De quelques dynamiques politiques à l’œuvre au Moyen-Orient

Intervention de Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut des Relations internationales et stratégiques, auteur de Géopolitique des mondes arabes (Eyrolles, 2018), membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, lors du colloque « Islamisme (islam politique) et démocratie dans le monde musulman : quelle(s) grille(s) de lecture ? » du mercredi 4 mars 2020.

Exceptionnellement, au risque de vous contredire, je parlerai assez peu de la Turquie, ceci dans le souci de répondre à la question qui nous est posée ce soir. Il est essentiel que nous travaillions toujours plus à ce qui nous permet de mieux saisir, à partir de la question de l’Islam politique, les dynamiques politiques actuellement à l’œuvre au Moyen-Orient, donc, entre autres, en Turquie. La perspective étant de tenter de poser les bases de la refondation d’une politique extérieure de la France digne de ce nom. Je pense en effet que nous passons à côté des véritables dynamiques qui sont à l’œuvre actuellement dans cette région du monde.

N’étant pas historien mais politologue je me défie de toute forme d’essentialisme et des pseudo-explications à caractère tautologique se référant, dans le meilleur des cas, à des lectures littéralistes du texte coranique. Certes l’exégèse des textes sacrés est probablement nécessaire mais pas suffisante.

Nous ne sommes pas dans un débat théologique et ce qui nous intéresse ici c’est l’Islam politique, c’est-à dire l’analyse des pratiques militantes et des pratiques du pouvoir des partisans de l’Islam politique quand ils parviennent au pouvoir. En ce sens, il serait judicieux de parler des « Islams politiques » : si l’on s’intéresse à l’Arabie saoudite, au Maroc, à la Tunisie, à la Turquie ou à l’Iran, cela ne relève pas des mêmes histoires, des mêmes problématiques, des mêmes dynamiques, des mêmes politiques ni des mêmes projets. C’est pourquoi il me paraît erroné de considérer que, par essence, il y aurait une sorte d’incompatibilité entre l’Islam politique et les pratiques démocratiques.

Nous sommes en outre dans un contexte géopolitique régional au sein duquel il n’y a en réalité pas de véritables traditions en matière d’exercice de l’État de droit, du pluralisme politique, du respect des droits fondamentaux, de la reconnaissance de l’alternance qui sont tous des concepts au final assez peu mis en pratique. Et l’on ne peut incriminer les seuls partisans de l’Islam politique d’être responsables de cette situation de fait. De ce point de vue, force est d’admettre l’hypocrisie de ceux qui se montrent des plus incisifs dans la critique de l’Islam politique tout en étalant volontiers leur complaisance à l’égard de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis ou du Qatar, comme le texte de Georges Corm l’a évoqué par ailleurs.

Facteur aggravant, la défense des droits démocratiques, juste sur le principe, est assez fréquemment à géométrie variable selon qu’elle concerne l’Islam politique ou d’autres forces politiques. En témoignent deux exemples, loin d’être exhaustifs :

La victoire du Hamas lors des élections législatives palestiniennes de janvier 2006 (pourtant supervisées par un millier d’observateurs internationaux) entraîne la rupture des subventions internationales.

En Égypte, indépendamment de leurs erreurs, et elles sont nombreuses, les Frères musulmans légitimement élus en 2012 ont été balayés du pouvoir en 2013 par ce qu’il faut caractériser comme un coup d’État. Le silence assourdissant de ladite « communauté internationale » est alors, et depuis, révélateur.

En la matière comme en quelques autres il y a des indignations sélectives qui ne sont guère acceptables, de notre point de vue, pour des raisons de principe, de méthode et d’efficience. Pourtant l’idée dominante qui a prévalu au sein des puissances occidentales fut que toute démocratisation au Moyen-Orient amènerait mécaniquement les islamistes au pouvoir, ce qui a souvent amené à jouer la carte de régimes autoritaires, la plupart usés jusqu’à la corde, pour tenter de s’en prémunir.

L’Islam politique, une question avant tout sociale et politique

Il serait erroné d’expliquer les évolutions, les tensions et les conflits au Moyen-Orient à travers une grille de lecture exclusivement religieuse… nous y reviendrons. Comment donc saisir et rendre compte de processus fondamentalement politiques en y intégrant les paramètres religieux – qu’il serait bien puéril de ne pas prendre en compte – sans pour autant les survaloriser ?

Dans ses versions les plus récentes, le phénomène de l’Islam politique, qui a pris son essor depuis le début des année 80 (après la Révolution iranienne), s’inscrit dans le cadre d’une affirmation politique des grands monothéismes transnationaux, tel le christianisme qui, dans sa variété, peut aussi avoir la tentation de s’occuper directement des affaires du pouvoir. Au-delà même des monothéismes, une religion comme l’hindouisme prétend avoir une vocation politique, comme, malheureusement, l’actualité en Inde nous le rappelle quotidiennement.

La racine de ce phénomène renvoie, depuis une quarantaine d’années, à la dégradation des situations sociales et à la précarisation de larges pans des sociétés sous les coups des contre-réformes néo-libérales souvent imposées par les institutions financières internationales. Comme Émile Durkheim l’a parfaitement démontré, cette situation de déstructuration des liens sociaux pousse les citoyens à se retrancher derrière des formes d’appartenance identitaire particulières. La religion constitue de ce point de vue un vecteur tout à fait adéquat puisqu’elle offre un refuge ainsi que le sentiment d’appartenance à une communauté susceptible de fournir des repères.

Cette situation exprime confusément la recherche de marqueurs, de points de repères identitaires par des hommes et des femmes qui, ayant perdu leurs repères sociaux traditionnels, se trouvent désemparés. Phénomène on ne peut plus classique, la montée de mouvements à forte racine religieuse est donc intimement liée à une situation de décomposition des rapports sociaux induite par le néo-libéralisme tel qu’il s’est développé depuis quelques années.

Dans le monde musulman, cela s’est traduit par la montée de l’Islam politique. Ainsi, à partir des années 1980, le champ politique de l’opposition aux régimes arabes a été principalement investi par des forces se réclamant de l’Islam politique, s’incarnant notamment dans la mouvance des Frères musulmans, liés à l’époque au royaume saoudien. À l’occasion des processus révolutionnaires régionaux enclenchés en 2011, les Frères musulmans, passés entre-temps de la tutelle saoudienne à celle du Qatar, ont semblé connaître un moment de succès. Toutefois la désillusion à leur égard a été rapide et leur faillite politique est rapidement apparue en Égypte comme en Tunisie ou encore, dans un contexte très particulier, en Syrie. La question qui se pose est alors l’impasse des forces se réclamant de l’Islam politique : soit elles s’affaiblissent rapidement et/ou se divisent faute d’avoir su construire un système d’alliance avec d’autres forces politiques, soit elles abandonnent leur référence confessionnelle pour devenir des partis comme l’illustre l’exemple d’Ennahda en Tunisie.

Phénomène somme toute classique d’intégration et de banalisation de partis protestataires accédant aux responsabilités gouvernementales. Partisans du capitalisme libéral, ils ne cherchent pas à renverser l’ordre social existant mais bien plutôt à le réformer pour s’y ménager une place et y assumer des responsabilités. Cela peut induire, comme pour tout parti politique, des tensions entre les directions, accusées d’avoir trahi les idéaux du mouvement, et la partie radicalisée de la base. En outre, dans tous les pays arabes, la réislamisation conservatrice qui a marqué les dernières décennies a paradoxalement complexifié et dépolitisé le champ religieux et les mouvements se réclamant de l’Islam politique ne parviennent pas à monopoliser, ni même à contrôler, ce processus de réislamisation. Ainsi, les nouvelles formes de religiosité se font presque toujours en dehors des mouvements et partis qui se réclament de l’Islam politique et sont fréquemment captées par des organisations de ladite société civile [1].

On a assisté depuis à l’apparition d’une deuxième vague de soulèvements dans la région, partie du Soudan « conservateur », comme en décembre 2018, où le mouvement populaire s’est opposé à une dictature militaire dirigée par Omar El Bechir qui s’appuyait lui-même sur l’Islam politique.

Plus généralement, autant les partisans de l’Islam politique avaient su prendre le train en marche dans la première vague de 2011-2012 et essayé d’en saisir les commandes, autant cette deuxième vague – qui s’est étendue, après le Soudan, à l’Algérie, à l’Irak, au Liban et, dans un autre contexte, en Iran – leur est clairement hostile.

En Algérie, le Hirak n’a manifesté aucune empathie pour les partisans de l’Islam politique, dont une fraction avait au cours des années antérieures oscillé entre collaboration et opposition loyaliste à l’égard du régime d’Abdelaziz Bouteflika.

En Irak, une partie de la population chiite s’est insurgée contre les milices et partis liés à l’Iran, certains manifestants allant même jusqu’à attaquer les consulats iraniens à plusieurs reprises, renvoyant dos à dos la domination de l’Iran et celle des États-Unis sur leur pays.

Au Liban, le soulèvement a fustigé le jeu confessionnel avec lequel la classe dirigeante du pays – y compris le Hezbollah pro-iranien – a pu jusqu’alors perpétuer son pouvoir, le mouvement de protestation se revendiquant d’une identité citoyenne cherchant à dépasser le confessionnalisme.

Cette deuxième vague du processus révolutionnaire dans les mondes arabes est donc beaucoup plus directement opposée à l’Islam politique et plus ouverte à la sécularisation que la première, ce qui indique une maturation politique des processus en cours. Il semble que la référence à l’Islam politique a cessé d’être véritablement fonctionnelle parce que le rapport à la religion des nouvelles générations se transforme et n’est plus le même que celui de leurs parents, notamment à cause des processus d’individualisation eux-mêmes liés à l’urbanisation et à la dissolution progressive des liens d’allégeance patriarcaux traditionnels.

Il ne s’agit évidemment pas de considérer que les références religieuses ont désormais disparu mais qu’elles sont probablement en passe d’être considérablement relativisées.

L’enracinement des États-nations

L’idéologie islamiste contemporaine, telle qu’elle était apparue avec la création de la confrérie des Frères musulmans en 1928, prétend unifier l’ensemble des musulmans dans la umma – la communauté des croyants – en rétablissant le califat, défini comme État islamique, et considère donc comme illégitimes les États existants. Mais un paramètre politique majeur empêche en réalité l’Islam politique de constituer une alternative à la configuration actuelle des États-nations au Moyen-Orient et exprime ce que l’on peut considérer comme l’échec de l’Islam politique.

Les grands mouvements se réclamant de l’Islam politique participent en effet au renforcement de l’ordre national et étatique car ils sont passés d’un islamisme révolutionnaire à des formes d’islamo-nationalismes [2]. Ils reprennent à leur compte les positions stratégiques propres à chaque État et inscrivent désormais leur action dans un cadre national en n’hésitant pas à contracter des alliances dans le champ politique intérieur quand cela leur semble nécessaire.

Au vu des développements les plus récents des mouvements de contestation au Moyen-Orient on peut d’ailleurs se demander si l’islamo-nationalisme lui-même ne serait pas en passe d’être dépassé.

Pour de multiples raisons, les pays arabes et du Moyen-Orient se sont progressivement affirmés comme des États-nations clairement distincts, intégrés dans le cadre des frontières post-coloniales dont les facteurs de différenciations sont multiples. Histoires respectives, existence et ancienneté d’un appareil étatique, existence ou non de regroupements politiques et/ou syndicaux, rapports de force politiques en découlant, rapports de la société à l’État, prégnance ou non de l’institution militaire, ampleur du clientélisme et diversité des réseaux d’allégeance, importance des tribus et/ou des ethnies éventuellement couplée à des enjeux confessionnels, existence ou non de la manne pétrolière… sont autant de paramètres qui distinguent fortement les États les uns par rapport aux autres, même si, au-delà de ces différenciations, des exigences sociales et politiques similaires sourdent de l’ensemble des pays de la région.

Dans la période la plus récente, les images de propagande de Daech montrant, en juin 2014, un bulldozer en train de détruire un mur de sable entre l’Irak et la Syrie (la fameuse ligne Sykes-Picot tracée au cordeau dans le désert) ont certes impressionné – c’était le but – mais cela n’avait toutefois pas valeur de démonstration politique.

Ce surgissement de Daech a, en effet, généré des théorisations hasardeuses sur la fin programmée des États-nations au Moyen-Orient. Ces derniers ont souvent, à tort, été considérés uniquement sous le prisme de constructions artificielles issues des processus de colonisation-décolonisation. A contrario, les dynamiques politiques de ces dernières années confirment pourtant que chaque construction nationale a réagi en fonction de sa propre histoire et des rapports de forces spécifiques qui la définissent. Il est ainsi frappant que le drapeau national ait été brandi par des milliers de manifestants lors de la grande vague de contestation politique de 2011-2012, puis celle de 2019.

En d’autres termes, au-delà d’une aspiration générale à la mise en œuvre de processus de démocratisation, aucune des expériences nationales actuellement en cours n’est réductible à une autre. Ensuite, en dépit de certains pronostics, l’ordre étatique issu des accords Sykes-Picot ne semble ni obsolète ni dépassé, même s’il ne se pose plus aujourd’hui dans les mêmes termes qu’il y a vingt-cinq ans ni, a fortiori, qu’au moment où il a été fondé.

Ainsi, si l’on peut constater des formes de combats transnationaux, portés notamment par la nébuleuse jihadiste en Syrie, en Irak, au Liban, au Yémen, en Égypte ou en Libye, ce phénomène relève probablement plus de facteurs conjoncturels que structurels.

Au moment où de nombreux débats portent sur la crise de la démocratie et de l’État-nation, force est de constater que l’idéal de ces deux concepts semble bien se porter au moins dans les revendications des manifestants de Khartoum, d’Alger, de Beyrouth ou de Bagdad.

S’affirme l’enracinement de scènes politiques spécifiques à chaque pays, que les contestations, tant de la politique menée par les différents régimes que, parfois, de leur nature même, contribue à renforcer puisque les légitimant en s’inscrivant en leur sein. Ces scènes politiques singulières ont de facto un effet d’homogénéisation des États-nations. La prochaine étape sera donc celle d’une ouverture du champ politique, d’une démocratisation graduelle, devenue possible justement parce que l’identité nationale n’est pas contestée par des fractions significatives des populations.

Mais cette évolution heurte frontalement des régimes qui conçoivent mal ce que peut être une véritable communauté politique. C’est pourquoi les processus de transition sont infiniment problématiques et fréquemment violents. En outre, l’altération, parfois la nécrose, de nombreux appareils étatiques parvient, dans certains cas, à transformer des liens d’appartenance nationaux en liens d’allégeance communautaires exclusifs, contradictoires avec un processus d’ouverture démocratique. L’affaiblissement des appareils politiques étatiques en Irak, en Syrie, au Liban, en Jordanie, voire le passage au stade d’États faillis en Libye ou au Yémen, constituent probablement le plus important facteur de déstabilisation régionale, et donc le principal défi posé aux États du Moyen-Orient.

Précisons enfin que les forces jihadistes ne constituent jamais des alternatives. Elles surgissent justement dans les États les plus affaiblis, voire faillis, et sont incapables de s’inscrire dans la durée en termes de construction nationale alternative pérenne.

Sunnisme versus chiisme : une grille d’analyse très restrictive

Dans la période récente, pour de multiples raisons, la rivalité sunnisme-chiisme est fréquemment présentée comme un enjeu géopolitique central. Ce concept, perceptible depuis l’instauration de la République islamique d’Iran en 1979, est amplifié après la chute de Saddam Hussein en 2003 qui permet l’accession au pouvoir de la communauté chiite alors qu’elle en avait été écartée durant des siècles, bien que démographiquement majoritaire depuis la création de l’Irak moderne.

Depuis lors, le décryptage des évolutions régionales de ces dernières années est de plus en plus fréquemment présenté au prisme de l’opposition entre sunnites et chiites. Or, si le facteur confessionnel constitue incontestablement un paramètre qu’il convient d’intégrer pour saisir les processus politiques en cours, il ne peut cependant pas devenir le substitut à une analyse intégrant la diversité des facteurs sociaux et politiques composant la réalité des sociétés dans leur complexité. Ce rappel méthodologique est d’autant plus essentiel que la multiplication des crises régionales favorise, comme nous l’avons vu, toutes les formes de replis communautaires dont le religieux n’est qu’une des facettes.

La racine de ce type d’analyse remonte à la Révolution iranienne, souvent présentée comme porteuse d’une volonté expansionniste, ce qui constitue manifestement une erreur de perspective. En effet, depuis la tentative d’invasion de l’Iran révolutionnaire par Saddam Hussein en 1980, ce n’est plus la volonté d’expansion qui va ordonner la politique extérieure de Téhéran mais la défense de la patrie et des intérêts nationaux.

Plus tard, ce sont Abdallah de Jordanie et Hosni Moubarak qui vont, en 2004, populariser le terme de « croissant chiite » qui irait, selon eux, de l’Iran et de l’Irak jusqu’au Yémen en passant par le Liban et Bahreïn. Depuis lors, la tentation est grande de reproduire cette grille de perception pour saisir les dynamiques régionales, ce qui n’est ni satisfaisant ni efficient.

Elle ne peut, en effet, rendre compte des turbulences entre l’Arabie saoudite et l’Égypte de Mohamed Morsi, entre l’Arabie saoudite et le Qatar, entre la Turquie et l’Égypte, tous États majoritairement sunnites. Elle ne permet pas non plus d’expliquer que les ponts ne soient pas rompus entre le Hezbollah libanais chiite et le Hamas palestinien sunnite, ou de comprendre qu’au Yémen une proximité politique a pu exister entre les houthistes et les partisans de l’ancien Président Ali Abdallah Saleh. Si l’on s’éloigne du centre de gravité moyen-oriental, elle ne permet pas non plus de saisir le soutien de l’Iran chiite à l’Arménie chrétienne dans son opposition à l’Azerbaïdjan chiite.

En réalité le facteur confessionnel est avant tout un instrument que les États utilisent pour servir leurs intérêts géopolitiques.

Ainsi, ces quelques paramètres analytiques, loin d’être exhaustifs, permettent de considérer qu’il est inutile de diaboliser l’Islam politique, appréhendé comme fait politique et social, mais qu’il est tout au contraire impératif d’en circonscrire la véritable signification et d’en mesurer les limites. On peut même considérer que la deuxième vague de contestation au Moyen-Orient en 2019, qui s’inscrit dans le prolongement de l’onde de choc politique de 2011-2012, est en passe de relativiser l’influence réelle des partisans de l’Islam politique.

Jean-Pierre Chevènement

Merci, Didier Billion, pour cet exposé d’une thèse très claire selon laquelle la politique l’emporte sur le religieux. Ce n’est pas non plus chose évidente.

Il y a un point sur lequel, me semble-t-il, un accord s’est dégagé dans toutes les interventions, c’est la puissance du fait national. Regardons l’Irak, la Syrie, le symbole qu’était l’effacement de la frontière Sykes-Picot … Aujourd’hui ces deux États ont montré leur capacité de survie, ce qui n’a rien d’étonnant. En effet, bien avant les accords Sykes-Picot, Damas et Bagdad étaient les capitales des califats omeyade et abbasside.

Aujourd’hui, on a l’impression que les jeunes qui se font tuer par centaines sur la place Tahrir de Bagdad se battent pour un Irak unitaire. Ils sont chiites, comme il semble que ce soit le cas de la majorité des Irakiens, mais ils placent l’Irak au-dessus des catégories imposées par les Américains au lendemain de l’invasion de 2003, lorsqu’on a compartimenté le fonctionnement des institutions irakiennes sur un mode communautaire.

Même chose au Liban où des mouvements, à Beyrouth, protestent contre cet enfermement communautaire et qui développent une revendication que l’on pourrait qualifier de citoyenne… si encore il y avait quelque chose derrière.

Un mot sur la laïcité. J’ai bien entendu ce qui a été dit. Le rejet de la laïcité dans le monde arabe me paraît extrêmement ambigu car la laïcité n’a jamais tué personne, du moins chez nous. Et le mot « laïque » est trop facilement rejeté par des gens qui en réalité sont fondamentalement hostiles à l’idée même d’une séparation de la religion et du politique. Donc la laïcité est un gros mot que l’on confond très volontiers avec l’agnosticisme ou l’athéisme. L’URSS est évidemment pour les moudjahidines afghans le symbole de l’athéisme. Et quand un directeur de recherches au CNRS, que je ne nommerai pas, dit : « La vraie religion des Français, c’est l’athéisme », sottement assimilé à la laïcité, il commet une confusion grossière. La laïcité permet l’expression de toutes les fois religieuses et de toutes les formes de croyance. Je pense que, sur ce point, l’islamologie française contemporaine épouse un peu trop facilement le parti des « orientalistes » de terrain qu’elle a côtoyés. Vous avez cité Olivier Roy, mais sa faute est vénielle si on le compare à François Burgat qui explique qu’il y a trois étages dans le processus de libération des peuples : la libération politique, dans les années soixante, la libération économique, à l’époque de l’industrie industrialisante, et aujourd’hui un troisième étage culturel qui est l’islamisme politique… ! J’en ai pourtant entendu beaucoup, ayant fréquenté tous ces gens pendant très longtemps, mais là, l’incapacité à nommer les choses ajoute vraiment au malheur du monde !

Je termine sur l’aspect militaire, évoqué par le professeur Martinez-Gros dont ce n’est pas tout à fait la spécialité mais qui a dit à très juste titre, à mon avis, que l’histoire ne s’écrit pas place Tahrir. Plus exactement, ce n’est pas place Tahrir que les choses se règlent, sinon à coups de mitrailleuses ou de grenades. L’aspect militaire reste décisif, on le voit bien aujourd’hui en Syrie. Il est vraisemblable que la Russie arbitrera entre le régime de Damas et la Turquie. Sur quelle cote mal taillée ? On peut l’imaginer mais c’est de la politique fiction parce que rien encore ne s’est passé qui montre qu’on va dans ce sens-là. Pourtant selon moi on ira dans ce sens-là parce qu’évidemment la force de la Russie sera la clé.

Comment le processus de démocratisation de ces régimes arabes – que nous souhaitons tous – peut-il se faire si la force ne s’exprime pas ? Elle peut quelquefois s’exprimer par la simple dissolution de l’armée du régime en place et c’est une partie de l’armée qui l’emporte sur l’autre. Ailleurs, la force peut appartenir à des minorités activistes jihadistes qu’évoque M. Martinez-Gros, c’est le schéma d’Ibn Khaldûn. Des phénomènes de résistance prolongée peuvent aussi finir par l’emporter. Mais il faut du temps pour former militairement des gens capables de l’emporter dans une bataille rangée, ce n’est pas du tout évident. Par conséquent, je pense que les obstacles qui ont empêché les printemps arabes de se concrétiser existent toujours et n’ont pas été dépassés. L’armée est souvent assimilée au « système », y compris dans des pays très proches de la France. Y a-t-il dans l’armée des gens qui ont un point de vue différent, je n’en sais rien. Mais, en dernier ressort, l’aspect militaire est décisif. Et ce qui va se passer en Syrie demain illustrera simplement le rôle déterminant de la force, même si, naturellement, l’idéologie peut faire que les rapports de force se renversent à un moment donné, y compris au sein des armées. Je me garde bien d’évoquer quelque pays que ce soit mais l’histoire de la Révolution française en est l’illustration : lorsque les soldats ont tourné leurs armes contre le pouvoir royal, le Roi, qui s’est trouvé très démuni, est allé à Paris où la situation a mal tourné pour lui.

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[1] Olivier Roy, « Moyen-Orient : faiblesses des États, enracinement des nations », Critique internationale, été 1999, vol. 4, n° 1, pp. 102.
[2] Concept et formule empruntés à Olivier Roy.

Le cahier imprimé du colloque « Islamisme (islam politique) et démocratie dans le monde musulman : quelle(s) grille(s) de lecture ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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