Débat final lors du colloque « L’impact des technologies numériques sur le travail et l’emploi » du mardi 24 septembre 2019.
Merci, M. Dedieu, pour ces rappels – ô combien – nécessaires.
Sur le sujet du colloque, « Impact des technologies numériques sur le travail et l’emploi », nous avons fait beaucoup de progrès parce que nous savons tous maintenant… que nous ne savons rien.
Sur les raisons qui font la différence entre l’Allemagne et la France, c’est un autre sujet, je ne m’y étends pas. Je pense qu’il y a un patriotisme républicain. Nos élites l’ont laissé dépérir, mais cela reste une ressource pour l’avenir.
Concernant le numérique, je constate que le site de production allemand est très investi par les élites allemandes et que le plan « Industrie 4.0 » mis en œuvre en Allemagne depuis 2011, privilégie les process de production et la formation, sujet très important dont on n’a pas assez parlé. Inversement, le programme « Industrie du futur », qui prend la suite des 34 projets d’Arnaud Montebourg après les 9 projets d’Emmanuel Macron (qui rassemblait les 34 précédents), définit 18 filières avec des projets phares. 1,5 milliard pour 124 territoires d’industrie… cela relève quand même de l’enthousiasme du verbe ! Je peux dire par expérience que le ministère de l’Industrie tel que je l’ai connu n’existe plus. Par conséquent, mettre en œuvre une politique en France est devenu très difficile autrement qu’en s’en remettant aux 13 grandes régions. Mais est-ce la solution ?
Stéphane Rozès
Merci pour l’organisation du colloque et la qualité des interventions.
Je voulais soumettre à votre sagacité des intuitions concernant l’impact du numérique sur le travail.
Accompagnant des entreprises dans leurs transformations, notamment numériques, je suis frappé par la capacité des Français, notamment des jeunes Français, à se déployer dans le numérique, les start-up.
Cela vient sans doute du fait – cela a été dit par Franck Dedieu et Vincent Charlet – qu’il y a dans le génie français une capacité à voir et penser le réel au-delà du prosaïque de sorte que nos jeunes sont tout à fait excellents dans l’innovation et l’inventivité. Ils sont en pointe dans les applications, les start-up, en France ou dans la Silicon Valley.
Mais notre réflexion a été occupée plutôt à la question de la capacité des organisations à la française, État, filières industrielles et entreprises, de s’approprier la transformation numérique et de s’y adapter et là nous peinons et sommes en retard.
Le point sur lequel je voudrais insister ne porte pas sur les questions techniques, économiques ni technologiques mais sur les dimensions culturelles (abordées par Franck Dedieu) qui font que, par exemple, spontanément les Allemands, dans « Industrie 4.0 » font « à l’allemande », appliquant les méthodes qui font l’industrie allemande. Ils mettent autour de la table toutes les parties prenantes, Länder, responsables de branches, chefs d’entreprises, syndicalistes, ministre fédéral, autour d’une question et une seule : Comment faire en sorte que le numérique nous permette de conserver nos positions en matière industrielle ? Leur façon même de procéder et de se poser la question, très différente de la façon française, réfère bien à l’imaginaire allemand qui depuis des siècles vise à trouver les procédures et disciplines permettant aux Allemands de se poser dans un deuxième temps la question : Où allons-nous ? C’est ainsi que fonctionne le management des entreprises « à l’allemande ». L’expérience commune et les procédures font la vision et le déploiement.
Nous Français fonctionnons à l’inverse, ce qui explique nos difficultés face au numérique. Au plan de la conduite du changement, un chef d’entreprise, une stratégie industrielle, pose d’abord la question de la vision (Où allons-nous ?) avant la question des modalités.
Or quand le numérique arrive dans les entreprises, l’approche est purement techniciste. La priorité étant d’intégrer que le numérique imposerait de l’extérieur la réponse à la question « Où allons-nous ? » dont dépendrait la survie de l’entreprise : l’on va décliner ou disparaître si on ne se met pas au numérique. Alors les collectifs de travail disent oui avec la tête, il faut se mettre au numérique, et ils disent non avec les tripes parce que le numérique est vécu comme une remise en cause du travail, de la fierté du métier et du lien social.
Cette façon commune de procéder des techniciens et managers génère le conservatisme.
D’autant que la représentation du numérique est l’inverse de celle que nous dicte spontanément notre Imaginaire. Les Français voient le réel par le haut, de façon rationnelle, de façon conceptuelle, en se projetant dans une vision. Le numérique, tout au contraire, vient du bas, impose le prosaïque, l’expérience client … pis encore prévaut l’idée que ce serait le client qui me dirait à moi comment travailler et bien travailler !
Le numérique et surtout la façon habituelle de procéder dans les institutions et organisations que sont les entreprises et l’État posent donc problème dès le départ d’abord pour des raisons culturelles : façons d’être et façons de faire.
À cela se rajoute la difficulté qui réside dans la déperdition de la volonté ou de la possibilité de l’État, quand il réunit des partenaires autour de l’industrie, de leur indiquer une direction, une stratégie nationale et industrielle. De ce point de vue, qu’un Président de la République parle de « start-up nation », en déconnectant la question du numérique de son socle industriel, est la marque d’une fâcheuse méconnaissance. L’industrie est le socle du numérique, il ne peut donc y avoir un nouveau monde (la « start-up nation ») déconnecté des questions industrielles.
Au total, en France, le numérique doit être un moyen et non une fin pour déployer les entreprises et l’État dans un projet, une vision, à partir d’une identité. Devant une commission parlementaire, à la question « Qu’est-ce qui fait la compétitivité de Renault ? », Carlos Ghosn avait répondu « son identité ». Il avait bien compris que la compétitivité, l’efficacité d’une entreprise, repose sur la cohérence entre, d’abord, sa culture, qui procède de son histoire capitalistique ou publique et de ses métiers, son type de management ensuite et enfin le projet de déploiement sur les marchés ou territoires.
On ne peut donc pas penser l’arrivée des nouvelles technologies, a fortiori du numérique qui horizontalise le monde, en faisant l’impasse sur toutes les dimensions culturelles qui percutent en France la verticalité des institutions que sont les entreprises et l’État.
Il faut mettre en place des diagonales permettant au collectif de travail de bien créer de la valeur matérielle ou immatérielle non par la disparition des métiers mais par la redéfinition de ce qu’est le métier, le travail, le labeur.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Stéphane Rozès, pour cette intervention qui pourrait être conclusive. Vous avez redit d’une autre manière ce que disait M. Turcq à propos du sens que les hommes mettent dans leur travail, dans leurs entreprises et dans ce qui les constitue en tant que société.
Dans la salle
J’ai préparé avec des amis un projet de formation des plus de cinquante ans que j’ai proposé à la députée de ma circonscription qui appartient à la majorité. « Je n’en discuterai même pas, m’a-t-elle dit, parce que Bercy refusera cette formation qui coûterait trop cher ».
J’aimerais en savoir plus sur ces rapports entre Bercy et le monde de la formation, de l’entreprise, etc.
Jean-Pierre Chevènement
Le ministère de l’Économie et des Finances n’est pas représenté ici ce soir pour répondre à votre question. Il y a aussi un ministère de l’Éducation nationale et un ministère du Travail compétent en matière d’emploi et de formation professionnelle.
Cette question de la formation doit être posée clairement. J’observe que, dans le discours public, il est très peu question des personnes qu’il faudrait former dans la perspective de la mutation numérique. Cette question a été abordée au passage par Mme Clicq.
La réponse est déjà dans le colloque lui-même qui a mis l’accent sur la dimension culturelle qui est essentielle.
Dans la salle
J’aimerais connaître les effets sur l’environnement de la robotisation. Des études ont-elles été menées sur ce sujet ?
Rachid Alami
On peut parler des fermes de calcul qui consomment énormément d’énergie. Un simple clic pour interroger Google est très gourmand en énergie. Des études ont montré que regarder Netflix coûte énormément en énergie par rapport à la télévision.
Le robot, c’est autre chose. Un certain nombre d’éléments font que cette technologie a des conséquences énergétiques importantes.
Jean-Pierre Chevènement
Je ne voudrais pas que nous restions sur une idée qui ne me paraît pas tout à fait exacte. L’énergie n’est pas maudite. On peut au contraire considérer que le développement de l’énergie a été la base même des sociétés humaines depuis au moins deux siècles.
Mais ce vaste sujet nous entraînerait trop loin car il y aurait beaucoup à dire sur ces questions du climat, de l’énergie, de l’environnement. Je suggère que nous organisions un autre colloque.
En conclusion, je tiens à remercier très chaleureusement Mesdames et Messieurs les intervenants qui nous ont appris à mesurer les limites de notre savoir mais qui, en même temps, nous ont donné quelques bonnes idées pour la suite.
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Le cahier imprimé du colloque « L’impact des technologies numériques sur le travail et l’emploi » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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