Comparaisons internationales. Que faire face aux blocages ?
Intervention de Vincent Charlet, Délégué général de la Fabrique de l’Industrie, lors du colloque « L’impact des technologies numériques sur le travail et l’emploi » du mardi 24 septembre 2019.
« Le robot tue-t-il l’emploi ? » s’avérait donc une question cruciale pour la Fabrique de l’Industrie, en tout cas une question à laquelle elle se devait de pouvoir répondre. Cela s’est confirmé depuis et la question nous est posée régulièrement.
Dans le même temps, des dizaines d’études expliquent que l’industrie française manque de souffle, manque de compétitivité, de capacité à regagner l’export… parce qu’il n’y a pas assez de robots !
Où en sommes-nous ?
Le nombre de robots installés par opérateur (statistique fréquemment évoquée) n’est en effet pas très élevé en France. Il progresse à peu près dans tous les pays – sauf au Japon où il plafonne depuis longtemps – mais il est plus faible en France qu’en Espagne, qu’en Italie et évidemment qu’en Corée, au Japon, etc. Mais le taux de robots installés par opérateur dans ces différents pays ne dit rien de leur taux de chômage, ni de leur capacité à exporter et à avoir un solde commercial bénéficiaire, ni de leurs gains de productivité, ni de la part de leur industrie dans le PIB. Bref, cela ne veut pas dire grand-chose. À l’échelle mondiale, 70 % des robots industriels sont installés dans deux secteurs : l’automobile et la fabrication de produits électroniques. Pour cette raison, ils sont installés essentiellement dans quatre pays (Japon, Corée, États-Unis, Allemagne). Raisonner sur le taux d’équipement d’un pays en robots industriels par opérateur revient donc à se demander quelle place occupent ces secteurs économiques dans leur industrie, donc dans leur économie en général. Cela ne nous informe ni sur les ravages ni sur les bienfaits de la technologie sur l’emploi et sur le travail, ni sur la performance de l’économie en général.
Quand on étend le raisonnement en se demandant si le progrès technique tue l’emploi, on s’aperçoit que la question est articulée en miroir avec une autre car deux grandes forces viennent transformer le travail au quotidien, peser sur les chiffres de l’emploi : la mondialisation, l’internationalisation des échanges, et le progrès technique. Laquelle de ces deux forces est la plus puissante ? À cette question, la plus souvent posée, je ne peux répondre. Les nombreux articles que j’ai lus sur le sujet (de la DG Trésor, l’OCDE…) ne sont pas convergents. Selon certaines études, si le progrès technique joue un peu, la mondialisation a un effet bien plus puissant sur le travail et l’emploi au sein des économies développées. D’autres études concluent exactement le contraire.
Une façon de mesurer ce sujet est de suivre la répartition de la valeur ajoutée : quelle part revient à la rémunération du travail ? Quelle part vient rémunérer le capital ? Même posée en ces termes-là, la question n’est pas simple : il n’est pas évident de dire, d’une part si c’est la mondialisation ou le progrès technique qui pèse le plus sur cette répartition, ni, d’autre part, quelle est la position de la France dans le concert des nations sur ce sujet. Tous les pays suivent à peu près un même trend. Année après année, depuis trois ou quatre décennies, on observe une baisse relative de la rémunération du travail. Partant de plus de deux tiers en faveur du travail et moins d’un tiers en faveur du capital, progressivement, la rémunération du capital a gagné quelques points pour arriver à 65 % puis à 60 % dans les pays où l’inflexion est la plus notable, comme les États-Unis. Ce n’est pas en France que l’inflexion est la plus rapide. Elle se situe plutôt en milieu de tableau. Une récente étude comparative de l’OCDE vérifie sur deux axes, d’une part la progression de l’indice de Gini (qui mesure le niveau d’inégalité des revenus au travail), d’autre part l’évolution de la rémunération du travail dans l’ensemble de la valeur ajoutée, que la France est exactement sur le point médian. Elle fait plutôt partie des pays dont la situation a peu bougé par rapport à un ensemble de pays développés comparables. D’autres bureaux d’étude tout à fait sérieux expliquent que la France est au contraire championne du monde, ou pas loin, de la substitution capital/travail parce que nous avons une économie développée, des techniciens qualifiés à un coût du travail relativement élevé ou en tout cas un salaire minimum qui représente une fraction élevée du salaire médian par rapport à d’autres pays. Tous ces facteurs accélérant la substitution capital/travail, la France serait la championne du monde de l’automatisation. J’ai tendance à faire confiance aux études de l’OCDE plutôt qu’à celles de l’institut dont je viens de parler mais, honnêtement, je ne parierais pas ma chemise là-dessus ce soir.
À quel point la situation est-elle grave, préoccupante ou en mouvement rapide en France par rapport aux autres pays ? Très franchement, ce soir je n’en sais rien.
Une des questions qui sous-tend ces sujets est de savoir si le capital et le travail sont substituables. Peut-on dire, d’un point de vue statistique ou économique que plus une entreprise investit dans le capital moins elle investit dans le travail ? Même cela n’est pas acquis. Ces deux types d’investissements semblent plus complémentaires que substituables. Une majorité d’études poussent à dire que plus une entreprise investit dans son capital, dans son parc productif, dans sa propriété intellectuelle, dans sa R&D, plus elle a tendance aussi à investir dans l’emploi, dans le capital humain. On n’atteint pas forcément le un pour un mais il est sûr que la corrélation n’est pas négative.
Cela dépend de la nature de l’emploi concerné, en particulier du fait qu’il s’agit d’emploi qualifié ou non. La relation va être bien plus complémentaire entre investissement dans le capital et investissement dans l’emploi qualifié. Le risque de « substituabilité » est plus élevé si on parle de l’emploi peu qualifié.
Mais cela dépend aussi de la nature du secteur d’activité. La conséquence du progrès sur l’emploi ne sera pas la même selon qu’on est dans un secteur abrité de la compétition internationale, comme le secteur des services, ou, au contraire, dans un secteur exposé, tel le secteur de l’industrie.
Bref c’est une question qui n’a pas de réponse universelle, de réponse fixe. Quoi qu’il en soit, à l’arrivée, que l’on parle de l’influence de la mondialisation ou du progrès technique, le constat est un peu toujours le même : celui d’une polarisation du marché de l’emploi. Celle-ci est plutôt moins prononcée en France qu’ailleurs mais cela reste une préoccupation sérieuse pour les statisticiens qui suivent l’évolution des marchés du travail.
En France, comme je l’ai dit, la part de la valeur ajoutée qui revient au travail n’a pas beaucoup changé dans les vingt dernières années. Mais la part de la valeur ajoutée qui rémunère le travail qualifié, les salaires élevés, a augmenté tandis que celle qui rémunère les bas salaires (qui ne sont pas forcément des gens peu qualifiés) s’est effondrée, alors même que le nombre d’heures travaillées augmentait.
Il se passe donc quelque chose sur le marché du travail.
D’où cela vient-il ?
On n’a pas aujourd’hui de réponse évidente. Je doute que ces évolutions viennent de l’impact massif des technologies que l’on voit évoluer à grande rapidité sur nos smartphones et autres appareils. Tout le temps qu’on passe à regarder nos smartphones grandir plus vite que nous, on ne le passe pas à considérer les nombreux besoins qui, eux, n’ont pas beaucoup changé, ou pas au même rythme, en infrastructures, en process, en vitrage, en béton, etc. Or l’industrie c’est aussi cela.
Le progrès technique a-t-il un impact si brutal qu’on le dit sur le marché du travail ? Honnêtement j’en doute et je ne trouve pas dans la littérature économique de quoi l’attester, en tout cas pas en des termes apocalyptiques ou dramatiques.
Que peut-on faire ?
À mes yeux la seule réponse qui soit techniquement optimale, qui n’ait pas trop d’effets délétères, c’est la montée en compétence des gens, la formation. C’est facile à dire. On se demande depuis longtemps comment on pourrait améliorer l’efficacité du système de formation professionnelle, notamment la formation continue, dans l’industrie et ailleurs. Mais toutes les autres options qui sont – ou ont été – tentées en France et ailleurs ont un coût économique ou un coût social. Si, comme en France, on distord le coût du travail et qu’on accorde de fortes baisses de charges sur les salaires peu élevés et les emplois peu qualifiés, afin d’arrêter la croissance du chômage peu qualifié, on surenchérit le coût du travail qualifié, ce qui pénalise les secteurs exportateurs. D’autre tentatives ont été faites, par exemple en Italie, d’aides pointées vers les secteurs exposés mais uniquement les secteurs intensifs en travail peu qualifié. Cela n’a pas été non plus mirifique. Et si on fait du soutien à l’innovation, ce qui, a priori, s’apparente à regarder vers l’avenir, on fait avancer Boulogne sans forcément ramener Billancourt, c’est-à-dire qu’on facilite l’éclosion de marchés d’emplois qualifiés et d’emplois intensifs en technologie sans pour autant résoudre le sort de ceux qui aujourd’hui, ne sont pas inclus car ils ne ne disposent pas de tous les savoir-faire numériques. Pierre Veltz rappelle souvent que la société numérique est une société de l’écrit. Il y a trente ans, sur une chaîne de montage automobile, on pouvait gagner quelques points de productivité en remplaçant « volant à gauche / volant à droite » par des logos qui permettaient de dépasser le fait qu’une fraction notable des opérateurs maîtrisaient mal la lecture. Avec le numérique ce n’est pas possible. La question de « l’inclusion numérique » dont on parle souvent est en fait la traduction sur une interface électronique ou numérique d’un problème bien plus ancien avec lequel on ne peut plus tricher, celui de l’inclusion tout simplement littérale.
Des solutions sont imaginées dans différents pays, notamment en France. Flore Barcellini a parlé du programme « Industrie du futur ». Tout l’enjeu d’une mobilisation de ce genre est de réussir à impulser une dynamique dans le tissu industriel en matière d’investissement, notamment dans les technologies porteuses d’avenir, capables de transformer les modes de production et de gagner en productivité (ce qui ne se réduit pas aux robots). Mais on ne peut pas aborder ce sujet sans réfléchir aussi à la place des hommes et des femmes qui travaillent et à l’évolution de leurs compétences. C’est compliqué – et je souscris totalement à l’analyse de Flore Barcellini – d’abord parce que l’« Industrie du futur » en France, comme nombre de programmes équivalents dans d’autres pays, s’est construite en réaction à une initiative allemande. Les professionnels allemands de la machine-outil qui, depuis un moment, regardaient la concurrence chinoise en se demandant quand les Chinois seraient capables de fabriquer des robots aussi performants que les leurs et moins chers, se sont brusquement réveillés, réalisant qu’à l’heure de l’ubérisation, la prochaine vague concurrentielle n’arriverait peut-être pas de Chine et qu’ils allaient peut-être au contraire se faire « désintermédier » par Amazon, Facebook et autres GAFAM qui proposeraient des logiciels, des interfaces venant se glisser entre les machines que les Allemands sont capables de fabriquer et leurs clients, captant les données des clients donc la source de valeur. En réaction, ils ont imaginé un plan d’action mobilisant l’industrie allemande (le programme « Industrie 4.0 ») en vue de produire des système cyber-physiques, des machines capables de communiquer entre elles, dotées de l’intelligence artificielle. Ce que voyant, les autres pays du monde (Grande-Bretagne, États-Unis, Japon…) se sont mis à réfléchir à un moyen de doper les plans d’investissement des entreprises dans les technologies numériques.
On ne peut pas dire que l’initiative française ait négligé le point plus difficile qu’est la formation et l’accompagnement des compétences. Toutefois la principale préoccupation, comme en Allemagne, est plutôt de nature technologique. Les plans qui ont été conçus dans les différents pays sont d’ailleurs le décalque plus ou moins adapté du plan allemand. Mais la partie la plus compliquée de la mobilisation consiste à se demander comment on peut dans le même temps faire monter en compétence les personnes de sorte que le progrès technique, si toutefois il se diffusait à la vitesse où on l’espère dans l’entreprise, ne se fasse pas au détriment de l’emploi ou de la qualité de travail.
Dans une note de La Fabrique de l’Industrie à paraître bientôt, nous essayons de suivre et de comprendre la dynamique d’investissement des entreprises, en particulier de l’industrie. Contrairement à ce que les chiffres macroéconomiques annoncent, l’investissement industriel en France n’est pas mirifique. Il n’est pas si élevé qu’on le pense dans la partie intangible (R&D et logiciels) et il est malheureusement aussi ténu qu’on le dit dans la partie biens de production. L’effort d’investissement est donc insuffisant en France.
Selon moi, on est donc assez loin du péril du chômage technologique. Comme je l’ai dit, les études ont plutôt tendance à montrer que ces deux formes d’investissement, dans le capital et dans le travail, sont complémentaires. Or dans l’industrie française on investit peu, comparativement, dans le capital productif, tangible ou intangible. Mon diagnostic est donc que ce que l’on a observé dans l’industrie française est plutôt une extinction du nombre d’entreprises faute de compétitivité et non une substitution massive des emplois au capital, aux robots, aux machines qui ont été installés. En effet, en France comme dans un grand nombre de pays, les gains de compétitivité continuent de décroître.
En outre on observe que cet investissement est extrêmement concentré dans un petit nombre d’entreprises. Si on fait la somme, sur les dix dernières années, de l’ensemble des investissements matériels et immatériels faits par chaque entreprise et qu’on le déprécie à un taux normal de dépréciation du capital, on constate que la moitié des entreprises industrielles en France ont un capital immatériel égal à zéro. La moitié des entreprises industrielles ont investi zéro dans les dix dernières années en R&D, en logiciels, en marques, en propriété intellectuelle, etc. On reste analytiquement bloqués sur des chiffres macro, sur le fait qu’on investit en R&D sans parvenir à créer de l’emploi ou de la compétitivité. Alors oui, « on » a investi dans le logiciel et dans les machines, mais tant qu’on en reste à des équations macro, on perd de vue le fait que cet investissement n’est pas diffusé à l’ensemble du tissu industriel. Certes, les grands groupes investissent mais la nature même de leur activité fait qu’ils n’investissent pas à hauteur de ce qu’on pourrait attendre, par rapport à leur chiffre d’affaires, dans les biens productifs. Ils conçoivent à proximité de leurs sièges sociaux, ils produisent à proximité de leur marché et c’est parce qu’il y a beaucoup de grands groupes en France que nous ne parvenons pas à compenser notre déficit de la balance commerciale par des revenus d’investissements directs à l’étranger. Mais ce qui manque dans l’industrie française, ce sont ces fameuses ETI (entreprises de taille intermédiaire) que le monde entier envie à l’Allemagne et qui sont le moteur actif sur le territoire de l’investissement, de la production et de l’export. Tant qu’on raisonne sur des chiffres macro (l’ampleur de l’investissement, le nombre de robots installés, etc.), on perd de vue le fait qu’on a un tissu industriel déséquilibré et en particulier une pratique d’investissement qui est aujourd’hui trop concentrée dans un petit nombre de grandes structures.
Dernier point, déjà évoqué, ni le robot, ni le logiciel, ni l’intelligence artificielle ne contiennent en propre leurs conséquences. La technologie n’est « ni positive, ni négative, ni neutre » comme le disait l’historien Melvin Kranzberg. Elle n’est pas neutre parce qu’on ne peut pas prétendre qu’elle n’a pas d’effets. Mais on ne peut pas anticiper qu’elle aura des effets positifs ou négatifs, que ce soit sur l’export ou sur l’emploi, parce que de nombreuses variables cachées, intermédiaires entre la décision d’investir dans un robot et le fait pour une usine de produire, font que cela peut se faire au détriment ou au profit de l’emploi. Ces variables sont la qualité du management, la qualité du dialogue social, la qualité de la gestion, toutes choses que les équations macro ne prennent pas en compte.
Visitant un chantier naval, je constatais le mois dernier que le robot pouvait exécuter les soudures faciles mais que, dans les coins difficiles où le travail est pénible, il était moins efficace que le soudeur. Mais le principal sujet de préoccupation dans cette activité de construction navale reste le recrutement. « Heureusement qu’il y a les soudeurs polonais, sinon on n’arriverait pas à fournir ! », me disait un dirigeant de ce chantier naval il y a trois ans. Aujourd’hui il se réjouit d’avoir des soudeurs syriens pour pouvoir honorer son carnet de commandes.
Dans l’industrie automobile, un site de production automobile investit certes un peu dans les technologies d’avenir mais ce qui empêche de dormir le dirigeant, qui doit faire tourner un site entier et donner à chacun l’envie de venir travailler tous les jours, c’est d’abord le risque de mise en concurrence avec le Maroc. C’est aussi l’épée de Damoclès de la législation : « Il va falloir passer à 100 puis 90 puis 80 grammes de CO2 sur le parc entier, lui annonce-t-on. Techniquement, on ne sait pas encore faire mais ce sera peut-être obligatoire dans trois ou quatre ans, voire plus tôt encore dans les grandes villes volontaristes … ». C’est ça qui empêche de dormir ce dirigeant d’entreprise ! Les ravages ou les conséquences du progrès technique et du robot sur sa compétitivité viennent après.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, M. Charlet pour tous ces constats quelquefois inquiétants.
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Le cahier imprimé du colloque « L’impact des technologies numériques sur le travail et l’emploi » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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