Évolution de l’Islam politique dans le monde arabe
Intervention d’Yves Aubin de la Messuzière, diplomate, ambassadeur de France en Tunisie de 2002 à 2005, auteur de Monde arabe, le grand chambardement (Plon, 2016) et Profession diplomate (Plon, 2019), lors du colloque « Islamisme (islam politique) et démocratie dans le monde musulman : quelle(s) grille(s) de lecture ? » du mercredi 4 mars 2020.
En effet, il existe beaucoup de confusion dans la dénomination et la définition des concepts autour de l’Islam et plus particulièrement de l’Islam politique. C’est flagrant en France, dans les discours politiques et dans les médias. Les « ismes » se multiplient et s’imposent sans qu’on en connaisse le sens. Islamisme se confond avec Islam ; le salafisme se confondrait avec le jihadisme et le terrorisme. L’intégrisme, le fondamentalisme (concept plutôt anglo-saxon) et le communautarisme ne sont plus qualifiés, puisque forcément liés à l’Islam. On invente de nouveaux concepts, le salafo-jihadisme, l’islamo-gauchisme, l’indigénisme, le pétro-islamisme. Cette dérive sémantique trouve son apogée dans des formulations comme « l’Hydre islamique » et le « séparatisme islamique » dans les discours au plus haut niveau de l’État. On multiplie les qualificatifs anxiogènes perçus souvent comme discriminatoires.
S’agissant du concept et de la réalité de l’Islam politique dans le monde arabe, à distinguer de l’islamisme jihadiste, que je n’aborderai pas, je fais le choix d’une définition parmi d’autres : « L’Islam politique recouvrait à l’origine des courants de pensée, nés dans les années 1920 dans un contexte anti-occidental et de contestation des régimes en place, qui prônaient l’établissement d’un État fondé sur les valeurs originelles de la religion, par l’application de la Charia ». La confrérie des Frères musulmans, née en Égypte à cette époque, diffusait un slogan simple : « L’Islam est la solution et le Coran est notre constitution ». Dans la mouvance frériste deux courants s’opposaient, la branche conservatrice prônée par son fondateur Hasan al-Banna’ et la branche radicale, inspirée par Sayyed Qotb qui justifiait la violence. À la suite de la défaite de 1967, qui sonne le glas du nationalisme arabe, l’Islam politique s’est développé dans ses deux logiques antagonistes, dont la deuxième a conduit au radicalisme et au terrorisme. Depuis, l’Islam politique a nettement évolué.
L’Islam politique était déjà représenté avant l’émergence des révoltes arabes par des formations politiques que je qualifie d’islamo-conservatrices. Cette qualification avait été retenue pour désigner le parti de Recep Tayyip Erdogan, l’AKP, parfois source d’inspiration pour certaines formations dans les pays arabes.
La proclamation de la République Islamique d’Iran en 1979, quoique chiite, a eu une répercussion limitée dans le monde arabe. Au départ, la Révolution iranienne n’est pas perçue dans le monde arabe comme une Révolution islamiste chiite, mais comme une Révolution anti-impérialiste.
En Égypte, avant 2011, si elle n’est pas autorisée à participer directement aux scrutins électoraux, l’Organisation des Frères musulmans est représentée au Parlement à travers d’autres formations d’inspiration frériste dans les élections législatives (en 2005, cette mouvance emporte 20 % des sièges).
Au Maroc, le Parti pour la Justice et le Développement, le PJD, s’inscrit dans la même mouvance idéologique, mais se présente comme un parti national. Il participe aux scrutins législatifs depuis 1997 et devient le premier parti d’opposition quelques années plus tard.
En Algérie, le MSP (Mouvement de la Société pour la Paix) devient le principal parti d’opposition. Il se réclame de l’idéologie frériste et participe à différents gouvernements dans les années 2000.
Au Yémen et en Libye, des formations islamistes entrent dans le jeu démocratique, sans devenir majoritaires.
À Gaza, le Hamas, créé en 1987, s’inscrit dans la mouvance des Frères musulmans. Il emporte des élections démocratiques en 2006.
Après le renversement des régimes en Tunisie et en Égypte, les formations islamo-conservatrices, qui n’ont pas été les acteurs des révolutions, participent au jeu démocratique. Sans surprise, la Confrérie des Frères musulmans en Égypte et Ennahdha en Tunisie, emportent les élections législatives. Mohamed Morsi est élu à la présidence égyptienne, en 2012, et renversé l’année suivante par l’armée à la suite de vastes manifestations populaires. L’organisation est interdite et une répression sanglante s’ensuit.
À ce propos je fais remarquer au professeur Martinez-Gros que, selon moi, la place Tahrir, comme d’autres places de capitales arabes, s’inscrit véritablement dans l’histoire de l’Égypte, à double titre car s’y sont déroulés les immenses rassemblements qui ont conduit au renversement de Hosni Moubarak, et que plus d’un millier de personnes y ont perdu la vie, à la suite du coup d’État du Maréchal al-Sissi.
En Tunisie, Ennahdha tire les leçons de l’échec des Frères en Égypte et se met en retrait. Au Maroc, le PJD profite de cette dynamique en emportant les élections législatives de 2012. Ces succès électoraux des islamistes s’expliquent par leurs capacités d’organisation de leurs programmes faisant une large part à la justice sociale et à la lutte contre la corruption. Quand j’étais en poste en Tunisie, en 2004, j’avais demandé à mon équipe, à laquelle appartenait Jean-Pierre Filiu, de réfléchir à la Tunisie à l’horizon 2010. J’ai publié, avec l’accord du Quai d’Orsay, les télégrammes que nous rédigions à l’époque. On y lisait que l’alternance serait forcément islamiste, avec Ennahdha qui était dans la clandestinité, en prison ou en exil, comme son leader Rached Ghannouchi. Les partis libéraux ou progressistes, déconsidérés car jugés collaborationnistes, échouent à présenter un programme politique alternatif. En Libye, les élections de 2012, n’ont pas porté au pouvoir la mouvance islamiste, notamment le Parti pour la Justice et la Construction. Au Yémen, le parti Islah participe au premier gouvernement de transition après la chute du Président Saleh. Il s’effacera en raison de la situation anarchique dans le pays.
À côté des partis d’inspiration frériste, la mouvance salafiste se renforce dans ses différentes formes. La définition du salafisme nous permettra aussi de mieux comprendre sa représentation sur le territoire national.
Étymologiquement, le vocable « salafisme » est un néologisme, conceptualisé dans les années 1920, par l’orientaliste Henri Laoust, tiré du mot Salaf, désignant les pieux ancêtres, c’est-à-dire les compagnons du Prophète. Le salafisme prône le retour aux sources de l’Islam en s’appuyant sur le Hanbalisme, le rite le plus rigoriste de l’Islam sunnite, qui a inspiré le wahhabisme.
Les chercheurs s’accordent pour distinguer trois courants du salafisme :
1) le salafisme quiétiste, qui prône l’éducation et la purification des communautés musulmanes par l’enseignement des préceptes religieux, laissant peu de place à l’interprétation personnelle (Ijtihad). S’il ne préconise pas le passage à la violence politique, ce courant affirme une rupture avec les valeurs de l’Occident telles que la laïcité, l’égalité hommes femmes, etc. Au Maghreb, du fait de la force des réseaux sociaux, le salafisme peut imprégner le malikisme, un rite dominant au Maghreb.
2) Le salafisme politique, organisé parfois en partis, acceptant le jeu démocratique. C’est le cas en Égypte du parti Al Nour, né dans les années 1920, représenté à l’Assemblée nationale où il occupe 25 % des sièges. Il s’affirme loyaliste en soutenant le Maréchal al-Sissi depuis sa prise de pouvoir. Dans d’autres pays – Tunisie, Libye et Yémen –, des partis d’inspiration salafiste tentent d’entrer dans le jeu politique démocratique.
3) Enfin, le salafisme jihadiste, qui prône l’action armée pour imposer l’Islam purifié des origines. Al-Qaïda et l’État islamique s’inspirent de cette idéologie, même s’ils ne s’en réclament pas formellement. À noter que la propagande de Daech critique le salafisme politique, du fait de sa participation aux élections. Concernant la question particulière du wahhabisme, qui plonge ses racines dans le salafisme, on n’a pas suffisamment parlé du rôle de la Ligue islamique mondiale, imposant instrument d’influence du royaume saoudien et principal vecteur de la diffusion de la doctrine salafiste dans le monde, y compris en France. Je peux témoigner que lorsque j’étais ambassadeur au Tchad (1991-1994), Idriss Déby se plaignait déjà des Saoudiens qui diffusaient cet Islam très éloigné de l’Islam africain.
Je reviens sur la singularité de la mouvance islamiste tunisienne : sans surprise, Ennahdha emporte le premier scrutin électoral qui met en place une Constituante. Ce parti conduit le gouvernement qui démissionnera en 2014 mais contribuera au gouvernement de transition, tirant la leçon de l’échec de l’expérience égyptienne, mais aussi sous l’effet d’une mue du mouvement. C’est l’année de l’élaboration laborieuse de la constitution, sur laquelle je m’arrête un instant, pour mieux expliquer l’évolution d’Ennahdha vers un véritable aggiornamento. Deux tendances s’affrontent chez les constituants : d’une part les partisans d’une constitution qui mentionnerait la Charia, comme « source principale de la législation », comme c’est le cas dans la majorité des pays arabes, d’autre part ceux qui prônent un texte mentionnant clairement la séparation de l’État et de la religion.
La mention explicite de la laïcité que des petits partis auraient souhaité inclure était une ligne rouge pour Ennahdha et d’autres formations et ce pour différentes raisons. La laïcité est doublement disqualifiée en Tunisie, comme en Algérie et au Maroc, car d’une part elle renvoie au modèle français (« le parti de la France »), d’autant plus que le terme est mal traduit (laikiya qui signifie être incroyant). L’hystérisation du débat en France sur la laïcité n’a pas aidé. D’autre part, la laïcité est perçue comme un modèle politique appliqué par des régimes dictatoriaux au Proche-Orient. Ainsi, Bachar el-Assad n’a de cesse de proclamer que la Syrie est le seul régime laïque du monde arabe.
Le professeur Martinez-Gros a cité Ibn Khaldûn qui, en Tunisie et ailleurs, est convoqué à travers ses textes dans les débats autour de la séparation de la religion et de l’État, comme est convoqué aussi Abd al-Rahmân ibn Ahmad al-Kawakibi (1849-1902), grand intellectuel syrien qui lui aussi prônait la séparation du politique et du religieux.
Il n’en reste pas moins que les sociétés dans le monde arabe se sécularisent, comme c’est aussi le cas en Iran. La revendication de la citoyenneté, et des droits qui en découlent, est l’un des slogans que l’on entend encore aujourd’hui dans les manifestations de Bagdad à Beyrouth, que je résume ainsi : « de notre situation de sujets, nous revendiquons le droit d’être des citoyens à part entière ».
Finalement, un compromis est trouvé sur la constitution tunisienne, grâce à l’intervention d’organisations de la société civile tunisienne, réunies dans ce fameux quartette qui recevra le prix Nobel de la Paix en 2015 [1]. Le texte adopté à la quasi-unanimité, qualifie l’État tunisien d’État civil (Madani), qui s’appuie sur la citoyenneté, également partagée entre les hommes et les femmes. Dans une première version de la constitution, la femme était définie comme « complémentaire de l’homme ». Mais les associations féministes ont protesté et finalement le texte final évoque les droits et les devoirs des citoyens et des citoyennes. Bien plus, la constitution affirme la liberté de conscience et de croyance. Si une référence à la civilisation arabo-musulmane est introduite, la Charia n’est nullement mentionnée. J’ajoute que le Roi du Maroc, lui aussi, aurait été favorable à reprendre la qualification de la constitution sur la liberté de religion et de conscience. Mais le parti islamo-conservateur PJD (Parti de la Justice et du Développement) s’y est opposé.
Cette constitution, la plus avancée du monde arabe, amènera Ennahdha à se transformer en parti civil et à s’éloigner de facto de la doctrine des Frères musulmans. Les législations adoptées depuis, notamment sur la violence faite aux femmes, démontrent que même le parti islamiste accepte la sécularisation de la société. Mais la question de l’égalité dans l’héritage est une ligne rouge pour Ennahdha. Cela n’a pas empêché un débat sur la question.
S’agissant du salafisme, il est doublement représenté en Tunisie, d’une part, par de petites formations représentées à l’Assemblée nationale et d’autre part par des dissidents d’Ennahdha qui ont créé une organisation qui prône la violence, Ansar al-charia, inscrite dans la liste des organisations terroristes.
Les influences extérieures pèsent sur l’évolution de l’Islam politique : l’Arabie saoudite a suivi l’Égypte en inscrivant la confrérie des Frères musulmans comme organisation terroriste. Il s’agit d’un contentieux ancien, les Frères ayant inspiré, dans les années 2000, un mouvement de contestation Sahwa (réveil islamique) prônant des réformes politiques. Le succès des mouvances fréristes en Égypte et en Tunisie apportait la démonstration qu’un modèle de pouvoir islamiste, dans un cadre démocratique, pouvait être viable. L’Arabie saoudite exerce une influence diffuse auprès de la nébuleuse salafiste dans le monde arabe et musulman par l’entremise de la Ligue islamique mondiale. À l’opposé, le Qatar et, dans une moindre mesure, la Turquie, soutiennent politiquement et parfois militairement les formations d’inspiration frériste en Égypte, en Syrie, en Libye et en Tunisie. On est entré dans un jeu de rivalités de puissances régionales qui a conduit à une rupture entre Doha et Riyad et plusieurs autres Émirats du Golfe.
En France, le salafisme quiétiste est très largement majoritaire et en pleine expansion, si on en juge par le nombre de mosquées dites salafistes. Les chercheurs s’opposent sur la question sensible du passage de certains adeptes de ce courant au jihadisme. On connaît la querelle qui a opposé Gilles Kepel, qui met l’accent sur la radicalisation de l’Islam, à Olivier Roy, qui soutient la théorie de l’islamisation de la radicalité. Je note pour ma part, en m’appuyant sur les études de Farhat Khosrokavar, chercheur au CNRS, et les constats du juge anti-terroriste Trévidic, que le passage d’un courant à l’autre est rare. Mais le débat est ouvert, comme on l’observe dans le récent ouvrage d’un chercheur, Bernard Rougier, Les territoires conquis de l’islamisme [2]. Peut-on interdire le salafisme en France, comme le prônait Manuel Valls ? La déclaration péremptoire du ministre de l’Intérieur – « il faut débusquer le salafisme qui débouche sur le radicalisme » – semble aller dans ce sens. Le nouveau concept de « séparatisme », qui se substitue à celui de communautarisme, est un élément supplémentaire de cette dérive sémantique, d’un abus de langage quand il s’agit d’évoquer la question de l’Islam politique. Dans le vocabulaire politique, le séparatisme est un mouvement qui cherche à séparer d’un État une région, un territoire, pouvant conduire à l’autonomie, voire à l’indépendance. Ces aspirations existent au pays basque, en Catalogne, dans une certaine mesure en Irlande du Nord, voire en Écosse. S’agissant de l’islamisme en France, j’évoquerai plutôt des formes de communautarisme social (scolarisation des enfants, port du voile, contestation de la laïcité).
En conclusion, peut-on parler d’échec de l’Islam politique dans les pays arabes ?
Oui, dans le sens où dans aucun des pays arabes, comme on l’a vu en Égypte et, dans un premier temps, en Tunisie, les formations islamo-conservatrices n’ont tenté d’exercer une position dominante. L’échec de la confrérie en Égypte s’explique avant tout par sa volonté de contrôler tous les rouages de l’État. Avant même sa dissolution en Égypte, l’organisation n’avait plus prise sur ses épigones au Machrek et au Maghreb. Si au Maroc le PJD a emporté les dernières élections législatives et dirige le gouvernement, la réalité du pouvoir se trouve au Makhzen. En conséquence, les formations islamo-conservatrices d’inspiration frériste se sont clairement détachées de l’influence de la confrérie et ont même entamé un mouvement de sécularisation, comme on l’a constaté en Tunisie au Maroc et même chez les Frères musulmans syriens qui évoquent dans leurs réflexions sur la Syrie de demain la constitution d’un État civil.
Cela peut paraître formel mais il est important d’observer l’évolution de ces mouvances. Devant cette évolution d’Ennahdha et d’autres mouvements islamo-conservateurs, d’aucuns assurent qu’ils ont des « agendas cachés ». On cite à cet effet le concept de taqîya, qui, crois-je savoir, est un concept plutôt chiite. Ce mot revient sans cesse dans les expressions politiques ou médiatiques. « De toute façon, ils reviendront au pouvoir », lit-on. Ce n’est pas impossible mais globalement on évolue dans le monde arabe – et même en Iran (c’est en tout cas le point de vue d’Olivier Roy) – vers une forme de sécularisation des sociétés, étant bien entendu que les mouvances islamistes seront durablement présentes dans des formes non violentes. C’est pourquoi il faut faire très attention à l’utilisation du terme jihad qui a deux acceptions : l’effort sur soi-même et l’acception plutôt guerrière, aujourd’hui dominante. Les récents mouvements à caractère social, qu’on peut qualifier de mouvements citoyens, qui ont beaucoup surpris à la fois en Irak, au Liban et dans d’autres pays, veulent dépasser les clivages ethniques et religieux. Dans le Sud de l’Irak, à dominante chiite, des manifestants majoritairement chiites vont jusqu’ à contester l’influence de l’Iran. C’est pourquoi on ne peut parler d’« échec » des printemps arabes, comme si le monde arabe pouvait se transformer en quelques mois, en quelques années. On s’inscrit véritablement dans le temps long, peut-être très long. L’histoire n’est pas terminée.
L’islamisation du politique est aussi le fait des gouvernants qui tiennent des discours démagogiques pour dénoncer les dangers du sécularisme occidental, perçu comme une menace contre les valeurs arabo musulmanes. Le retour de gouvernements dictatoriaux, comme en Égypte, et la répression contre les Frères, risquent d’alimenter l’Islam le plus radical. De nombreux militants de la confrérie sont entrés en clandestinité.
Le champ religieux politique dans le monde arabe s’est donc diversifié et une approche globalisante de l’Islam politique n’a guère de sens. Si le monde arabe se décline au pluriel, il en va de même pour l’Islam politique. Il y a bien des nuances de vert dans l’Islam politique.
Donc, pour répondre à la question de ce colloque, il nous faut changer nos grilles de lecture.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur l’ambassadeur, de cet exposé très instructif.
Vous avez défini plusieurs mouvances à l’intérieur du salafisme et même, si j’ai bien compris, à l’intérieur du « frérisme ». On trouve des courants, comme Ennahdha en Tunisie, qui ne se caractérisent pas par le totalitarisme qu’on a pu observer en Égypte. Totalitarisme relatif : ils voulaient tout le pouvoir, considérant qu’il leur appartenait. Mais ils avaient obtenu une majorité. N’a-t-on pas quand même à faire des distinctions ?
Vous avez employé un mot très juste en citant Albert Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Il me semble que dans des affaires aussi compliquées, mal nommer les choses, c’est d’abord se condamner à ne pas comprendre.
N’y a-t-il pas eu une erreur d’appréciation au départ sur ce qu’on pouvait attendre du mouvement de contestation du pouvoir de Bachar el-Assad en Syrie ? L’implantation ancienne des Frères musulmans en Syrie n’aurait-elle pas dû jouer un rôle de mise en garde ? C’est assez compliqué. Il me semble que le mot « frérisme » recouvre une internationale, avec des liens qui peut-être sont distendus… on ne sait pas très bien. On dit que la taqîya c’est une affaire plutôt chiite… mais le vice n’a pas vraiment de domicile, l’esprit de dissimulation est générale. Je pense qu’il faudrait distinguer encore plus clairement ce qui dans le frérisme est récupérable. Je pense à l’évolution de Rached Ghannouchi. Il y a cinq ans, à ma question : « Mais comment êtes-vous devenu islamiste ? », il répondait : « C’est très simple, j’étais nassérien et, après la Guerre des Six Jours, voyant que le vent ne soufflait plus de ce côté-là, je suis devenu islamiste ». Je l’ai revu récemment, il a incontestablement évolué. Mais aurait-il évolué dans un autre pays que la Tunisie ? L’évolution de Ennahdha en Tunisie n’est-elle pas la marque de la puissance de la société tunisienne, une société très développée, avancée, avec une élite puissante, qui a obligé Ennahdha à composer ? Ce qui s’est passé en Égypte a pu servir de leçon. Voyant que le pouvoir du Maréchal al-Sissi ne faisait pas de cadeau, intelligemment, Ennahdha, en Tunisie, a pris le sens du vent. Ce n’était pas vrai en Égypte et je ne sais pas comment cela s’est passé en Syrie. Cela mériterait une analyse plus fine.
Ce que je ressens, c’est que nous sommes sur un terrain assez mouvant. Et, pour dire les choses très modestement, je ne suis pas sûr de bien comprendre.
Yves Aubin de la Messuzière
Comment comprendre ces bouleversements géopolitiques, quand on observe les interventions des acteurs internationaux et régionaux, la Russie, la Turquie, l’Iran, l’Arabie saoudite… ? Chaque mois on assiste à un changement d’alliances. Les cartes sont rebattues. C’est d’une complexité extrême. Qui peut en avoir la maîtrise et en faire la synthèse globale ?
On observe toutefois des mouvements de fond. L’islamisme jihadiste dont on a parlé est un mouvement de fond qui existe encore, même si territorialement Daech a perdu. C’est important parce qu’il aura perdu de son attractivité. Les mouvances islamo-conservatrices vont-elles pouvoir peser sur l’avenir de la plupart des pays arabes ? Je ne le crois pas, justement en raison des mouvements de contestation à caractère social. Je suis en train d’aider une activiste syrienne, une universitaire qui s’emploie à documenter toute la production visuelle, écrite, du début de la révolution. Elle espère en faire une exposition au MUCEM de Marseille. Sur les premières images de la révolution syrienne on voit de très jeunes manifestants de Damas ou de sa périphérie et d’autres venant des campagnes déshéritées, victimes de la sécheresse. Cela n’avait rien à voir avec l’islamisme. Les Frères musulmans n’étaient d’ailleurs pas présents puisqu’ils étaient dans la clandestinité. Mais Bachar el-Assad a libéré les islamistes radicaux qui étaient en prison pour présenter à l’Occident l’image d’un régime syrien menacé par les islamistes, ce qui n’était pas le cas dans cette première période. Plus tard, il y a eu l’émergence de Daech, né en Irak, comme organisation de résistance à l’occupation américaine, avant de s’étendre à la Syrie.
Globalement, il n’y a pas d’internationale des mouvances islamistes, même si la confrérie des Frères musulmans entretenait incontestablement des liens avec ses épigones dans le monde arabe. Avant même l’émergence des révolutions arabes, ces liens s’étaient distendus. Lorsqu’on évoque en France l’« Hydre islamiste » dont les sept têtes repoussent, à raison de deux pour une, à mesure qu’on les tranche, on désigne entre autres, à tort, les Frères musulmans.
Tout comme Ennahda en Tunisie, le PJD (Parti de la Justice et du Développement) au Maroc, sont dans une situation de cohabitation. Même si le PJD a emporté les élections, sous l’effet des printemps arabes, la réalité du pouvoir reste au Makhzen. On retrouve cette évolution en Algérie et en Jordanie. Au total, les situations sont très diversifiées, et tout comme le monde arabe l’Islam politique doit se décliner au pluriel.
Jean-Pierre Chevènement
Merci. Nous avons déjà avancé dans ce débat. C’est très important.
Je pense quand même, si vous me permettez d’exprimer une opinion personnelle, qu’il y a eu une erreur d’appréciation au départ en Syrie. Je ne pense pas que la libération d’une centaine de prisonniers islamistes suffise à expliquer la prééminence rapide qu’ont acquise les mouvements islamistes radicaux, c’est-à-dire proches d’Al-Qaïda avant Daech. Dans la phase, le régime de Damas a cru pouvoir composer et s’en sortir facilement. Ensuite l’affrontement s’est durci et c’est devenu une lutte à mort. Il ne faut pas oublier qu’au départ c’est la Turquie qui ouvre sa frontière et permet aux soldats et aux officiers syriens qui veulent déserter de constituer une « armée syrienne libre » sur laquelle on fondera beaucoup d’espoirs. Je me souviens des conversations que j’avais eues avec le Chef d’État-major des Armées de l’époque qui me disait : « sur le terrain ils ne font pas le poids et on retrouve les armes qu’on leur envoie dans les groupes d’insurgés islamistes ». Cela se passait en 2013.
—–
[1] Le prix Nobel de la Paix 2015 a été attribué au Dialogue national tunisien – qui regroupe l’UGTT (premier syndicat), l’Utica (patronat), l’Ordre des avocats et la Ligue tunisienne des droits de l’Homme – pour sa contribution à la transition démocratique en Tunisie depuis la révolution de 2011.
[2] Les territoires conquis de l’Islamisme, sous la direction de Bernard Rougier, éd. PUF, 2020.
Le cahier imprimé du colloque « Islamisme (islam politique) et démocratie dans le monde musulman : quelle(s) grille(s) de lecture ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
S'inscire à notre lettre d'informations
Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.