La pression migratoire en France et en Europe

Intervention de François Lucas, préfet, ancien directeur de l’Immigration au ministère de l’Intérieur, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, lors du séminaire « Immigration et intégration – Table ronde autour de Pierre Brochand » du mardi 2 juillet 2019.

Merci, Monsieur le président.

Préfet honoraire, je m’exprimerai librement. Les chiffres que je vais vous donner, ni falsifiés ni trafiqués, sont le fruit d’un travail sérieux.

La France et l’Europe connaissent une pression migratoire élevée, peu maîtrisée par un système Schengen à bout de souffle et ne sont pas préparées aux chocs annoncés par les projections démographiques.

1- La pression migratoire est d’ores et déjà très élevée.

1-1 La demande de visas est en forte hausse.

En France, la demande a presque doublé depuis dix ans et les délivrances de visas de court séjour concernent d’abord la Chine (875 000 en 2018), la Russie, le Maroc et l’Algérie (plus de 300 000), l’Inde, la Tunisie et la Turquie (plus de 100 000). La France reste certes la première destination touristique au monde et les consulats sont vigilants, notamment en Afrique. Le taux de délivrance a baissé mais on ne sait pas mesurer l’absence de retour des détenteurs de visas court séjour.

1-2 La demande d’asile a explosé.

La crise de 2014-2015 a fabriqué un flux nouveau de demandes d’asile qui a doublé en cinq ans. Les délais pour statuer qui baissent et les allocations versées dans l’attente font que la France est très attractive. En 2018, les dix premiers pays d’origine des demandes sont, dans l’ordre, l’Afghanistan, l’Albanie, la Géorgie, pourtant qualifiée de « pays sûr », la Guinée, la Côte-d’Ivoire, le Soudan, le Bangladesh, la RDC, le Mali et la Chine.

L’obtention de l’asile a quadruplé en cinq ans, alors que la demande a doublé. C’est un paradoxe, la France avait été critiquée pour sa timidité lors de la crise de 2014 et 2015 alors que son système se montrait plus « généreux ». Les réseaux le savent, on obtient plus facilement l’asile en France depuis cinq ans.

1-3 Résultat : une hausse des titres de séjour et surtout des clandestins.

Les titres de séjour n’ont pas explosé, la courbe de l’immigration légale est sur une pente ascendante mais peu accentuée et la hausse récente correspond à celles de l’asile et du nombre d’étudiants accueillis.

Le droit d’asile reste une fabrique à séjours irréguliers. Le doublement des demandes ces cinq dernières années révèle un détournement de la procédure, pas seulement une faillite du système Dublin. Il s’agit en effet de migrations économiques.

On a donc un « stock » de demandeurs d’asile déboutés, qui restent et qui ne sont pas reconduits, dont l’estimation est un peu difficile. En effet, peu de déboutés quittent la France, en espérant une régularisation qui peut intervenir au bout de cinq ans, en cas de travail régulier ou de famille, avec une maîtrise minimale de la langue (20 000 à 30 000 régularisations par an).

Le meilleur indicateur du nombre d’irréguliers est celui des bénéficiaires de l’aide médicale d’État (AME) dont le nombre augmente de 6 % par an. On en comptait 139 000 en 2001 à sa création mais 311 000 en 2018. Les connaisseurs de la Seine-Saint-Denis avancent le chiffre de 300 000 à 400 000 étrangers en situation irrégulière pour ce seul département. Je me garderai bien, pour ma part, de donner un chiffre.

2- Le système est à bout de souffle.

2-1 Les frontières de Schengen ne sont pas tenues.

On ne sait pas encore combien d’étrangers entrent ou demeurent irrégulièrement en Europe. Le système statistique de Frontex en comptabilise, hors crises exceptionnelles, 200 000 par an. Selon certains indicateurs, ce serait trois fois plus.

Il existe en droit une politique commune des visas. Le code communautaire des visas, rédigé sous initiative française en 2008, fut un vrai progrès mais l’harmonisation des politiques et des pratiques reste très incomplète. On continue d’entrer en Europe par la Grèce et par la Finlande sans aucune difficulté et avec des contrôles très faibles.

Le système est à bout de souffle parce qu’il ne trouve plus en lui-même les moyens de tenir ses frontières. Le corps européen de garde-frontières et garde-côtes dont on parle depuis 2014 n’est toujours pas créé. Les États de transit de l’Europe de l’Est ne font aucun effort parce qu’ils savent que ces populations ne restent pas chez eux. Et l’accord de 2016 avec la Turquie est fragile. Cet accord a permis, en échange de 3 milliards d’euros versés au régime d’Erdogan, de tenir les 3 ou 4 millions de réfugiés accumulés en Turquie, notamment avec la crise syrienne et la crise afghane. En raison de la menace terroriste, six États ont pu « rétablir » le contrôle aux frontières, dont la France et l’Allemagne, dans une situation provisoire qui dure par tolérance de la Commission, en attendant une réforme du Code des frontières. Mais ce sont des décisions plus politiques qu’efficaces qui ne concernent que les flux internes à l’Europe. En France, elles servent à mieux contenir les flux secondaires en provenance d’Italie et d’Espagne.

2-2 Les départs de clandestins ne progressent pas à la hauteur des enjeux.

Les chiffres montrent qu’en 2018 l’équivalent d’un quart seulement du total des déboutés de l’asile sont repartis. Les raisons de cet échec sont connues. À la difficulté d’obtenir la coopération des États de retour s’est ajoutée la dépénalisation du séjour irrégulier par la CJUE (El Dridi, 2012). En France, le législateur et les services ont déployé beaucoup d’imagination pour maintenir une capacité de retours aidés ou forcés. La dernière loi renforce encore les moyens juridiques des préfets, notamment par l’assignation à résidence des déboutés de l’asile. Je ne suis pas sûr que cela permette de faire mieux compte tenu des obstacles au retour.

Les autres États européens ne font pas mieux. Ils ne comptabilisent pas autant que nous les obligations de quitter le territoire. Le message envoyé à l’Asie et à l’Afrique est que le risque de renvoi de l’Union européenne est faible.

2-3 La refonte du système est très improbable.

Le système Schengen est remis en cause ouvertement, et pas seulement par la Hongrie, la Pologne et l’Italie. La réforme des sept textes sur l’asile avance très lentement au regard de la faillite des règlements Dublin et le renforcement de Frontex n’est qu’ébauché. Le Parlement européen, qui est plutôt traversé par des courants libéraux, pourrait assouplir le texte de la Commission sur les frontières.

Surtout, les désaccords internes sont profonds, d’abord sur la caractérisation même du phénomène et la définition d’une ligne politique. Le discours récent du Président français sur la refonte complète de Schengen, quitte à diminuer le nombre d’États parties, marque une rupture.

3- Les projections démographiques de l’ONU, y compris dans son dernier rapport du 17 juin, annoncent des crises migratoires bien plus fortes qu’en 2015.

À l’horizon 2050, la croissance démographique sera ralentie en Chine qui gardera son potentiel migratoire, certes moins important qu’en Inde où 1,7 milliard d’habitants vont devoir trouver à s’employer. Le déséquilibre entre démographie et emploi est plus accentué encore dans les pays pauvres du subcontinent indien (Sri Lanka, Bengladesh et Pakistan).

En Afrique, la transition démographique se termine lentement car la fécondité reste à un niveau élevé. On attend un doublement de la population, à 1,8 milliard d’habitants, 350 millions au seul Nigéria, 350 millions encore dans les quatre États les plus pauvres du Sahel (Mali, Burkina, Niger et Tchad).
Les marchés du travail ne pourront évidemment pas absorber de telles croissances. Dans le même temps, l’amélioration des systèmes de formation – notamment grâce à la coopération – devrait augmenter les qualifications, augmentant les frustrations et les candidatures au départ. Or, la porte de sortie la plus proche est l’Europe.

Les migrations économiques vont donc s’accroître dans des proportions sans doute inédites et on n’entrevoit pas d’actions structurantes de la part de l’Union européenne ou des États. On constate au contraire une stagnation des politiques de coopération avec les États sources. Celle de la France est faible avec le Maghreb, quasi nulle avec les États d’Afrique de l’Ouest.

Rares surtout sont les prises de position de principe contre la circulation internationale sauvage dont on connaît les ravages. Et rares sont les discours qui assument une fermeture et une immigration choisie en échange d’un co-développement. On ne perçoit pas, dans le contexte de la mondialisation, de volonté d’organiser la migration. On la laisse spontanément se développer, sans aucun contrôle.

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Le cahier imprimé du séminaire « Immigration et intégration – Table ronde autour de Pierre Brochand » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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