Entre les techno-critiques et les techno-béats, qui croire ?

Intervention de Franck Dedieu, Directeur adjoint de la rédaction de Marianne, lors du colloque « L’impact des technologies numériques sur le travail et l’emploi » du mardi 24 septembre 2019.

Il se trouve qu’il y a six ans j’avais participé à une conférence sur le même thème : « Les robots vont-ils nous piquer notre job ? ». Et je dois bien avouer que le discours était très différent : Il fallait absolument embrasser la modernité. Nul ne doutait. Les robots n’étaient pas les ennemis mais les partenaires des salariés.

Il semble que le doute se soit instillé, exprimé par tous les intervenants, en particulier M. Charlet : « Je ne sais pas » dit-il, faisant remarquer que les gains de productivité sont décroissants.

On nous disait aussi, il y a six ans, que la robotisation était la réponse à la délocalisation, ce que les études démentent. L’argument était pourtant facile à comprendre : la hausse des coûts de transport et la baisse des coûts de production permise par l’utilisation des robots relativisaient l’intérêt de la délocalisation. Il suffirait d’investir dans la robotique pour conserver l’emploi, voire le dépasser.

Je me suis vite aperçu que ce n’était pas tout à fait le cas sur le terrain. Par exemple, la profession d’avocat a recours à l’intelligence économique. Les logiciels qui dispensent de consulter la jurisprudence ont entraîné un gain de 50 % de productivité. A-t-on pour autant embauché 50 % d’avocats en plus ?

L’élément déterminant est la question de l’investissement et de la croissance. Dans un contexte de stagnation un gain de productivité de 50 % entraîne des licenciements. C’est très différent dans un univers de croissance.

J’entendais, il y a six ans, ces universitaires qui n’en avaient que pour Schumpeter et sa « destruction créatrice », la clé anglaise du néolibéralisme. Aujourd’hui, j’entends parler de Hannah Arendt et de sa réflexion sur la « banalité du mal ». Cela montre que la certitude a laissé place au doute quand nous avons confronté nos études au réel.

Il y a cinq ou six ans, j’avais visité dans le Nord une filature sur le point de fermer (sise rue de l’Abattoir, ça ne s’invente pas…). Sur 440 salariés, 400, qui travaillaient dans le fil tout venant, subissaient la concurrence de la Tunisie et de la Chine. Ils n’étaient pas rentables, ils étaient trop chers (pourtant la plupart d’entre eux avaient en moyenne 22 ans d’ancienneté et gagnaient à peine le Smic). Au sein de cette filature, une unité employant 40 salariés produisait du fil technique pour gilets pare-balles notamment. Elle avait des contrats dans le monde entier. Il était impossible de faire passer auprès des salariés le discours selon lequel cette seule branche, avec des investissements, grâce à la robotisation et à la haute valeur ajoutée, pourrait embaucher massivement. Ils ne voyaient que 40 emplois sauvegardés contre 400 personnes licenciées. Et ils étaient sur le carreau. C’est une histoire comme une autre, il y a peut-être des contre-exemples.

En tout cas, je note que chacun des intervenants laisse la place au doute. Le mot « réduction » a été largement employé. Réduction des contacts humains, réduction des coûts de transaction… mais avec des doutes, avec du recul, des risques aussi, notait M. Turcq, de subordination à la machine. Ces discours, très différents de ceux qui dominaient il y a six ans, disent quelque chose de l’état d’esprit et de la modestie des spécialistes du sujet.

En disant : « Je ne sais pas », M. Charlet formule la question du déversement. Alfred Sauvy disait déjà : Quand vous faites des gains de productivité vous baissez les prix. En baissant les prix vous créez d’autres besoins. Et avec d’autres besoins vous embauchez ailleurs. Effectivement un phénomène d’adaptation fait que certains prennent de plein fouet cette révolution mais, globalement, l’effet de déversement joue. Il a joué lors des grandes innovations (machine à vapeur, électricité, électronique). En ce qui concerne le numérique, on ne sait pas, nous disent les intervenants. Toutes ces innovations, machine à vapeur, électricité, électronique, permettaient un moindre recours à la force physique, c’étaient des innovations d’énergie. Avec l’intelligence artificielle on change de monde. L’effet de déversement va-t-il se produire ? Les gains de productivité permettront-ils de créer d’autres produits (on voit, au pied des arbres de Noël, que les quatre cinquièmes des jouets pour enfants sont des produits électroniques autour du numérique) ?

Dans la mesure où cette invention qu’est l’intelligence artificielle ne touche pas à la dimension physique du travail mais à la dimension intellectuelle et cognitive, tout est possible. Certains chercheurs ont même considéré que le travail allait disparaître purement et simplement.

N’appelons pas, tels les luddistes d’il y a deux siècles, à casser les robots, à casser l’intelligence artificielle. Ces inventions vont-elles finalement sauver nos emplois ? Ou bien, grâce aux gains de productivité, serons-nous payés à ne rien faire (revenu universel) ?

Sur ces questions, je ne crains pas de « faire profession de mon ignorance » (comme aurait dit Montaigne). Comme vous, je ne sais pas.

L’essayiste Robin Rivaton distingue deux sortes de pays : les pays de la sérendipité qui, par nature, innovent, par une sorte de génie (la France et les États-Unis) et les pays de la zemblanité qui sont très forts pour reproduire (l’Allemagne et le Japon). C’est le génie contre le talent. Les éléments de conjoncture allemands semblent lui donner raison. L’Allemagne subit une crise, une récession, que beaucoup attribuent à l’inadaptation de son industrie au monde de demain, au monde du numérique. Les Français seraient meilleurs que les Allemands parce que nous savons créer « from scratch » (ex nihilo). Nous serions plus innovants, plus inventifs alors que nos voisins répètent le geste jusqu’à la perfection.

Évoquant les filatures et le monde des avocats, j’ai fait l’hypothèse que l’effet de déversement est subordonné à la question de l’investissement et de la croissance. Mais les élites françaises ont-elles envie d’investir ? Ont-elles envie d’y croire ? Les gens qui sont aux prises avec le réel doutent aussi de l’opportunité des investissements de productivité.

Il faut donc donner envie, créer un élément de croissance et d’investissement.

J’ai passé en revue les investissements, la localisation des investissements des actifs et des effectifs des cinquante premières sociétés industrielles françaises. Je les ai comparées, chacune dans leur secteur, à trois concurrents européens (suisses, allemands, suédois ou britanniques). Cet échantillon ne comporte ni PME, ni ETI, mais des grandes sociétés multinationales (Saint-Gobain, Lafarge, Michelin, Renault…). La France enregistre une baisse des effectifs de 17 % de 2006 à 2016. Il n’y a donc pas eu d’investissements massifs dans ces entreprises qui, pourtant, se situent sur des créneaux assez porteurs à haute valeur ajoutée. Dans le même laps de temps les entreprises des pays émergents ont augmenté leurs effectifs de 29 % et les entreprises allemandes de 28 %. Juste un exemple : pendant que Renault perdait 32 % des effectifs français en dix ans les effectifs allemands augmentaient de 66 % chez Volkswagen. Augmentation due à la croissance interne mais aussi à des acquisitions sur le sol allemand.

Comment expliquer ce différentiel ?

Les dépenses de recherche et de développement ne sont pas un critère discriminant. Les Français ont investi en R&D autant que les Allemands, pas plus.

L’effet fiscal joue beaucoup. Certes en France le crédit recherche est très efficace mais l’impôt sur les sociétés en France est beaucoup plus fort que chez leurs consœurs européennes, ce qui est une incitation à créer de la base d’actif ailleurs qu’en France.

Une des explications se trouve sans doute dans une forme de patriotisme. Il y a un patriotisme allemand lié à l’industrie. La théorie des forces productives de Friedrich List (1789-1846) est fondée à la fois sur les investissements dans l’industrie, en liaison, à l’époque, avec l’agriculture, et sur un objectif patriotique. Je note que sa Zollverein (union douanière entre les États allemands) précède de peu – si l’on tient compte de l’entrée du Royaume de Hanovre en 1854 – la formation de l’État-nation. Autrement dit, on observe en Allemagne un patriotisme industriel intimement lié à un patriotisme plus politique alors que la France est mue par ce que j’ai appelé un « universalisme apatriotique ». C’est lié à notre sujet. En effet, quand on ne connaît pas la relation de cause à effet entre l’investissement, la croissance et les bénéfices augurés, intervient la question de l’identité qui peut décider un investisseur à prendre un risque au nom de quelque chose qui le dépasse, en l’occurrence l’intérêt général, l’intérêt national.

Le patriotisme économique allemand est coordonné à une sorte d’écosystème qui lie le producteur, le fournisseur, le client et bien sûr les salariés. La moitié des sièges du conseil d’administration sont occupés par des administrateurs salariés qui tendent à préserver les effectifs domestiques.

À propos de « l’universalisme apatriotique » de la France, j’évoquerai Ernst-Robert Curtius [1] qui se demande comment la France arrive à faire coïncider la nation et l’universel (dans son pays, l’Allemagne, au contraire, ces notions s’opposent). Selon lui, en France, la nation sert de socle à l’universel et l’universel sert de projet à la nation.

C’est la présence de l’État qui sert de lien, de ciment entre l’universel et la nation. C’est sa justification au nom de l’intérêt général. Lorsque l’État est sorti de sa capacité d’investissement et d’innovation industrielle, il a délié les deux. La notion de nation a disparu et il est resté la notion d’universalité. J’ai regardé les documents de référence déposés à l’AMF et les messages des présidents des cinquante sociétés industrielles françaises de 2006 à 2016. Ils adorent l’universel mais c’est un universel qui est délié à la nation. Ils font 822 fois référence à un pays dans leurs capacités d’investissement. Une fois sur trois ils parlent de la France, deux fois sur trois ils parlent de l’étranger. Carlos Ghosn a publié un livre intitulé Citoyen du monde. Ces élites françaises n’ont pas abandonné l’idée d’universel mais ils en ont fait un universalisme abstrait et délié de la nation.

À partir du moment où, faisant preuve d’honnêteté intellectuelle, on reconnaît qu’on ne sait pas quel est le lien entre robotisation et mondialisation, on s’en remet à la volonté au nom de quelque chose qui nous dépasse. De ce point de vue-là, je crois qu’il y a un vrai problème des élites françaises qui ont oublié d’investir.

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[1] Ernst-Robert Curtius, universitaire allemand né en Alsace en 1886, étudie notamment la civilisation française :
Essai sur la France [Die Französische Kultur], édition de l’Aube, 1931 (traduit à nouveau par Jacques Benoist-Méchin et édité à Paris chez Grasset en 1941). Französischer Geist im 20. Jahrhundert (1952)

Le cahier imprimé du colloque « L’impact des technologies numériques sur le travail et l’emploi » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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