Débat final lors du colloque « Islamisme (islam politique) et démocratie dans le monde musulman : quelle(s) grille(s) de lecture ? » du mercredi 4 mars 2020.

Gabriel Martinez-Gros

Si je pense qu’Ibn Khaldûn peut être appliqué au monde d’aujourd’hui, c’est parce que l’évolution du dernier demi-siècle dans le monde, pas seulement dans le monde musulman, correspond à ce qu’Ibn Khaldûn aurait appelé la sédentarisation du monde, c’est-à-dire les progrès extraordinaires de l’économie, de la scolarisation, de l’urbanisation et la transition démographique, l’un des phénomènes, sinon le phénomène principal, des évolutions sociales et économiques de notre monde. En effet, la croissance démographique est un des aspects de la croissance. Et le ralentissement de la croissance démographique commence à jouer contre la croissance extraordinairement rapide de l’économie mondiale. Je pense à la Chine, évidemment, qui a été le point décisif. Très étrangement, cette sédentarisation du monde, cette civilisation du monde joue contre nos capacités démocratiques. Ibn Khaldûn démontre que du plus grand bien vient quelque chose qui peut apparaître comme un mal, c’est-à-dire notre incapacité à passer aux armes, ce qui ramène à ce que disait il y a un instant Jean-Pierre Chevènement. Partout dans le monde, nous avons de plus en plus de mal à répondre aux défis de minorités armées. Ceci vaut pour le monde musulman comme pour les autres. Ce point nécessiterait des heures pour être développé, je vous renvoie à mes écrits sur le sujet (voir par exemple, La fascination du jihad, PUF, 2016 ; ou Brève histoire des Empires, Seuil, 2014 ).

Je ne suis malheureusement pas du tout d’accord sur le maintien des unités nationales. Les nations sont en train d’éclater complètement dans cette région. Certes il y a des résistances massives comme celle de l’Égypte ou celle de la Tunisie, parce que ces pays, depuis au moins le XVIIème ou le XVIIIème siècle, sont constitués de blocs massifs, malgré de petites marges bédouines sans grande importance. Mais ailleurs dans le monde islamique, pas seulement dans le monde arabe, les tensions d’éclatement des pays sont constantes. Je cite au hasard : la Libye, la Syrie, l’Irak qui n’existe plus. En effet, le tiers du pays qui est kurde, totalement indépendant, ne fait plus partie de l’Irak (sauf à l’ONU). Présentant toutes les caractéristiques d’un État, le Kurdistan irakien est un pays indépendant en réalité. Je citerai aussi le Yémen, l’Afghanistan, la Somalie, le Soudan, qui vient de perdre très officiellement le quart de son territoire de 2011 (le Soudan chrétien des Nuer et des Dinka). On pourrait ajouter le Pakistan, qui est dans un très mauvais état, l’Iran, qui n’est pas dans un très bon état de ce point de vue, etc. Des minorités sunnites, justement en Iran, sont agitées, tout comme d’autres, chiites et arabes. On assiste donc à une profonde attaque contre le phénomène de l’État. Le renversement par Daech de la « ligne Sykes-Picot » rétablissait une vérité, c’est-à-dire l’existence d’une population arabe sunnite de la vallée de l’Euphrate qui a été divisée en effet un peu artificiellement, à des époques relativement anciennes, bien avant Sykes-Picot, entre ce que nous appelons aujourd’hui l’Irak et la Syrie. Il y a effectivement, entre Raqqa et Mossoul, un monde sunnite de la vallée de l’Euphrate sur lequel Daech s’est très largement appuyé et qui a manifesté qu’il existait toujours malgré l’existence des États qui prétendaient l’abolir depuis le début du XXème siècle.

Yves Aubin de la Messuzière

Peut-être en France n’avons-nous pas été suffisamment vigilants au sujet de l’Islam consulaire qui peut poser des problèmes. De même que nous avons des représentants des Français de l’étranger, les consuls marocains, algériens ou turcs exercent une influence sur leur communauté.

Il y a plus de trente ans, quand j’étais en poste au Tchad, j’avais observé l’influence salafiste, wahhabite des Saoudiens, d’ailleurs portée par l’ambassadeur d’Arabie saoudite. Je me souviens qu’Idriss Déby s’en plaignait. Quelques années plus tard, Ben Ali, venu visiter le stand français au Salon du livre me fit remarquer : « Regardez les Saoudiens, ils disposent de 1000 mètres carrés pour promouvoir leur littérature wahhabite ! ». Grâce à la Ligue islamique mondiale qui dispose de moyens extraordinaires, l’Arabie saoudite a irrigué le salafisme wahhabite. Je ne crois pas que les choses vont fondamentalement changer avec Mohammed ben Salmane, même s’il y a eu quelques évolutions. Certes les femmes peuvent conduire mais certaines sont emprisonnées pour avoir exprimé des revendications. C’est inquiétant mais on s’abstient de le critiquer ainsi que les Émirats arabes unis dont le Prince héritier est le mentor de MBS.
Je me suis intéressé à la question des imams dans les mosquées que l’on qualifie de salafistes. L’Université islamique internationale de Médine forme des imams de toutes nationalités. De nombreux futurs imams français sont formés dans cette université. Cela n’en fait pas des salafistes purs et durs, encore moins des jihadistes, mais ils portent un Islam extrêmement rigoriste. Si un imam formé à Médine est désigné par la communauté d’une mosquée, celle-ci recevra des aides conséquentes de l’Arabie saoudite. Je ne veux pas désigner l’Arabie saoudite comme le principal acteur et responsable de la diffusion de l’Islam mais elle en porte quand même une grande responsabilité, ce que les pays du Maghreb dénoncent d’ailleurs de manière très claire. Le Qatar, quant à lui, agit de manière un peu plus intelligente.

Didier Billion

Sur la question des conflits armés, il est tout à fait frappant de constater la difficulté, pour ne pas dire l’incapacité à trouver des solutions politiques aux conflits militaires qui s’étendent dans le temps dans cette région. Ceci, schématiquement, pour deux raisons principales :

D’abord les facteurs endogènes. La grande majorité des pays de la région sont des États autoritaires où, pour des raisons multiples, il n’y a pas d’alternance politique. Mais un fait s’impose : on voit des dynasties – certaines parfois se présentant comme républicaines, je pense aux projets de ce type en Égypte à l’époque de Hosni Moubarak, ou en Syrie – qui tentent, et parviennent dans certains pays, à maintenir un certain continuum des régimes politiques qui compensent le manque de démocratie par la personnalisation du pouvoir. Ces formes de pouvoir rendent très difficile la pratique du dialogue, donc du compromis, donc de l’accord politique, d’où la persistance du conflit armé.

Mais il y a aussi – et c’est là où les choses se compliquent – des facteurs exogènes. La Syrie notamment est devenue le terrain de l’affrontement par procuration des différentes puissances, chacune soutenant ses clientèles, même si certaines, je pense notamment aux États arabes du Golfe (Arabie saoudite, Qatar, Émirats), qui, au début de la guerre en Syrie, ont soutenu certaines milices et groupes jihadistes en sont aujourd’hui revenues pour des raisons tactiques : on sait ainsi qu’un certain nombre d’États arabes du Golfe pensent très fort à réouvrir leurs ambassades à Damas, ce qui serait d’ailleurs une bonne chose.

La conjugaison de ces facteurs endogènes et exogènes rend infiniment compliquée la résolution des conflits armés par des moyens politiques. C’est une réalité mais cela nous éloigne quand même un peu du thème central de ce soir.

Sur la question des États-nations, nous sommes en effet en radical désaccord. Mais c’est le propre du débat.

Certes des tensions multiples, sociales, identitaires, religieuses, ethniques, existent au sein de chacun des États. Pour autant ces États résistent. Vous nous dites que la partie kurde de l’Irak n’est plus irakienne, n’est plus arabe. C’était le grand projet des néoconservateurs états-uniens, sauf qu’aujourd’hui les dirigeants politiques kurdes d’Irak ne réclament pas l’indépendance parce qu’ils savent très bien que de leur appartenance à l’État irakien dépend leur survie. La forme fédérale est imposée par la constitution de 2005 mais elle ne remet pas en cause l’État irakien en tant que tel.

Comme Yves Aubin de la Messuzière, je suis frappé par le fait que ce sont les plus jeunes qui manifestent. Mais il ne faut pas mythifier ces manifestations qui, aussi massives soient-elles, ne font pas une politique en tant que telle. La grande faiblesse de ce que je n’appelle jamais les « printemps arabes » (le mouvement de contestation de 2011-2012), c’est qu’il n’y avait pas de parti politique susceptible d’organiser, de canaliser, de proposer des solutions alternatives. Et c’est toujours le problème en 2019-2020. Pour autant, le fait qu’ils manifestent à la fois contre la tutelle des États-Unis et celle de l’Iran, y compris quand ils sont chiites, est bien l’expression d’un sentiment national qui reste très fort.

Oui, il y a des tensions en Iran dont seule la moitié de la population est perse, le reste étant constitué d’Arabes, de Kurdes, de Baloutches, etc. Pourtant, s’il y a un État dans la région qui a le sentiment d’appartenance nationale et la fierté nationale à fleur de peau, c’est bien l’Iran ! Ce n’est nullement contradictoire avec le fait qu’une large partie de la population récuse le régime actuel. Ce n’est pas parce qu’on critique le régime qu’on est contre son État. C’est même, à mon avis, une des leçons du mouvement de contestation de 2011-2012 : c’est pour mieux défendre son pays qu’on conteste les régimes actuels et leurs pratiques.

Enfin, l’Islam politique tel que nous l’avons partiellement défini (la réflexion mériterait d’être approfondie, affinée) est en situation d’échec potentiel : il n’est plus capable aujourd’hui de surfer sur les mouvements de contestation, il n’est plus capable d’incarner une alternative politique au sens le plus littéral du terme. La question de la sédentarisation est corrélée avec le phénomène d’urbanisation massive qui s’observe dans tous ces pays comme dans d’autres aires régionales. Cela induit des phénomènes d’individuation. Les repères traditionnels, le rapport à l’autorité, par exemple, qui était très sensible dans les tribus, dans les clans, dans les communautés religieuses, tendent à s’effacer graduellement à partir du moment où on s’installe en ville. Il est évident que les phénomènes d’autorité, ne serait-ce que paternelle, sont remis en cause. On l’a parfaitement vu lors des mouvements de révolte en 2011-2012. Mais tout cela ne constitue pas une politique en tant que telle.

Ce sont autant de linéaments qui nous permettent de mieux saisir la réalité des situations, la réalité de processus qui, encore une fois, ne sont pas achevés. Peut-être s’achèveront-ils par le renforcement des pouvoirs autoritaires, ce n’est pas à exclure : en Égypte, par exemple, la politique du Maréchal al-Sissi me semble plus attentatoire aux libertés démocratiques que celle de Hosni Moubarak.

Jean-Pierre Chevènement

Vis-à-vis du monde musulman nous avons une politique qui tient compte des régimes tels qu’ils sont. Nous reconnaissons les États, non les gouvernements.

Nous serions bien inspirés d’appliquer plus souvent le principe de non-ingérence affirmé dans la Charte des Nations Unies. En effet, l’ingérence n’a pas facilité les choses dans le monde musulman. Sans revenir à l’Irak, on pourrait parler de la Libye, de la Syrie… Ce sont des choses qu’il faut avoir à l’esprit.

Nous sommes des républicains et ce qui se passe dans le monde musulman nous intéresse. Nous regardons comment les choses peuvent évoluer. Nous pouvons formuler des souhaits mais je ne pense pas que nous puissions intervenir à juste titre dans des affaires toujours compliquées.

Marie-Françoise Bechtel

On voit bien dans ces analyses se dessiner une sorte d’opposition entre l’État-nation résilient et la religion résiliente, la religion étouffant le concept même de nation lorsque du moins il existe. Mais je me demande si nous ne projetons pas un peu notre vision occidentale, culturelle d’ailleurs plutôt que politique. Dans nos vieux États-nations, la nation est résiliente, même si nous avons aussi une religion ancienne. Dans les pays dont nous parlons, la tension vers l’État national dont parlait Didier Billion, plutôt qu’une résilience de l’État-nation, est une demande d’État-nation en lutte dialectique, ce qui explique peut-être certaines violences contre la religion (qui, elle, est résiliente), avec évidemment des cas de figure très différents. L’Iran (la Perse) est une très vieille nation dont l’idée n’a pu s’effacer mais on ne peut en dire autant par exemple de la Syrie. Je me souviens que, dans les années 1980, on disait : « la Syrie a été fabriquée, pourvu que ça tienne ! »

On ne peut pas appliquer le même schéma à tous les pays mais l’hypothèse d’une tension dialectique entre la prégnance religieuse – que nous avons connue aussi dans nos sociétés, il n’y a pas si longtemps – et le besoin d’un État national semble s’avérer avec la montée des jeunes générations. La mondialisation aidant, l’évolution des sociétés, le nouveau modèle de la famille, du couple même, tout cela favorise la demande d’un cadre national où l’on puisse agir ensemble indépendamment de toute injonction ou référence religieuse. Si cette analyse est conforme à la réalité cela donne un vrai espoir. Peut-être faudra-t-il un temps historique long mais, par rapport à la question que posait ce colloque, nous sommes peut-être quand même devant une ligne de crête positive. Ou suis-je trop optimiste en disant cela ?

Jean-Pierre Chevènement

Je voudrais ajouter un mot à propos de l’Islam consulaire que vous avez abordé. Se pose du point de vue national le problème de notre capacité d’intégration de nouveaux citoyens souvent de confession ou de tradition musulmane. Or l’Islam consulaire est la résistance des pays d’origine qui se manifeste à travers des fédérations de mosquées pourvues de moyens, d’imams. Avec des pays « amis » – qui ne sont d’ailleurs pas favorables à l’islamisme politique – cela reste acceptable. Avec la Turquie cela pose problème parce que les imams sont nommés d’Ankara par le ministère des Affaires religieuses (Diyanet), les prêches sont rédigés à Ankara et ces communautés sont extrêmement fermées.

Est-il souhaitable, du point de vue-même de l’avenir de la France, d’accepter cet état de fait qui résulte de ce que certains pays s’arrogent un droit de contrôle sur une partie de leurs « citoyens » (souvent français ou ayant la double nationalité) ? N’y a-t-il pas là un problème ? J’ai dit qu’il y avait des intersections, des interrelations, en voilà une. Ce n’est pas un problème totalement mineur. Je ne veux pas l’exagérer non plus.

Jean Félix-Paganon

Je donnerai sur l’Égypte un témoignage [1] qui renvoie à beaucoup de points qui ont été évoqués.

La place Tahrir, au Caire, ne peut contenir plus de 200 000 personnes, 300 000 si on va jusqu’à Ramsès Square. La révolution a donc rassemblé 300 000 personnes au Caire, 150 000 à Alexandrie, quelques milliers à Suez et à Ismaïlia. Mais l’Égypte profonde n’a pas bougé.

N’oublions pas le rôle fondamental de l’armée dans le déclenchement et l’accélération de la révolution. Quand, au troisième jour de manifestations, les militaires annoncent qu’ils ne tireront pas sur le peuple, ils lâchent les vannes, l’ampleur des manifestations croît et surtout tout le monde se convainc de l’inéluctabilité du départ de Hosni Moubarak, la seule incertitude portant sur l’échéance.

Les élections donnent beaucoup d’indications sur ce qui se passe véritablement et sur les sentiments profonds du peuple égyptien. En novembre 2011, les Frères musulmans recueillent à peine 30 % des voix tandis que les salafistes (le parti An-Nūr) atteignent le score inattendu de 20 % ! Et Tahrir, balayé, n’apparaît même pas dans le parlement démocratiquement élu. Lors de l’élection présidentielle du printemps 2012, certes Mohamed Morsi arrive en tête au premier tour mais Ahmed Chafik, un ami de vingt ans de Hosni Moubarak, qui a passé des années au gouvernement, arrive en deuxième position. Les élections se terminent à 52 % / 48 % : un an et demi après la révolution près de la moitié du peuple égyptien préfère, avec tous les inconvénients que cela peut entraîner, voter pour le candidat qui représente la permanence du système « militaro-moubarakien » plutôt que pour les Frères musulmans.

Lors de la deuxième révolution, c’est Mohamed Morsi qui déclenche les hostilités en annonçant qu’il va dissoudre le Parlement. C’est Mohamed Morsi qui suspend le pouvoir judiciaire. C’est à ce moment que les Frères musulmans tombent le masque et chacun comprend qu’avec un Président Frère musulman les grandes orientations seraient décidées au sein de la guidance et non au gouvernement, le projet des Frères musulmans étant clairement d’instaurer une République islamique d’Égypte. Aussi, lors de cette deuxième révolution, ce ne sont pas quelques centaines de milliers de personnes qui déambulent dans quelques villes égyptiennes, c’est l’Égypte qui descend dans la rue ! S’il est vrai que cette révolution a ensuite été totalement confisquée par l’armée, il est important de faire remarquer que l’Égypte a connu une expérience Frères musulmans qui a démontré leur volonté sous-jacente de prendre le pouvoir et que ceux-ci ont été rejetés par l’immense majorité de la population égyptienne.

Lorsqu’on parle d’Islam politique, on ne peut pas évacuer la question de la théologie. Je dirai même qu’elle est centrale, fondamentale, même si d’autres facteurs interviennent dans l’Islam politique. Il me semble que l’exégèse musulmane connaît une crise profonde depuis le XIXème siècle, en raison de la confiscation de cette exégèse par les mouvements ou les interprétations les plus littérales, les plus radicales, les plus réactionnaires. Il n’y a plus d’exégèse « réformatrice » recherchant dans le texte lui-même ce qui pourrait mettre le Coran à l’ordre du jour. Cela renvoie au néant des forces alternatives dont parlait M. le professeur. Il ne s’agit pas seulement d’un néant politique – le jihadisme est incapable de l’emporter – mais aussi d’un néant théologique, d’une incapacité de dire que le Coran ne peut pas se réduire aux interprétations qu’en font les salafistes ou, en tout cas, à ce qui a mobilisé l’islamisme politique. Par exemple, c’est la monopolisation de l’interprétation du Prophète guerrier qui fonde le jihadisme. Mais il y a un Prophète réformateur que les exégètes réformateurs sont incapables de mettre en avant. Autre drame, ces interprétations radicales du Coran tendent à faire de l’individu avant tout un musulman et jamais un citoyen. La question du citoyen est au cœur de la théologie politique. Tant que des théologiens musulmans ne seront pas capables de dire que dans le Coran il y a une volonté réformatrice, que le Prophète a été un révolutionnaire dans son temps, qu’il a bousculé la société, tant qu’il n’y aura pas une véritable pensée exégétique, religieuse, posant les fondements d’une évolution vers un Islam politique ouvert, l’Islam politique restera monopolisé par les forces de la réaction et de l’obscurantisme.

Gabriel Martinez-Gros

Tout est possible dans l’histoire. Simplement, depuis un siècle, la réforme a été menée par ceux que vous appelez les plus littéralistes. Depuis un siècle, depuis al-Afghani et le Cheikh Muhammad Abduh d’Al-Azhar au début du XXème siècle, la réforme a tendu à installer une arène politique aussi musulmane que possible dans une société aussi musulmane que possible, ce qui suppose une réappropriation du politique par le religieux. C’est le religieux, c’est l’exemple du Prophète qui doit reprendre la main sur le politique. Des gens comme Mohamed Abduh étaient d’ailleurs tout à fait partisans de ce que vous appelez une exégèse moderniste proche des idées occidentales alors dominantes. D’autres, Afghani ou Rachid Rida, un des disciples de Mohamed Abduh, l’étaient moins.

Oui, l’exégèse que vous appelez de vos vœux est tout à fait possible… mais pas en ce moment ! Je ne dis rien de plus. Je ne me préoccupe pas de la question des valeurs. Je ne me préoccupe pas de savoir si Mohamed ben Salmane est un homme gentil ou méchant. Je constate que Recep Tayyip Erdogan, absolument empli de la pensée du jihad, aboutit à la guerre, malgré l’État turc. Il faut faire la guerre à un moment ou à un autre. Quand on annonce quatre fois par semaine depuis quinze ans qu’il faut faire la guerre, il y a un moment où il faut passer à l’action. Et aujourd’hui, en Syrie, il est en train de passer à l’action, une action qui n’est pas fondamentalement celle de l’État turc qui, à part sur la question des réfugiés, qui sont un véritable problème, n’est pas impliqué dans l’affaire syrienne. Ce qui l’implique, lui, dans l’affaire syrienne, et l’AKP derrière lui, c’est toute la décharge idéologique du jihadisme sunnite à l’égard des alaouites syriens, qui sont à ses yeux des moins que rien, des apostats absolus, « des gens qui couchent avec leur sœur », comme disait un ministre de l’AKP. C’est encore plus épouvantable que ce qu’on impute aux Occidentaux.

Yves Aubin de la Messuzière

Jean Félix-Paganon a tout à fait raison. Mais il y a des théologiens dans différents pays musulmans, et même en France, qui cherchent à donner une autre interprétation de l’Islam, des textes sacrés et du Coran et qui disent que la porte de l’interprétation personnelle est ouverte. Ils ont peu accès aux médias en France, nous en connaissons quelques-uns. Mais dans les pays arabes, une domination totale de l’islamisme est imposée soit par les États, soit à travers les médias et les réseaux sociaux.… En Tunisie, des petites chaînes islamistes radicales comme Iqraa diffusent la vision de l’Islam la plus rétrograde, s’adressant par exemple aux jeunes filles en ces termes : « Nous voulons te convertir puis tu iras convertir tes parents et tes frères ». La puissance des réseaux sociaux est telle que certains théologiens réformistes renoncent à intervenir par crainte de la répression. Pourtant il y a une réflexion théologique réformiste. Je pense au parti motazilite, un parti rationaliste qui vient de se créer en France. Les motazilites [2] sont les rationalistes de l’Islam, nés avant le Xème siècle, qui prônent une interprétation extrêmement ouverte.

Dans la salle

Je peux citer des noms de réformistes qui ont été jusqu’à aujourd’hui opprimés par les pouvoirs en place. Je pense à Mohamed Shahrour [3] qui vient de décéder et dont le livre vient de paraître en français. Mohamed Shahrour est pour un Islam humaniste. Je pourrais citer de nombreux autres noms comme Moncef Marzouki en Tunisie.

On parle à propos de l’Islam de dissimulation, d’hypocrisie (taqîya). Mais qui parmi nous ne pratique pas la taqîya, à des degrés divers, ne serait-ce qu’en ne disant pas ce que l’on pense ? Mais il faut distinguer cette pratique quotidienne d’une philosophie.

À propos des Frères musulmans et de la promotion du salafisme partout dans le monde, il ne faut pas oublier le rôle joué par la CIA, avec l’Arabie saoudite et le Pakistan.

Certaines positions des Arabes et des musulmans peuvent être lues comme des réactions à la période coloniale, à la fondation d’Israël, aux dictatures en place considérées comme pro-occidentales par ces arabo-musulmans.

Il faut aussi distinguer élite et peuple. Que nous le voulions ou non, la religion est un outil très important de mobilisation du peuple. Ce n’est pas le cas pour les élites.

Comment peut-on, malgré tout ce qui se passe en Irak, au Yémen, dans tous les pays de l’Orient arabe, nier l’expansionnisme national iranien ?

Dernière chose : la rue fait-elle l’histoire ? Oui et non. À titre d’exemple, pour la première fois depuis la fondation du Liban, la rue est en train de construire une sorte d’unité nationale trans-ethnique, transrégionale. Pour la première fois les jeunes Libanais se rencontrent, discutent et travaillent, militent ensemble.

Dans la salle

Ma question concerne l’Algérie, un pays très proche de nous, avec lequel nous partageons une histoire un peu douloureuse, qui, avec le FIS, a connu l’islamisme politique et la guerre civile.

Quel est votre pronostic entre, d’un côté, l’armée, très présente dans ce régime autoritaire (avec une espèce de junte militaire et un Président marionnette), et, de l’autre côté, la jeunesse qui joue aujourd’hui un rôle clef et diffuse, notamment via internet (un élément de sédentarisation fondamental) une lecture plus ou moins rigoriste du Coran ?

Jean-Pierre Chevènement

Personne n’a la réponse, Monsieur. Je vous conseille d’aller voir Papicha [4], un film qui a reçu deux prix aux Césars du cinéma et a été sélectionné par l’Association France-Algérie.

Michel Seelig

Je me pose la question de l’importance des faits économiques dans ce qui se passe. Incontestablement, la force de l’Arabie saoudite était l’argent dont elle disposait grâce au pétrole. On ne peut pas non plus ignorer l’importance économique du tourisme en Tunisie ou en Égypte. Qu’est-ce que cela implique pour le pays en matière d’image ? Comment le peuple, égyptien ou tunisien, accueille-t-il l’arrivée de gens qui sont d’autres cultures ?

L’évolution économique de ces régions va-t-elle peser sur l’évolution politique ? J’entends que le pouvoir saoudien préparerait une réduction de la place du pétrole dans son économie en misant sur le tourisme, avec certains signes comme l’ouverture progressive à l’archéologie mais aussi l’importation récente du mal nommé rallye Paris-Dakar.

Dans la salle

Vous parlez d’Islam et politique. Pour moi, qui suis originaire d’un pays musulman, l’Algérie, l’Islam est politique, et l’Islam c’est l’islamisme. Vous n’avez pas évoqué le problème de l’islamisation des populations que l’on constate en Algérie (après la décennie noire), en Tunisie, au Maroc. Or la question du jihad est fondamentalement liée à l’Islam et au Prophète.

Vous parliez de la prégnance de la nation. Il y a aussi dans ces sociétés, en tout cas dans la société algérienne, celle que je connais le mieux, la prégnance d’un Islam rigoriste et fondamentaliste.
Au moins y a-t-il des courants qui s’opposent fortement à la prégnance du nationalisme comme du religieux. Je parle des Amazighs de Libye, je parle des Kabyles d’Algérie. Pourquoi ne pas envisager un éclatement de ces nations artificielles pour donner une chance à l’émergence d’une démocratie laïque portée par le peuple kabyle ?

Didier Billion

C’était exactement le projet des néoconservateurs états-uniens qui voyaient – mais faut-il parler à l’imparfait ? – dans l’affaiblissement, ou pire l’éclatement des États-nations, une des conditions pour imposer leur ordre impérial.

Jean-Pierre Chevènement

Chacun a le droit d’avoir un point de vue mais nous avons aussi le droit de ne pas le partager.

Merci à tous et en particulier à nos intervenants.

—–

[1] Jean Félix-Paganon, diplomate, a été notamment ambassadeur de France en Égypte de 2008 à 2012 (il était donc au Caire pendant la révolution de 2011).
[2] Le motazilisme est un mouvement religieux fondé au début du VIIIème siècle par
Wasil ibn Ata. À cette époque, qui voit se mettre en place les principaux courants de l’Islam, les débats théologiques sont nombreux, et influencent le pouvoir politique. Marqués par la philosophie antique, les motazilites sont souvent considérés comme rationalistes, car ils estiment que l’homme peut, en dehors de toute révélation divine, accéder à la connaissance (pour aller plus loin, sur le site de l’Institut du Monde Arabe
[3] Voir cette émission sur France Culture
[4] Papicha est un film réalisé par Mounia Meddour, coproduit par la France, l’Algérie, la Belgique et le Qatar, sorti en 2019. Il est distingué notamment par le César du meilleur premier film 2020. Son premier rôle féminin vaut à l’actrice Lyna Khoudri le César du meilleur espoir féminin.

Le cahier imprimé du colloque « Islamisme (islam politique) et démocratie dans le monde musulman : quelle(s) grille(s) de lecture ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

S'inscire à notre lettre d'informations

Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.

Veuillez saisir une adresse email valide.
Veuillez vérifier le champ obligatoire.
Quelque chose a mal tourné. Veuillez vérifier vos entrées et réessayez.