 1920 (la Commission King Crane). Ils trahiront cependant leur engagement en armant les guerriers wahhabites qui vont chasser les Hachémites du Hedjaz et des lieux saints de la Mecque et Médine. Ces guerriers voudront pousser leurs conquêtes en entrant en Transjordanie, ce qui obligera l’armée anglaise à faire le coup de feu contre les guerriers wahhabites en envoyant leur aviation les arrêter après le passage de la frontière.

Mais ce qui peut être reproché ici au royaume saoudien, c’est son expansionnisme territorial qui l’amena à annexer des parties du Yémen, ce qui explique l’antagonisme qui peut encore exister aujourd’hui entre les deux pays ; ou plus récemment mener une guerre dans le Nord du pays aux mains d’une partie de l’armée yéménite sous influence des Houthis. Ces derniers sont les héritiers de l’ancien Imam Yehia qui gouvernait le Yémen en le maintenant dans le sous-développement. Suite à un coup d’État pronassérien survenu en 1962, ce dernier fut renversé et prit refuge en Arabie saoudite. Le Président Nasser envoya alors un contingent de troupes égyptiennes pour épauler le nouveau régime, ce qui amena l’Arabie saoudite à venir en aide aux partisans royalistes de l’Imam détrôné. Le Yémen fut un temps coupé en deux entre le Nord sous influence saoudienne et le Sud sous influence nassérienne progressiste.

C’est après la défaite des trois armées arabes (jordanienne, syrienne, égyptienne) face à Israël au cours de la guerre de juin 1967 qu’au Sommet des chefs d’États arabes, tenu à Khartoum, capitale du Soudan, intervient une réconciliation entre l’Arabie saoudite et l’Égypte qui accepte de retirer ses contingents militaires du Yémen.

L’Arabie saoudite devient alors une puissance de plus en plus agissante au Moyen-Orient. Bientôt, suite à la nouvelle guerre israélo-arabe de 1973 et à la signature de la paix entre Israël et l’Égypte par les accords de Camp David de 1979-1980, c’est l’Arabie saoudite qui aura désormais le leadership du monde arabe. Celle-ci avait déjà créé une série d’institutions islamiques, telle la Banque de développement islamique à Djeddah, une Unesco islamique (ISISCO), une zone de libre-échange islamique : autant d’institutions qui sont venues concurrencer celles, plus anciennes, établies par la Ligue des États arabes, tels le Fonds de développement économique et social arabe, ou l’ALECSO (Unesco arabe).

Ce sera surtout l’Arabie saoudite qui, pour faire plaisir aux États-Unis, enverra des milliers de jeunes combattants saoudiens, dont Oussama Ben Laden, et d’autres nationalités arabes se battre en Afghanistan contre le régime pro-soviétique de ce pays. Cette internationale de « jihadistes » islamistes sera ensuite envoyée en Bosnie, puis en Tchétchénie, puis au Caucase. Elle continue jusqu’aujourd’hui de se développer. On la trouve au Sri Lanka et aux Philippines par exemple, mais aussi en Indonésie et au Pakistan.

C’est à partir de la grande Révolution populaire iranienne de 1979, confisquée par les religieux et vantée par le philosophe Michel Foucault comme « révolution religieuse » que la domination saoudienne sur le monde arabe et musulman reculera. Le gouvernement français permettra d’ailleurs à l’Imam Khomeyni de s’installer en France à Neauphle-le-Château, pensant probablement avoir à faire à un Frère musulman classique, instrumentalisé par les États-Unis et les puissances occidentales dans le cadre de la Guerre Froide contre l’URSS.

En Iran où la santé du Shah est chancelante, le pouvoir est à prendre. Khomeyni sera ramené triomphalement en Iran par les autorités françaises et confisquera la grandiose Révolution populaire qui y a lieu. Il y installe un régime politique nouveau dit de la « Velayat-e faqih », c’est à dire de la tutelle d’un guide religieux sur le pays et la politique à mener dans tous les domaines. Il devient en même temps un grand défenseur des droits des Palestiniens.

Désormais, l’Arabie saoudite se doit elle-même de faire preuve d’un plus grand rigorisme religieux et d’appliquer encore plus durement la version wahhabite de la Charia islamique. Elle lancera une « Sahwa » (réveil) islamique. La région de l’Est de la Méditerranée et du golfe arabo-persique devient une zone de tension majeure. L’Irak se lancera bien imprudemment en 1980 dans une guerre contre l’Iran qu’elle tente d’envahir, guerre qui dura huit années et épuisera les deux pays. L’invasion américaine de l’Irak en 2003 viendra beaucoup compliquer les tensions déjà grandes, ce malheureux pays étant rendu à l’âge de pierre, comme l’avait voulu le Président américain George Bush père, et organisé suivant des critères communautaires, notamment en chiites et sunnites. L’Arabie saoudite et le Qatar deviendront le siège des principales bases américaines dans la région. Pour compliquer encore plus l’état des choses, ces deux pays deviendront antagonistes et le sont jusqu’aujourd’hui. Même le petit Liban ploie aujourd’hui sous le poids de cette confrontation.

En réalité, les États-Unis, sous l’influence de Donald Trump, ont pour politique de vouloir liquider l’existence palestinienne, ce qui va à l’encontre non seulement du droit international sur la question palestinienne, notamment du droit au retour, mais aussi de la position d’un nombre grandissant d’organisations, dont certaines juives aux États-Unis, qui plaident pour la fin du régime d’apartheid en Palestine. Le fait que les royautés et principautés de la Péninsule arabique soient prêtes à normaliser leurs relations avec l’État d’Israël ne donnera pas plus de légitimité à l’apartheid. De même que la position du Président Macron qui rejette la distinction fondamentale entre judaïsme et sionisme.

En tous cas, pour en terminer avec le radicalisme islamique, il convient d’œuvrer à déwahhabiser l’Islam. Il est évidemment intéressant de suivre ce que fait le Prince héritier saoudien en termes de « libéralisation » relative du régime, ce qui n’enlève rien à l’horreur du crime commis contre le brillant journaliste Jamal Khashoggi à Istanbul. Il faut aussi savoir qu’une importante communauté chiite saoudienne vit sur la côte Est du pays. Elle est malheureusement fortement opprimée par le pouvoir et nombreux sont les emprisonnements arbitraires. Enfin, on signalera les décapitations de condamnés à mort qui ont lieu en public, spectacle repoussant d’un autre âge.

Jean-Pierre Chevènement

Merci, Marie-Françoise, pour le talent avec lequel vous avez interprété ce texte.

Nous connaissons bien le point de vue de Georges Corm, celui d’un laïque pour qui l’Arabie saoudite est quand même la matrice de l’islamisme, ce qui, historiquement, n’est pas faux.

Nous avons évoqué le rôle de l’État dans le monde arabe. Celui-ci est-il condamné à naviguer entre l’islamisme d’un côté et l’État autoritaire, dictatorial d’un autre ? Est-il possible d’envisager quelque chose qui permettrait de le républicaniser, de le démocratiser ? Autrement dit, l’avènement du citoyen est-il chose concevable et par quels moyens ? Je rappelle que la Révolution française l’a emporté au terme d’une lutte sévère dont on lui fait encore reproche.

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Le cahier imprimé du colloque « Islamisme (islam politique) et démocratie dans le monde musulman : quelle(s) grille(s) de lecture ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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