Intervention de Christian Noyer, gouverneur honoraire de la Banque de France, lors du colloque « L’euro vingt ans après, bilan et perspectives » du lundi 6 mai 2019.
C’est ce qui a amené François Mitterrand à penser qu’il valait beaucoup mieux, non seulement que nous partagions la décision, comme l’a relevé Jean Pisani-Ferry, mais que nous entrions dans un système où nous n’aurions plus ce problème de dévaluation, grâce à une politique monétaire unique dont nous tirerions les bénéfices. À l’origine de la monnaie unique, il y avait donc la difficulté de faire fonctionner un marché unique totalement intégré avec des monnaies qui fluctuent sans arrêt. Alors que j’étais Gouverneur de la Banque de France, j’étais allé présenter mon rapport annuel au Président de la République, qui était alors Jacques Chirac. « J’aimerais quand même savoir à quoi sert l’euro ! » me dit-il dans la conversation. Je lui répondis : « Monsieur le Président, souvenez-vous du veau italien… ». « Ah oui ! Qu’est-ce que les Italiens nous ont em… avec leur veau ! ». En effet, en cas de dévaluation, des distorsions se créaient sur les marchés et le pays qui avait dévalué reperdait très vite sa compétitivité s’il n’avait pas une politique économique adaptée.
Que nous a apporté l’euro ?
D’abord – c’est l’ex-banquier central qui parle – l’euro nous a apporté la stabilité des prix. Il faut se souvenir que nous avons vécu pendant des décennies avec une inflation non négligeable. Tous les travaux sérieux montrent que l’inflation pèse beaucoup plus défavorablement sur les catégories les plus modestes de la population que sur les plus aisées qui arrivent toujours à se protéger avec des investissements diversifiés et des stratégies adaptées. Ceux qui souffrent sont les catégories modestes de la population et les petites entreprises. L’euro nous a évité l’inflation mais aussi la déflation malgré les deux crises successives, mondiale et européenne, les plus fortes qu’on ait connues après la Deuxième Guerre mondiale. Et les anticipations inflationnistes ont disparu. C’est incontestable.
Nous avons aussi bénéficié de l’intégration des marchés. Quand j’étais à la BCE, j’ai connu l’époque bénie où nous avions réussi totalement l’intégration du marché financier et monétaire, cela pendant douze ans. On ne peut donc pas dire que c’est impossible, que l’euro ne peut pas le faire. Les banques se prêtaient entre elles. Les compagnies d’assurance diversifiaient leurs portefeuilles, l’Asset management était un peu en retard mais on commençait quand même à faire des SICAV européennes ou des fonds communs de placement de valeurs européennes que les gens achetaient, qui n’étaient pas seulement en actions mais aussi en obligations. Bref, cette intégration fonctionnait bien et les flux monétaires circulaient.
Cela s’est arrêté avec la crise pour les raisons qui ont été dites. D’abord parce que les opérateurs ont pris peur. L’exemple typique est celui des compagnies d’assurance allemandes. Elles détenaient beaucoup de dette publique de l’ensemble des pays de la zone euro, notamment de l’Italie parce que c’est un grand marché. Au moment où les bonnes feuilles de chou et un certain nombre de gens sur les ondes expliquaient que l’Italie allait sortir de la zone euro elles ont tout vendu, même à perte, et se sont repliées sur des Bund allemands. Aujourd’hui, ces compagnies d’assurance qui, dans le cadre de contrats équivalant aux contrats en euro que l’on connaît, ont des engagements de rémunération minimum de 1 %, 2 %, 3 % (nous en avons très peu en France aujourd’hui mais ils ont perduré en Allemagne) ont investi massivement dans les obligations allemandes qui rapportent 0 %, voire ont un rendement légèrement négatif. Ces compagnies d’assurance risquent toutes la faillite ou d’être dans l’incapacité d’honorer les contrats qu’elles ont signés avec leurs clients, cela parce qu’elles ont arrêté d’acheter des titres italiens. Cette situation ne peut pas continuer. Il est évident qu’il faut revenir à la diversification. Mais ne disons pas qu’il faut créer quelque chose qu’on n’a jamais connu. Il faut arriver à recréer ce qu’on a eu assez bien pendant douze ans et qui a été détruit par la crise.
L’euro est quand même un formidable outil de sécurité et de liberté pour les citoyens. Dirons-nous aux jeunes générations qui ont pris l’habitude de circuler partout en Europe avec une monnaie unique sans se poser de questions et avec des coûts de transactions très faibles ou d’envoyer de l’argent avec des coûts qui ont considérablement baissé que l’on va repasser à des monnaies différentes et qu’elles vont perdre cette liberté ? Dirons-nous aux tout petits entrepreneurs qui arrivent à exporter ou à faire du commerce frontalier sans aucun problème de change qu’ils vont perdre ces facilités ? L’euro est d’ailleurs très populaire, à tel point qu’un certain nombre de mouvements ont renoncé à inscrire sa disparition dans leur programme par crainte de perdre le soutien de leurs électeurs.
J’entends que l’euro n’a pas été une grande réussite économique. Il y a sûrement eu des exagérations ou des emballements, comme si l’euro allait nous apporter une croissance formidable sans faire aucun effort !
Depuis la création de l’euro, l’évolution du PIB par habitant en zone euro est comparable à celle des États-Unis et ou du Japon. Or c’est le PIB par habitant qui mesure la richesse de chacun.
Les divergences d’inflation existent mais elles sont sans commune mesure avec ce qu’elles étaient dans la période précédente et elles ne sont guère supérieures aux différences d’inflation entre les douze grandes régions économiques des États-Unis.
Les différences de croissance et de richesse sont importantes. Elles se réduisaient fortement pendant la période de convergence, avant l’adoption de l’euro dans chaque pays, puis elles ont été assez stables pendant une douzaine d’années avant de recommencer à diverger depuis peu. Mais, même en prenant deux cas extrêmes, on voit que la différence de richesse et de croissance entre la Grèce et l’Allemagne est inférieure aujourd’hui à ce qu’elle est entre le Mississipi et le Massachusetts. Ce n’est donc pas un échec total. Je ne dis pas que la situation est satisfaisante, certes on aimerait que la Grèce converge avec l’Allemagne, mais on ne peut pas prétendre que les États-Unis sont le nirvana et la zone euro l’enfer !
La devise ne s’est pas internationalisée, c’est un échec total, nous dit-on. Je suis en total désaccord avec cette affirmation ! Certes l’euro n’est pas l’égal du dollar… Mais est-il si important d’avoir une devise internationale ?
Quand j’étais à la BCE, la doctrine de la BCE et des gouvernements était la neutralité, le laisser-faire, on laissait les marchés décider. Quand on voit aujourd’hui l’utilisation impérialiste du dollar comme substrat à l’imposition des normes juridiques américaines en extraterritorialité et ses conséquences dans de nombreux domaines, on se dit qu’on ne peut plus continuer à laisser faire la domination du dollar dans le monde. Les Chinois sont absolument sur cette ligne. Il s’agit de savoir si on veut avoir le choix dans vingt ans entre le dollar et le renminbi ou si on veut avoir une monnaie européenne. Or si l’euro est aujourd’hui beaucoup moins important que le dollar, il est de très loin la deuxième devise et la seule autre grande devise internationale. [J’entends parler de la diversification des réserves de change dans les « petites monnaies » … Il y a quand même le yen, le sterling, le dollar canadien, le dollar australien et un peu le renminbi depuis peu mais c’est quand même très restreint.]
La part relativement faible de l’euro dans les réserves de change s’explique assez bien :
Avant l’euro, par définition, tout le monde avait des réserves de change dans les autres devises de ce qui deviendrait la zone euro, notamment en mark. La Banque de France avait du mark dans ses réserves de change. Faute de mark, pour avoir des réserves de change, elle a dû acheter du dollar. Il en est de même pour l’Italie et les autres États. La BCE elle-même a des réserves en dollar et un peu en yen, essentiellement. La part du dollar a donc augmenté considérablement dans les réserves européennes.
On ne peut pas comparer ce qu’étaient les réserves de change il y a vingt ans et ce qu’elles sont aujourd’hui. Entre temps il y a eu la croissance des marchés émergents qui sont devenus les grands détenteurs des réserves de change. Les marchés émergents ont essayé jusqu’à maintenant de contrôler l’évolution de leurs devises par rapport au dollar. La Chine a d’abord constitué ses réserves de change essentiellement en dollar (maintenant elle diversifie et elle a acheté pas mal d’euro) parce que c’était le moyen de contrôler étroitement l’évolution de sa devise par rapport au dollar. Il en est de même pour les pays d’Amérique latine et un certain nombre de pays d’Asie, sans compter ceux qui sont dans un taux de change fixe avec le dollar et ont des réserves importantes, comme Hongkong ou d’autres.
Dans ces circonstances, le fait que l’euro fasse 20 % des réserves de change mondiales aujourd’hui, c’est-à-dire beaucoup plus en montant que les 25 % ou 30 % qu’on avait cumulés il y a quinze ou vingt ans, prouve que l’euro est une monnaie très crédible, très respectée et très utilisée.
Dans les émissions internationales faites par le secteur privé (entreprises, banques etc.), l’euro est à peu près l’équivalent du dollar. Ce sont les deux seules grandes monnaies qui sont utilisées pour les financements. Quand on regarde les monnaies d’investissement, le dollar est plus important, dans des proportions de 1 à 2, rien qu’on ne puisse renverser ou améliorer. Et cela dépend en partie des taux d’intérêt. Il se trouve qu’en ce moment les taux d’intérêt à long terme sur le dollar américain sont plus intéressants que les taux européens, ce qui génère un certain nombre de flux d’investissements. Au moment où la relation des taux d’intérêt a été dans l’autre sens, la part de l’euro était beaucoup plus élevée, la part du dollar plus faible.
Au regard de tous ces éléments, l’euro est aujourd’hui (en dehors du dollar) la seule autre monnaie crédible dans le monde. Nous pouvons parfaitement en faire une monnaie internationale. C’est une question de volonté politique.
Je partage néanmoins en partie beaucoup des analyses qui ont été faites. C’est pourquoi je reviendrai sur les faiblesses de l’euro et la possibilité de les corriger.
Un mot sur le pacte de stabilité. Sans contester du tout l’analyse qui a été faite par Patrick Artus et Jean Pisani-Ferry sur les externalités, je dirai qu’elle date un peu. Il faut avoir conscience que si le pacte de stabilité n’existait pas, les marchés feraient la discipline. En effet, les États de la zone euro ne seraient soumis à aucune règle budgétaire et en cas de faillite, personne ne viendrait à leur secours. On devine ce que serait la réaction des marchés après l’épisode grec. On m’objectera que, de toute façon, les marchés font la discipline, ce qui bride les choses. Mais je crois très important de bien avoir en tête que les récriminations contre les règles du pacte de stabilité sont datées par un certain nombre d’aspects. On peut considérer que c’est moins important aujourd’hui mais, si on admet que les États peuvent faire faillite, les marchés vont surveiller. Je ne parle pas des méchants gnomes de Zurich ou de New York mais des gestionnaires de vos contrats d’assurance-vie, de vos caisses de retraite, les gestionnaires de vos investissements d’une façon générale. S’ils perdent une fraction importante de leurs investissements ils devront répercuter ces pertes sur leurs investisseurs (Désolé, vous avez investi 100 dans votre contrat d’assurance-vie, vous espériez sortir avec 110, vous allez sortir avec 60 parce que j’ai perdu 40 sur la dette de l’État X qui a fait faillite et qui n’a rien remboursé !). C’est d’ailleurs là que la diversification se révèle précieuse parce que quand on ne détient qu’une petite fraction de la dette d’un État qui fait faillite ce n’est pas trop grave. De même, si on a pris un risque sur une entreprise qui fait faillite, si toutes les autres entreprises dans lesquelles on a investi dans un portefeuille global sont profitables, l’industrie s’est développée, des emplois ont été créés, l’activité s’est développée et la perte est absorbée par les gains qu’on a faits sur les autres. C’est ainsi que s’applique le principe d’une mise en commun et d’une répartition d’investissements.
À propos de la surveillance macro-économique je suis assez d’accord avec l’analyse qui a été faite. J’aurais pris des termes un peu moins vifs que ceux qu’a utilisés Jacques Sapir mais sur le fond je suis d’accord avec ce qu’ont dit Patrick Artus et Jacques Sapir. Oui, il y a un excédent allemand (un excédent aussi des Pays-Bas, plus complexe à analyser) qui génère un excédent de la zone euro qui freine l’économie mondiale dans un contexte de défaut d’investissement et d’excès d’épargne. C’est contraire aux règles du FMI, parce que si nous étions en taux de change flottants, si l’Allemagne n’était pas dans la monnaie unique, elle serait obligée de réévaluer ou se réapprécierait et son excédent se résorberait par le rééquilibrage des taux de change. Dès lors qu’elle a choisi d’être dans une monnaie unique, elle doit suivre un certain nombre de règles : ne pas accumuler d’excédents trop importants donc faire ce qu’il faut pour recycler les capitaux et réduire son épargne, ce qui n’est pas commode car l’épargne est inhérente à la culture allemande. Au moins l’État pourrait-il éviter de rajouter à l’épargne naturelle que génèrent les autres agents économiques et faciliter le recyclage des capitaux à l’intérieur de l’Europe.
Nous avions un marché très intégré qui a disparu en partie, en tout cas en ce qui concerne le marché monétaire. Les restrictions imposées par les États et les régulateurs juste après la crise n’ont pas encore été levées. UniCredit ne peut toujours pas transférer de liquidités d’Allemagne en Italie. Cela crée une situation absurde : des épargnants italiens méfiants vont déposer leurs fonds dans la filiale allemande de leur banque UniCredit. Mais UniCredit ne peut pas ramener les fonds en Italie parce qu’il lui est interdit par les autorités allemandes de refinancer les crédits des Italiens. Nous sommes dans une situation profondément anormale que je dénoncerais publiquement si j’étais encore à la BCE.
On justifie souvent cette absurdité par la garantie des dépôts, un volet de l’Union bancaire qui n’est pas encore achevé : comme la garantie des dépôts allemande serait mise en cause en cas de faillite, on est obligé de surveiller les flux etc. Pour moi, c’est une mauvaise raison. Il faut rétablir la possibilité des transferts.
On retrouve les mêmes absurdités dans les règlements bancaires : on considère que l’investissement d’une banque française en Allemagne ou en Italie est aussi risqué que l’investissement d’une banque française au Chili ou en Birmanie, ce qui nécessite des couches de capital de protection supplémentaires. Nous sommes loin d’être arrivés au stade d’une Union bancaire reconnue. Il reste énormément de travaux à faire.
Je terminerai sur l’idée de symétrie des politiques. Nous avons des politiques économiques qui imposent un ajustement très fort. Mais s’il n’y avait pas de monnaie unique, s’il n’y avait pas d’euro et si l’État avait sa propre monnaie, il serait obligé d’aller chercher l’aide du FMI qui lui imposerait une politique du même genre, peut-être même plus dure, pour avoir une chance d’être remboursé, pour que l’économie se rétablisse.
L’euro apparaît-il viable dans le futur et à quelles conditions ?
Selon la conception anglo-saxonne, une monnaie unique sans souverain ne peut pas fonctionner. Je crois fondamentalement que l’euro peut avoir un avenir, à condition évidemment que l’on corrige tous les défauts cités et que l’on accepte un degré d’intégration un peu plus fort en ciblant bien les domaines.
Beaucoup d’idées ont été émises à cette table. J’approuve la préconisation de cibler une intégration des marchés de capitaux plutôt qu’une intégration budgétaire plus poussée.
Dans une union monétaire les coûts, en moyenne, évoluent à un rythme conforme aux objectifs de la Banque centrale. Si l’inflation moyenne prévue à horizon de temps indéfini est de 2 % par an et si les gains de productivité sont de 1 %, les coûts de l’économie ne doivent pas augmenter de plus de 3 % en moyenne. Quand un pays les laisse galoper, comme ce fut le cas en Grèce, à 6 % ou 8 % par an en augmentant les salaires dans le secteur public (ces augmentations sont suivies par le secteur privé qui perd des emplois, perte compensée par de nouvelles embauches dans la fonction publique etc.), il crée une économie totalement artificielle. Il est refinancé par les fonds européens et par les flux de capitaux qui arrivent. Le jour où les flux de capitaux s’interrompent, il sombre dans une crise grave.
On ne peut pas garder ses emplois, les développer, rester compétitif, développer ses activités si on n’a pas une gestion des politiques de coûts qui soit à peu près en ligne avec l’inflation plus les gains de productivité que l’économie est capable de susciter. Dans une économie en rattrapage, on tente de faire plus de gains de productivité pour que le niveau de vie augmente plus vite. C’est ce qu’obtiennent les pays émergents, c’est ce que devraient obtenir les pays les plus en retard dans la zone euro. Mais cela suppose une gestion très sérieuse.
Risque-t-on d’avoir des pressions politiques très fortes poussant à la sortie de l’euro ?
Je crois vraiment que si l’euro devait échouer, ce serait contre la majorité des populations qui y sont assez attachées. On l’a vu récemment en Italie, les gens ne veulent pas perdre l’euro et les partis qui songent à la sortie de l’euro ne sont en général pas populaires. D’ailleurs beaucoup de partis politiques y renoncent.
D’autre part, une sortie de l’euro aurait un coût considérable. C’est la vraie raison pour laquelle la Grèce est restée dans l’euro. Les dirigeants grecs qui, pendant les campagnes électorales, préconisaient la sortie de l’euro ont réalisé que cela aurait un coût rédhibitoire. En effet, un pays qui sort d’une union monétaire et reprend sa monnaie nationale subit une énorme dépréciation. Dans le cas de la zone euro, le stock de dettes du pays sortant est libellé en euro. S’il décide de relibeller son stock de dettes dans la nouvelle devise au taux de change antérieur, ce sera analysé comme un défaut par les marchés qui cesseront de lui faire confiance donc de lui prêter. De même, s’il décide de renier une partie de sa dette, les marchés cesseront de lui prêter. S’il décide de garder ses dettes en euro, le coût sera insupportable en raison de la dépréciation. C’est donc un piège absolu. Un pays que les marchés cessent de financer doit pour survivre équilibrer du jour au lendemain son compte courant. Il doit d’abord équilibrer son budget car personne ne viendra financer son déficit budgétaire en cas de dévaluation. Pour que son compte courant soit équilibré, les exportations doivent compenser les importations, ce qui impose soit des barrières drastiques contraires à la liberté de circulation des marchandises, des biens, des services etc. soit une politique d’austérité bien plus sévère que celle qui fut infligée à la Grèce pour forcer la consommation à baisser brutalement. Le coût est tellement gigantesque qu’il est dix fois plus doux de faire ce qu’a fait la Grèce, cent fois plus doux de faire ce qu’ont fait l’Espagne et le Portugal, plutôt que de rentrer dans un scénario de sortie de l’euro. En effet, si vous décidez de sortir du jeu, vous payez en une fois la « mauvaise gestion » accumulée pendant plusieurs années. Les marchés vous présentent la facture immédiatement. C’est donc une solution à laquelle je ne crois pas.
Je crois beaucoup plus que nous irons vers une amélioration, la réparation des dysfonctionnements évoqués.
Comment l’union politique va-t-elle évoluer ?
Je me souviens très bien des discussions qui avaient lieu à l’époque du Comité Delors. Le Chancelier Kohl et son entourage, mais également Hans Tietmeyer, alors sous-gouverneur de la Bundesbank, considéraient que, à court terme, on pouvait concéder à François Mitterrand une union économique et monétaire sans union politique mais que, à long terme, si on ne voulait pas ou si on ne pouvait pas aller vers une intégration des fonctions souveraines, il faudrait au moins que dans la politique économique il y ait beaucoup plus d’intégration.
Aujourd’hui les Allemands ont changé d’avis. La population cherche avant tout à éviter le risque de payer pour les Italiens ou je ne sais qui. Cette attitude « petit bourgeois » n’est pas du tout dans la tradition des Allemands qui ont pensé l’union économique et monétaire et qui, dès le départ, auraient voulu beaucoup plus d’intégration et de centralisation, non seulement sur les politiques budgétaires mais sur beaucoup d’autres aspects. Quand on réfléchit avec eux sur des mécanismes de mise en commun qui pourraient provoquer une redistribution automatique de fonds, les discussions portent souvent sur l’assurance-chômage. Tout le monde paye les mêmes cotisations, reçoit les mêmes prestations, les transferts de fonds se font donc des pays qui se portent bien, dont le taux de chômage est faible, vers les pays en difficulté qui connaissent un fort taux de chômage, à charge de revanche quand les choses auront changé. Ce mécanisme automatique, public, ne concerne pas vraiment le budget mais fait sens. Je me suis toujours heurté à la même objection quand je défendais ce genre d’idée, notamment de la part d’amis allemands : si un pays mène une politique économique qui évidemment va dans le mur et crée du chômage et si structurellement on lui envoie des fonds, on lui permet de continuer de payer les chômeurs créés par sa propre mauvaise politique économique… On peut comprendre cette crainte : si un pays augmente massivement les salaires à travers différents mécanismes et devient non compétitif, il détruit un certain nombre d’emplois et bénéficie de l’assurance chômage aux dépens des citoyens des pays qui payent. Cela suppose donc toute une réflexion, un débat, une coordination sur les taux de rémunération, par exemple du SMIC. Cela ne signifie pas que le SMIC doive être le même partout parce que les niveaux de productivité, les niveaux de richesse sont différents, les évolutions démographiques sont différentes, donc les besoins de création d’emplois peuvent être différents. Mais il faut une réflexion coordonnée là-dessus et sur beaucoup d’autres aspects.
C’est pourquoi je pense que nous aurons besoin de plus d’intégration. Mais ceci peut nous entraîner assez loin, même en restant purement dans le domaine économique.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur le Gouverneur, pour ces observations nourries par l’expérience.
Vous avez dit que la capacité pour l’euro de devenir une monnaie internationale est « une question de volonté politique ». Mais quand on regarde, pour les raisons techniques que j’ai déjà évoquées mais aussi pour des raisons politiques, ce qu’est l’attitude de l’Allemagne par rapport aux États-Unis, on voit bien que l’Allemagne n’est pas du tout en mesure de se frotter à la puissance militaire et monétaire globale. Les Allemands ont très peur, par exemple, de la taxation de leurs excédents automobiles, ce qui limiterait forcément leurs velléités d’indépendance si d’aventure nous souhaitions contourner l’embargo sur l’Iran. C’est pourquoi je ne crois pas beaucoup à cet aspect « volonté politique ».
Christian Noyer
Nous sommes confrontés aujourd’hui au cas extrême d’une extraterritorialité qui a été inscrite dans la loi américaine à la demande du Président et par le Congrès sans même une référence au dollar, alors qu’auparavant nous étions dans une jurisprudence du Département de la Justice (DOJ) qui utilisait l’argument du dollar pour prétendre à l’universalité d’application de l’extraterritorialité des lois américaines, avec d’ailleurs quelques résistances de certains tribunaux fédéraux, voire, dans un cas, de la Cour suprême des États-Unis. Cela paraît clair.
En revanche, l’idée (qui commence à être nourrie par beaucoup d’exemples) que toute relation commerciale, financière, tout usage des données, est susceptible du jour au lendemain de subir les foudres d’une nouvelle législation américaine, d’une nouvelle interprétation judiciaire américaine est quand même quelque chose d’insupportable, ce que même l’Allemagne devrait pouvoir comprendre.
Autant, comme vous, je ne vois pas l’Allemagne partir en guerre contre une loi extraterritoriale et prétendre imposer une loi européenne extraterritoriale interdisant sous des peines criminelles extrêmement sévères l’application de l’extraterritorialité américaine, autant je pense que les Allemands sont maintenant plus ouverts à ce que, de fait, on construise une plus grande internationalisation. Et l’idée que demain, dans un monde qui serait devenu bipolaire (États-Unis / Chine) sur le plan de la domination monétaire, l’Europe pourrait ne pas avoir sa place, est quelque chose qui les interroge beaucoup plus que la simple domination de la monnaie d’un grand allié à l’Ouest.
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Le cahier imprimé du colloque « L’euro vingt ans après, bilan et perspectives » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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