Peut-il y avoir une démocratie européenne ?

Contribution de Marie-Françoise Bechtel, vice-présidente de la Fondation Res Publica, membre du Conseil d’Administration de l’IFRI, ancienne parlementaire, Conseiller d’Etat (h), parue dans « Politique étrangère » vol. 83, n° 4, hiver 2018-2019

Non possumus sed debemus

L’interrogation sur la possibilité même d’une démocratie européenne est à l’évidence un signe des temps. Cette interrogation qui pointe un manque en invitant à revisiter un modèle très critiqué pointe-t-elle aussi un objectif nécessaire ? On pourrait dans un premier temps en douter : en ce début du XXIè siècle, les choses vont vite et le monde, comme le souligne Hubert Védrine, n’attend pas que les puissances se constituent comme telles si elles n’en ont ni le désir ni la possibilité. Le défi essentiel pour l’Europe n’est-il donc pas plutôt, dans le monde multilatéral qui se dessine, d’exister comme puissance capable de défendre ses intérêts économiques et stratégiques à l’image des autres grands pôles, se donnant les moyens de parler d’une voix indépendante à la hauteur de ses capacités ?

Au regard de cet enjeu qui fait que demain est déjà en germe et qu’après demain il sera trop tard, son mode interne d’existence et d’organisation pourrait après tout apparaître comme une question seconde. On pourrait même aller jusqu’à lui appliquer le raisonnement de Thierry de Montbrial selon lequel dans l’ordre international actuel ce qui compte est l’efficacité d’un régime qui résulte de sa puissance et recueille par là même de l’adhésion de son peuple. Pourtant – ou justement – on ne peut nier que ni l’efficacité de l’UE dans sa projection en tant que puissance ni surtout l‘adhésion des peuples qui la composent ne sont au rendez-vous. Est-ce si étonnant ?

1/ Le déficit démocratique de l’UE est difficile à nier pour tout observateur de bonne foi, plus encore pour le juriste. Encore le mot « déficit » constitue-t-il une litote.

Le ver était-il dans le fruit ? S’il est couramment souligné combien l’élargissement de l’Union a rendu impossible une gouvernance efficace fondée sur une représentation digne de ce nom, c’est oublier par là que très tôt la CEE a tourné le dos aux principes essentiels de la démocratie. C’est dès 1963 avec l’arrêt Van Gend an Loos que la Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE) a érigé le droit émanant des instances de la Communauté en « ordre juridique souverain s’imposant aux Etats membres ». Ce coup de force par rapport à la lettre et à l’esprit du traité de Rome est d’abord passé inaperçu tant il pouvait apparaître comme un dévoiement de la hiérarchie des normes, une sorte de défi destiné à rester isolé. Toutefois et contre toute attente, cette approche a fini par prospérer sur fond d’inconscience ou d’insouciance des Etats : la nature a horreur du vide et l’appétence des juges a fait le reste. C’est aussi avec leur aval que les directives qui, selon la lettre du traité (toujours en vigueur), « lient les Etats membres quant aux résultats à atteindre » sont devenues des textes réglementant dans le détail la manière de parvenir aux « résultats » de sorte que la transposition des directives est aujourd’hui devenue un exercice de pure transposition en droit interne de textes extrêmement touffus dictés le plus souvent par des instances non représentatives – on y reviendra – dans des domaines de plus en plus étendus. Si l’obligation du citoyen de connaitre la loi reste théorique vis-à-vis de la loi nationale (qui tend elle-même à devenir touffue) ce déficit existe à la puissance envers le droit européen, dont l’extension seule lui est perceptible. Le foisonnement des compétences n’a en effet cessé cessé de croitre depuis trente ans et leur articulation avec des institutions hors de portée a fait le reste.

Les institutions qui sont aujourd’hui celles de l’Union ne diffèrent pas fondamentalement dans leur définition même de ce qu’elles étaient à l’origine. Le fait qu’elles exercent des compétences de plus en plus nombreuses, parfois peu clairement définies, donne toutefois une portée très supérieure aux pouvoirs dévolus aux instances qui composent l’Union. Cette dernière est techniquement parlant une organisation internationale mais sui generis dans laquelle les Etats membres « consentent à exercer en commun certaines de leurs compétences » comme le dit l’article 88-1 de la Constitution française depuis Maastricht (1992). Une organisation originale donc. La question est de savoir si la supranationalité consentie peut dispenser les institutions de cette entité originale de respecter les standards démocratiques fondés sur la séparation des pouvoirs. Or ces derniers sont quasiment tous absents : il n’existe tout d’abord pas de pouvoir législatif issu d’un peuple souverain ayant le pouvoir exclusif de définir les normes, pouvoir partagé avec la Commission. Cette dernière elle-même n’est pas seulement l’organe d’exécution du conseil des ministres mais une source parallèle d’initiative législative hors de contrôle. L’autorité judiciaire quant à elle est hors de portée du citoyen qui ne peut la saisir que dans les cas d’un intérêt direct, chichement reconnu par la cour. Ainsi la trilogie fondatrice de toute démocratie, Parlement-gouvernement-justice, est-elle absente des institutions de l’Union dont seul le conseil des ministres, instance procédant du suffrage national, échappe à cette critique. Mais ses pouvoirs mêmes sont en partie partagés avec la Commission, instance qui de plus, même lorsqu’elle exerce les pouvoirs d’une administration exécutante, ne lui est pas subordonnée et dont les membres, on le sait, sont quasi inamovibles.

Si la séparation des pouvoirs n’est pas garantie, l’autre exigence fondamentale d’une démocratie, l’existence d’un peuple souverain ne l’est pas davantage. Il n’existe aucun peuple européen comme l’avait souligné avec force la cour constitutionnelle allemande en 2009 qui en a déduit que la souveraineté primordiale demeure celle des parlements nationaux et qu’il n’existe pas de souveraineté européenne. Dès lors qu’il n’existe pas de peuple européen, dit la cour de Karlsruhe, l’Europe ne peut créer un ordre souverain ni même un transfert irréversible des compétences.

C’est pourquoi l’idée d’une démocratie européenne restera vaine tant qu’un peuple européen unique n’existera pas, utopie de la raison pour certains, impossibilité historique pour d’autres. En revanche une Europe démocratique, c’est-à-dire une Union européenne aménagée ou reconstruite sur les bases qui lui permettraient de mériter ce qualificatif est-elle envisageable ?

2/ Ce déficit démocratique fondamental pourrait-il être comblé et par quelle voie, autre qu’une refonte des traités constitutifs de l’Union ?

Tout d’abord l’invocation des « valeurs » n’est évidemment pas de nature à combler les carences fondamentales rappelées ci-dessus. Le temps en est passé, si l’on considère la part prise par la marche de l’Europe dans le basculement des électorats nationaux vers un euroscepticisme de plus en plus aigu. Les invocations vertueuses ne suffisent plus ne serait-ce que pour la raison qu’elles ne s’appuient sur aucun élément autre que tautologique : l’Europe serait mère de la paix, porteuse de valeurs de solidarité et d’ouverture, mais, faute d’application substantielle, ces invocations restent platoniques au regard des principes quant à eux effectifs et non invocatoires qui régissent la concurrence organisée et libérée de quasiment toute contrainte : il n’est pas de droit garanti sans sanction. Malgré les échecs de ces prophéties auto réalisatrices, les projets pour « sauver l’Europe » ou l’invocation à l’« Europe qui protège » continuent à déployer une rhétorique dont on peine à percevoir la base concrète et qui de toute façon ne sauraient suppléer l’existence d’institutions démocratiques. La Charte des droits fondamentaux qui a été intégrée au traité de Lisbonne non seulement ne dépasse guère dans la réalité le stade de l’invocation – comme le montrent les législations nationales restrictives sur l’interruption de grossesse par exemple ou plus largement la difficulté pour les instances dirigeantes de l’UE d’obtenir que tous les Etats nationaux respectent ces mêmes standards démocratiques qui ne lui sont pas applicables. Il n’en reste pas moins que le discours invocatoire reste très présent, au prix d’une paresse de la pensée qui refuserait de regarder les choses en face et d’en tirer les conséquences. Ainsi, dans un tribune, des universitaires de divers pays européens, pourtant déliés du poids des contraintes du pouvoir politique, concluent-ils une analyse sans concession des institutions européennes par des propositions pour « restaurer la démocratie » qui ne posent en aucune manière la question fondamentale de la distribution des pouvoirs et se bornent à invoquer « non pas un retour ou une restauration des formes traditionnelles de la démocratie (…) mais une véritable renaissance de cette dernière à tous les niveaux (sic) de la vie politique ». Si le vague est gage de modernité, peut-être ces invocations trouveront-elles un écho. On en chercherait toutefois en vain les bases juridiques. La seule proposition consistante relève… des « formes traditionnelles de la démocratie » puis qu’il est proposé de doter l’Union de ressources propres allouées à des objectifs de développement durable en rendant aux Etats le pouvoir budgétaire conformément au principe « no taxation whithout representation ».

Ne pourrait-on alors se tourner vers une modification institutionnelle sans apporter autre chose que des retouches à l’équilibre d’ensemble des traités fondateurs ? Pourrait-on notamment tenter un rééquilibrage de fait de pouvoirs qui, de droit, ne permettent pas une gestion démocratique de l’espace que constitue l’Union ?

Il ne serait pas impossible théoriquement que le conseil des ministres, seule instance, on l’a dit, démocratique car responsable, prenne plus de place et que, au prix de certaines retouches des deux traités, les pouvoirs de la Commission en matière de réglementation soient mis sous son contrôle direct et effectif. Cela supposerait d’ailleurs une volonté des Etats membres de veiller à ce que leurs représentants – souvent des directeurs d’administration – aillent négocier à Bruxelles avec des instructions claires ce qui est loin d’être toujours le cas aujourd’hui. Cependant la règle de l’unanimité sur certains sujets continuera à rendre les négociations très difficiles à vingt-huit.

On pourrait aussi envisager de faire du Parlement européen non pas le représentant d’un peuple européen inexistant mais l’émanation des Parlements nationaux qui y enverraient leurs délégués : avec le même risque toutefois de ne pas parvenir à vingt-huit à une « loi » commune, sans parler des marchandages entre petits et grands pays pour acquérir des majorités qualifiées, rappelant les pratiques de la IVème République dans notre pays – mais c’est déjà le cas, il est vrai, dans l’actuelle Commission.

Cette « démocratie au second degré » résultant de pouvoirs délégués émanant des pouvoirs nationaux – et sous réserve d’une juridiction plus ouverte aux recours individuels – pourrait fonctionner mais à deux conditions :

Soit dans un espace raisonnable permettant de trouver des majorités et de dessiner de intérêts communs suffisants, ce qui ne peut se concevoir que dans une Europe à géométrie variable où le cercle des pays fondateurs, élargi à quelques autres – en gros les pays adhérents de l’Union avant l’élargissement à l’Est – serait seul régi par ces institutions. Soit – ou cumulativement – avec une révision drastique des compétences qui sont aujourd’hui celles de l’Union. Hubert Védrine a ainsi proposé un « compromis historique entre les élites européennes ou européistes et les peuples » marqué par une pause qui serait mise à profit pour convoquer une conférence de responsables qui reverraient les compétences et reviendraient sur certains transferts.

Cette voie, intellectuellement raisonnable, sera peut-être imposée d’ailleurs par le mouvement centrifuge des électorats nationaux, la concurrence devenue insupportable entre pays de l’UE, peut-être aussi par les troubles du monde incluant le Brexit qui pourraient inviter les pays volontaires à se resserrer autour d’un noyau dur.

Il reste que la zone euro ne coïncidant pas avec le cercle de pays ayant suffisamment de cohérence entre eux, les règles essentielles du marché unique ne pourraient être revues alors que ce sont souvent ces règles – dumping fiscal, concurrence des travailleurs détachés, liberté totale de la concurrence – qui jouent un rôle majeur dans la désaffection des peuples envers l’Europe. La question de la démocratie européenne est ainsi partiellement indétachable du contenu des politiques de l’Union. C’est ce qui fait la difficulté d’une entreprise de démocratisation car, ne s’agirait-il que de fixer des règles nouvelles mieux en phase avec les exigences de l’Etat de droit, une réforme ne serait pas si difficile. Mais l’interdépendance entre la définition de compétences de plus en plus étendues et leur exercice par des instances non contrôlées a scellé une situation dont la remise en cause met en jeu, on ne saurait se le dissimuler, des intérêts très puissants : sur le fond, puisque les arbitrages rendus ont pour finalité essentielle le marché unique et sur la forme, avec pour enjeu le maintien du pouvoir par ceux qui le possèdent et entendent d’autant moins rendre des comptes qu’ils ont la conviction d’agir peut être malgré le peuple mais pour son bien.

3/ Qu’on y aspire ou qu’on la redoute, une révision des traités fondateurs paraît ainsi seule en mesure d’instituer une démocratie européenne qui n’a jamais existé et à laquelle l’inventivité ne serait pas interdite dès lors que les standards de la démocratie sont présents.

Quel pourrait en être le cadre ? C’est la question la plus importante puisque c’est elle qui définit la source de la souveraineté et son cadre d’exercice.

Europe fédérale ou confédérale ? C’est en réalité l’inacccomplissement de l’un ou l’autre destin qui fait que le système initialement conçu pour la coopération économique d’Etats de même niveau a déraillé. Il est vrai que le chemin que lui traçait la « méthode inductive » des pères fondateurs était en fait très théorique aboutissant à un objet international non identifié qui n’a pas pu faire la preuve de la valeur historique du modèle ainsi créé.

Le modèle de l’Europe fédérale rêvé par la démocratie chrétienne n’est pas en soi incohérent mais il reste un rêve de papier : d’une part faire des nations des Etats fédérés est directement contraire à la l’histoire d’une grande partie des pays de l’Union qui se différencie fondamentalement des cas où l’absence d’unité historique initiale des peuples a justifié leur réunion fédérative, tel le peuple américain ou, dans une histoire très différente, allemand. D’autre part il n’existe pas de socle commun aux Etats nations qui composent l’espace de l’Union qui permettrait une délégation de pouvoirs à un Etat fédéral : les intérêts économiques et la vision internationale, l’effort de défense, rien de tout cela ne repose aujourd’hui sur une vision convergente. L’exemple de l’euro qui repose sur la politique la plus fédéraliste de l’UE montre en outre les limites d’un tel système qui non seulement subsume si l’on peut dire des économies très différentes voire concurrentes au prix de mille difficultés mais de plus n’a pas réussi à devenir une monnaie internationale de réserve et n’apporte pas ainsi la preuve du succès de la fédéralisation de l’Union. Enfin si les Etats ont des intérêts nationaux divergents – il faudrait encore mentionner les divergences profondes entre les Etats d’Europe de l’Est et de l’Ouest sur la relation transatlantique et sur la Russie – que dire de la diversité des peuples, leur culture, leur histoire et la profonde résilience nationale qui en résulte ?

Une Europe confédérale ? Si cette option qui avait retenu l’intérêt du général de Gaulle est devenue théorique, il est pourtant de fait que le modèle qui serait celui de la coopération d’Etats nations mettant ensemble ce qu’ils peuvent faire le mieux – approvisionnement en énergie, recherche en biologie, en IA, en projets spatiaux, transition énergétique, grandes infrastructures, coopération avec les autres entités du monde multilatéral, Etats-Unis, Chine, Russie, actions de développement notamment en faveur de l’Afrique – est le plus sensé du point de vue du réalisme comme de l’ambition… Mais il demande une refonte complète des traités : si les peuples y sont pour la plupart prêts et même en demande, les gouvernants, les experts et les élites dans leur grande majorité y voient une régression. On peut le déplorer, mais cette faculté de blocage est aujourd’hui proportionnelle au refus d’une Europe puissante, indépendante de ses alliés quels qu’ils soient : cela signifierait quelques révisons drastiques des alliances industrielles qui pourrait créer une révulsion, du moins dans un premier temps, des marchés. C’est pourtant en puisant aux sources de la richesse de chaque Etat membre, en valorisant la diversité de l’apport de chacun, en évitant l’uniformisation par des normes incompréhensibles que l’UE trouverait tout naturellement le système de droit encadrant cette marche en avant. Mais de même que la démocratisation de la prise de décision en Europe remettrait en cause les mécanismes mêmes sur lesquels est fondé le marché unique, de même le big bang que représenterait une Europe démocratique fondée sur les peuples exigerait une indépendance de ce grand ensemble, une « Europe européenne » qui la sortirait du génome fondateur. La tragédie c’est que les peuples en veulent et que l’ordre mondial y gagnerait. Mais tant que l’ADN de l’Europe demeurera celui d’une respectable subordination, il ne pourra être question ni d’une Europe démocratique ni a fortiori d’une démocratie européenne.

Aujourd’hui, nous le disions au début de cet article, le monde n’attend pas l’Europe. L’heure n’est donc plus à se contenter d’une déploration quant aux évidentes imperfections de son modèle institutionnel. Réinventer l’Europe en apprenant de ses erreurs mais aussi de ses succès – Ariane par exemple – devrait être regardé par la génération qui vient comme une tâche encourageante : l’entreprise est rude car elle doit s’attaquer à des fondamentaux particulièrement résistants, elle n’est peut-être pas désespérée.

La chance de l’Europe au XXIème siècle serait de proposer un modèle de paix et de civilisation, fondé certes sur la puissance économique et commerciale mais tirant sa force de nos traits spécifiques : un modèle social équilibrant des inégalités qui deviennent un élément déstabilisateur de l’ordre – ou du désordre- mondial, une main tendue aux zones dont le développement est un défi essentiel et d’abord démographique pour le monde de demain mais aussi justement un modèle démocratique, part substantielle de notre identité d’Européens.

Source : Politique étrangère, vol. 83, n° 4, hiver 2018-2019

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