Intervention de Patrick Artus, directeur de la Recherche et des Etudes chez Natixis, auteur de Euro, par ici la sortie ? avec Marie-Paule Virard (Fayard, 2017), lors du colloque « L’euro vingt ans après, bilan et perspectives » du lundi 6 mai 2019.
Je reprendrai, un peu différemment, les questions importantes abordées par Jean-Michel Naulot.
Quand on réfléchit à la situation et aux problèmes de fonctionnement les plus sérieux de la zone euro, il importe de se rendre compte que le débat intéressant n’est pas macro-économique. Il y a eu un débat macro-économique sur l’euro, on a débattu de l’austérité budgétaire, de l’austérité monétaire. Ces débats sont de peu d’intérêt et relativement périmés. Aujourd’hui nous pratiquons une politique monétaire ultra-expansionniste à peu près partout, sauf en Allemagne et aux Pays-Bas. Il me semble que le débat sur les conséquences macro-économiques de l’unification n’est ni très intéressant ni d’actualité.
Je ferai une seconde remarque en introduction avant d’entrer dans le vif du sujet. Jean-Michel Naulot rappelait les travaux de Robert Mundell qui datent de presque soixante ans. Quand des pays font le choix d’une monnaie unique, le fait de passer d’autant de politiques monétaires que de pays à une seule politique monétaire a un coût macro-économique que l’on peut tenter d’alléger, par exemple avec du macro-prudentiel spécifique au pays, ce qu’on fait très peu dans la zone euro (et qu’on pourrait faire beaucoup plus). Enfin, fondamentalement, des pays qui, ayant des économies différentes, pratiquent la même politique monétaire subissent forcément un coût macro-économique.
Ce n’est donc pas dans la macro-économie qu’il faut chercher un intérêt à la constitution d’une monnaie unique mais dans la micro-économie. Le problème de la zone euro c’est que nous avons encore énormément de choses à corriger avant de voir des bénéfices micro-économiques de l’unification.
Ce que je dis va à l’encontre de l’argument friedmanien des années 1960-1970 sur l’intérêt des changes flexibles qu’a évoqué Jean-Michel Naulot. Nous acceptons de subir le coût macro-économique des taux de change fixes en espérant que ce coût sera dominé par les avantages micro-économiques que l’on attend de la fin des risques de change entre les pays d’une union monétaire.
Or, pour plusieurs raisons, nous ne bénéficions pas aujourd’hui du profit micro-économique que nous devrions tirer de la constitution de l’euro.
La première raison, extrêmement importante, a déjà été évoquée par Jean-Michel Naulot. Depuis la crise de 2010-2012, il n’y a pratiquement plus de mobilité des capitaux entre les pays de la zone euro, alors qu’avant la crise, dans les dix premières années de l’euro, énormément de capitaux circulaient d’un pays à l’autre, provoquant l’accumulation de dettes et actifs extérieurs entre les pays de la zone euro. Assez brutalement, en 2010, survint ce que les économistes appelaient pour les émergents un sudden stop (arrêt brutal), les flux de capitaux cessèrent de circuler entre les pays de la zone euro.
La zone euro était (est toujours) dans une situation assez particulière où deux pays avaient un excédent d’épargne alors que tous les autres avaient des déficits d’épargne. C’est donc assez naturellement que, dans un premier temps, l’Allemagne et les Pays-Bas ont prêté leur excédent d’épargne aux autres pays. Ceci s’arrête extrêmement brutalement en 2010. Cette brutalité est corrigée par les actions de la BCE, par Target2 (la seule allusion à ce système de transferts fait frémir tout Allemand !). Sans Target2, par lequel on a remplacé les lignes de crédit interbancaire entre les pays par des crédits qui transitent via les banques centrales, la crise eût été bien plus épouvantable et nous n’aurions déjà plus d’euro.
Depuis cet arrêt extrêmement brutal de la circulation des capitaux, les pays autres que l’Allemagne et les Pays-Bas ont dû réduire leurs déficits extérieurs et rééquilibrer leur balance commerciale. Aujourd’hui la plupart d’entre eux ont des excédents. L’Allemagne et les Pays-Bas prêtent désormais leur énorme excédent d’épargne au reste du monde. Ceci est souvent débattu. On souhaiterait que les Allemands (et les Hollandais) fassent des déficits publics et consomment davantage. On ne les y forcera pas. L’Allemagne est un pays où l’envie d’épargner est grande. Mais le problème n’est pas que les Allemands aient des excédents budgétaires ou que les ménages allemands épargnent beaucoup, c’est que cette épargne ne soit pas prêtée aux autres Européens. Si cette épargne finançait des investissements dans la zone euro, il n’y aurait aucun coût au fait que les Allemands épargnent énormément. Or depuis 2010, l’épargne des Allemands finance des investissements dans le reste du monde, privant la zone euro des investissements correspondants et déprimant durablement la croissance de la zone euro. La zone euro a 4 points de PIB d’excédents courants, c’est-à-dire que 4 % de notre PIB sont investis dans le reste du monde. C’est un problème absolument majeur.
C’est un double problème majeur. On débat souvent entre économistes du « risk sharing » du partage des risques entre les pays : les pays ont des situations cycliques ou structurelles différentes et il faut un mécanisme pour redistribuer les revenus des pays qui vont bien vers les pays qui vont plus mal. On dit en général que le mécanisme le plus efficace de partage des risques serait un budget de la zone euro de taille suffisamment grande pour que les pays qui vont mal y contribuent moins.
Or l’exemple américain montre que l’essentiel du partage des risques ne se fait pas par le budget fédéral mais par les diversifications des portefeuilles. Un épargnant louisianais possède des actions de l’État de New York ou de la Californie. Si la Louisiane va mal il reçoit des dividendes sur ses actions des États qui vont bien. Quantitativement, ce partage des risques par la diversification des portefeuilles est plus important que le partage des risques par le budget fédéral.
Nous n’aurions donc pas besoin d’avoir un budget fédéral si nous avions des portefeuilles diversifiés, si nos actifs financiers étaient répartis dans l’ensemble de la zone. Or, comme l’a rappelé Jean-Michel Naulot, depuis 2010, chaque pays a un biais domestique extrêmement important. Les épargnants, les banques, les investisseurs investissent essentiellement dans les actifs financiers de leur pays. Il n’y a donc aucune diversification des risques. Si je ne détiens que des actions françaises et si la France va mal, non seulement je vais mal mais mes actions ne me rapportent plus rien, alors que si j’avais des actions allemandes j’aurais au moins cette compensation.
La raison essentielle pour laquelle on fabrique une union monétaire est de permettre que l’épargne s’investisse là où les investissements sont les plus efficaces, c’est-à-dire, normalement, dans les pays périphériques où le revenu par habitant est le plus bas. Or cette circulation des capitaux a complètement disparu et les pays périphériques sont réduits à financer leurs investissements avec leur propre épargne. D’autre part l’absence de mobilité des capitaux fait disparaître tout partage des risques privés, par opposition au partage des risques public qui passerait par un budget fédéral.
Alors que fait-on ? Je crois que la seule solution est le rétablissement de la confiance.
Cela plaide pour une certaine rigueur budgétaire afin que personne ne craigne qu’un pays de la zone euro ne rembourse pas sa dette publique. Il s’agit, par exemple, de permettre à un assureur-vie allemand d’acheter de la dette italienne. Ce n’est pas gagné mais c’est l’objectif.
Il faut aussi nettoyer extrêmement rapidement les bilans des banques, ce qui est en train d’être fait. La BCE a demandé une accélération du provisionnement des mauvaises créances (ce qu’on appelle les Non Performing Loans), des banques. L’arrêt des prêts interbancaires a constitué une part importante de l’arrêt de la circulation des capitaux. Il faut donc rétablir une circulation des prêts entre banques des différents pays. L’épargne des Allemands doit pouvoir financer des travaux dans un autre pays au travers des prêts interbancaires. Dans une situation où il n’y a pas de mobilité des capitaux entre les pays, l’euro ne sert à rien. En effet, l’usage essentiel d’une monnaie unique est bien de permettre cette libre circulation de l’épargne à l’intérieur de la zone, ce qui n’est pas possible dans un système de changes flexibles en raison du risque de change.
Le deuxième sujet sur lequel il faut évidemment progresser est la question des externalités.
De nombreux ouvrages expliquent que quand on rentre dans une monnaie unique il apparaît de nouvelles externalités, c’est-à-dire que les politiques économiques d’un pays se mettent à avoir des effets sur les autres pays, ce qui n’était pas le cas en taux de change flexibles. Par exemple, si un pays décide de baisser le coût du travail, en taux de change flexibles sa monnaie va vraisemblablement s’apprécier et il ne va pas gagner de compétitivité. À l’intérieur de la zone euro il va gagner de la compétitivité aux dépens des autres pays de la zone euro puisque le taux de change ne peut pas ajuster.
Quand on crée une monnaie unique, il faut logiquement coordonner l’ensemble des politiques économiques dont on pense qu’elles vont générer des externalités négatives sur les autres pays. Or on ne l’a pas fait. Aujourd’hui un pays peut librement déréglementer son marché du travail, baisser la taxation des produits de ses entreprises, baisser les cotisations sociales des entreprises. C’est ce que les Allemands ont fait avec Gerhard Schröder au début des années 2000, ce que les Espagnols ont fait depuis 2009 et ce que la France fait depuis deux ans. Tout ceci crée des externalités très fortes sur les autres pays. Il faut prendre conscience que si les réformes d’Emmanuel Macron aboutissent, elles se feront essentiellement au détriment des autres pays de la zone euro. C’est pourquoi, en théorie, nous devrions avoir une pratique de coordination de ce type de politique. Par exemple un pays ne devrait pas pouvoir baisser son coût du travail sans l’accord des autres (c’est une pratique de type Bretton Woods où on ne peut dévaluer de façon unilatérale sans l’accord du FMI). Assez bizarrement, dans la zone euro, on peut faire des dévaluations internes unilatérales. On peut, sans coordination, gagner de la compétitivité au détriment des autres.
Symétriquement, il ne sert à rien de coordonner des politiques qui n’exercent pas d’externalités. Assez curieusement, dans la constitution des règles, on a décidé que les déficits publics généraient une externalité négative sur les autres pays : si la France, par exemple, fait un gros déficit public, le taux d’intérêt commun de la zone euro va monter, ce qui n’est pas bon pour les autres, il faut donc empêcher la France de faire un gros déficit public. C’est complètement faux. En effet, si la France fait un gros déficit public, seul le taux d’intérêt de la France va monter, la prime de risque de la France va monter. Depuis un an, la politique budgétaire expansionniste de l’Italie a fait monter le taux de l’Italie et nullement le taux de l’Allemagne.
Il n’y a donc aucune raison de coordonner les politiques budgétaires que pourtant on coordonne. Il n’y a aucune raison de coordonner les taux de TVA que pourtant on coordonne. Et il y a beaucoup de raisons de coordonner les cotisations sociales, les règles du marché du travail, la fiscalité des profits des entreprises qu’on ne coordonne pas ! C’est-à-dire qu’il n’y a aucun lien aujourd’hui en Europe entre l’existence ou non d’externalités des politiques économiques et le fait qu’elles soient ou non coordonnées. En fait on coordonne celles qu’il ne faudrait pas coordonner et on ne coordonne pas celles qu’il faudrait coordonner ! Un papier d’Agnès Bénassy-Quéré il y a quelques années, empirique, montrait que les externalités des déficits publics étaient positives jusqu’à un certain point.
Le troisième sujet a aussi été évoqué par Jean-Michel Naulot. L’un des grands absents de la zone euro est ce que certains économistes ont décidé d’appeler « l’union des marchés du travail ».
Quand on a la même monnaie il faudrait avoir à peu près les mêmes institutions du marché du travail. Ce n’est pas du tout le cas aujourd’hui. Les négociations salariales, en France et en Allemagne, sont sans rapport. L’Allemagne a des syndicats de branches, la France des syndicats nationaux. Nous n’avons pas les mêmes règles de salaire minimum, de licenciement, d’indemnisation du chômage. Les institutions des marchés du travail sont extrêmement différentes d’un pays à l’autre. Il en résulte une divergence des coûts salariaux entre les pays de la zone euro, sans politique correctrice. Depuis le début de l’euro les coûts salariaux augmentent beaucoup plus vite en Espagne, en Italie, en France qu’en Allemagne. Ils divergent. Une des raisons de la divergence réside dans les différences profondes entre les modes de fonctionnement des marchés du travail. En théorie, ce n’est pas très grave : un pays qui subit une perte de compétitivité-coûts parce que ses coûts salariaux ont augmenté plus vite que ceux des autres pourrait la corriger par une dévaluation interne, en baissant ses salaires, et rétablir sa compétitivité. La dévaluation interne serait l’équivalent de la dévaluation monétaire d’autrefois. Mais ce n’est pas le cas car une dévaluation interne déprime la demande intérieure en raison de la baisse des salaires alors qu’une dévaluation monétaire stimule la demande en facilitant des exportations. Ces deux types de dévaluation ne sont donc pas du tout équivalentes. En revanche, une dévaluation fiscale, par exemple en baissant les cotisations sociales des entreprises et en montant la TVA, équivaut à une dévaluation normale. Mais une baisse des salaires, n’a pas du tout les mêmes effets redistributifs. Deux dévaluations internes ont eu lieu dans la zone euro : celle de l’Allemagne à partir de 2000 (Schröder-Hartz) et celle de l’Espagne à partir de 1999. Certes, après quatre ou cinq ans, ces deux pays ont gagné de la compétitivité, reconquis des parts de marché à l’export. Ils ont donc investi davantage et recréé des emplois. Mais le coût des quatre ou cinq premières années a été extrêmement important en termes de perte d’emplois et de demande. Je pense que les Espagnols aujourd’hui ne le referaient pas. On va voir ce que fera l’Allemagne dont la compétitivité est aujourd’hui aussi mauvaise qu’en 2000. Les Allemands sont à nouveau confrontés à un gros problème industriel en partie dû à une très grande perte de compétitivité-coût. La nouvelle chancelière fera-t-elle une dévaluation interne ? J’ai d’énormes doutes. Ni les Français ni les Italiens ne le feront jamais.
En réalité, nous n’avons pas dans la zone euro de technologie qui soit raisonnablement utilisable pour corriger les écarts de compétitivité qui vont donc continuer à s’amplifier. Des pays vont durablement gagner des parts de marché par rapport aux autres. La seule façon d’éviter cela serait l’harmonisation du fonctionnement et des règles des marchés du travail de manière à ce que les coûts augmentent de manière relativement parallèle.
Dernier point, lui aussi de nature micro-économique : L’Union européenne a très peu tiré profit du marché unique. En particulier nous n’avons pas de grandes entreprises de l’internet. Nous n’avons pas non plus de grandes entreprises dans le domaine des énergies renouvelables. Nous ne fabriquons pas de cellules solaires, pas de batteries électriques. Nous commençons à peine à nous intéresser à la technologie des batteries électriques alors que les Chinois les fabriquent depuis quinze ans. Et nous n’avons ni Ali Baba, ni Amazon, ni Microsoft, ni Apple… or la taille du marché européen est à peu près la même que celle du marché américain ou du marché chinois.
Pourquoi n’avons-nous pas su profiter du marché unique pour développer ces grandes entreprises dans les industries d’avenir ? Et pourquoi avons-nous persisté, surtout l’Allemagne, dans une spécialisation très forte dans les industries du passé ? Le coût va être terrible pour l’Allemagne. L’avenir de l’économie n’est pas forcément très rose pour qui fabrique des voitures diesel, de la chimie et des biens d’équipement industriel, d’autant que ces industries ont des rendements d’échelle croissants.
Le fait de pouvoir se développer sur un grand marché domestique est extrêmement important, ce qu’ont d’ailleurs bien compris les Chinois et les Américains dont les entreprises exploitent d’abord les rendements d’échelle croissants sur le marché intérieur, s’assurant sur le marché intérieur des rentes très fortes d’oligopoles ou de monopoles qu’elles peuvent ensuite utiliser pour faire de la croissance internationale.
Or l’Europe n’a pas fait les mêmes choix. Il y a de nombreuses explications à cela. Il y a une explication par les règles de la concurrence qui, en Europe, auraient empêché la constitution d’entreprises puissantes. Il y a une explication par le nationalisme économique : chacun veut avoir sa boîte de télécoms, sa boîte d’énergie, sa boîte de transports et ne veut surtout pas fusionner avec les voisins. On voit aujourd’hui une résistance aux acquisitions (Air France – KLM, Bolloré en Italie etc.) et une très grande résistance à la constitution de groupes paneuropéens. En tout cas nous n’avons pas exploité les rendements d’échelle croissants sur le marché unique. C’est assez étonnant.
Ces quatre problèmes micro-économiques sont les plus sérieux : mobilité des capitaux, coordination de tout ce qui génère des externalités, unification des règles du marché du travail et les institutions des marchés du travail, exploitation des rendements croissants sur un marché interne unifié.
Aujourd’hui le bilan de l’euro est qu’il n’y a pas d’avantages micro-économiques suffisants pour compenser le coût macro. Le solde net est donc négatif puisque le négatif macro-économique n’est pas compensé par un positif micro-économique suffisamment grand. Donc ces quatre problèmes sont réglés.
Je ne suis pas sûr du tout que le budget de la zone euro soit le bon débat. Si nous faisions ce que je viens de préconiser (coordination des politiques fiscales qui créent des externalités, investissements en commun dans des grands projets industriels européens et mobilité des capitaux qui assure le partage des risques) nous n’aurions pas besoin d’un budget de la zone euro. C’est sur ces points que devrait porter le combat. C’est pourquoi je pense que le combat pour le budget de la zone euro n’est pas le combat le plus pertinent.
Merci beaucoup.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur Artus, pour ce brillant exposé.
Je voudrais vous poser deux questions qui se recoupent :
Vous avez parlé de la détérioration de la compétitivité allemande, comparée à ce qu’elle était en 2000. Mais l’excédent commercial allemand atteint quand même encore plus de 200 milliards d’euros et il me semble que la baisse des exportations allemandes tient plus à une certaine dépression au niveau des débouchés.
Vous n’avez pas mis l’accent sur les distorsions internes de la zone euro comme vous le faites à l’habitude, par exemple les distorsions de compétitivité justement. Peut-être n’existent-elles plus ?
Patrick Artus
Au regard des coûts de production de l’industrie allemande par rapport à ceux des autres pays européens, l’Allemagne se retrouve aujourd’hui dans une situation un peu plus mauvaise que celle de 2000. Et depuis deux ans les exportations de l’Allemagne ne suivent plus le commerce mondial. J’attribue cette perte de part de marché relativement importante et inhabituelle de l’Allemagne à une dégradation forte de sa compétitivité-coûts. D’une part les salaires ont accéléré, en raison du plein emploi, d’autre part il n’y a pratiquement plus aucun gain de productivité en Allemagne. En dépit du fait que l’Allemagne a fait un gros effort de robotisation et de modernisation de ses entreprises, il n’y a absolument plus aucun progrès de la productivité dans l’industrie allemande. On constate donc une assez grande dégradation de la compétitivité. Certaines entreprises ont à peu près les mêmes usines en France et en Allemagne et la productivité est beaucoup plus élevée dans les usines françaises que dans les usines allemandes !
Jean-Pierre Chevènement
Mais le coût horaire est légèrement supérieur en France à ce qu’il est en Allemagne.
Patrick Artus
Le coût salarial unitaire chargé (y compris les cotisations sociales) dans l’industrie est plus bas en France de 8 % à 9 % par rapport à l’Allemagne. Mais il n’y a pas que la France. L’Espagne est beaucoup moins chère. Et l’écart s’accroît rapidement, les coûts salariaux augmentent vite en Allemagne (productivité à 0 % et salaires à + 3 %). Si l’on considère l’écart entre l’Allemagne et les autres pays on est à peu près dans la même configuration qu’en 2000. On peut voir de façon positive le problème de compétitivité de l’Allemagne en tablant qu’il va profiter aux autres pays. Mais, du point de vue de l’Allemagne, cela va poser un problème similaire à celui qu’a rencontré Gerhard Schröder.
Quant aux excédents, ils proviennent de l’épargne. Tout le monde épargne en Allemagne. Les profits des entreprises atteignent 115 % de leurs investissements. Les ménages épargnent 18 % de leurs revenus et ce taux continue à augmenter. L’excédent de l’État allemand atteint pratiquement 2 points de PIB. Si on la corrige de l’épargne, les Allemands ont un commerce extérieur qui se dégrade. L’excédent allemand reflète l’énorme niveau d’épargne des Allemands et pas du tout la compétitivité de l’Allemagne. On pense en général que dans un pays l’épargne des uns compense la désépargne des autres. C’est la neutralité ricardienne. Si l’État fait du déficit public, le secteur privé va épargner. Mais en Allemagne tout le monde épargne. Pour dire les choses un peu brutalement, ils ont sans doute très peur de l’avenir, donc ils épargnent. Et ils ne travaillent plus, donc la productivité stagne.
J’ai évoqué la question de la très forte hétérogénéité entre les pays de la zone euro. J’en ai donné un certain nombre d’exemples : l’hétérogénéité du fonctionnement des marchés du travail, l’hétérogénéité des niveaux de compétitivité… Il faut un mécanisme de correction de l’hétérogénéité, du partage des risques. Je cherche à démontrer que, alors que l’on évoque le plus souvent le budget fédéral comme mécanisme de correction de l’hétérogénéité, le mécanisme privé par la diversification des portefeuilles serait beaucoup plus efficace, comme le montre l’exemple américain. Il faudrait vraiment que les assureurs, français par exemple, aient des portefeuilles d’actifs financiers de tous les pays de la zone euro et non une énorme concentration sur les actifs financiers français. Ceci assurerait un partage des risques.
Jean-Michel Naulot
Mais une crise en zone euro entraînerait un effet domino.
Patrick Artus
Cet argument consiste à dire qu’on va contingenter les crises en empêchant toute circulation internationale des capitaux ! Chacun chez soi et celui qui meurt est le seul à mourir. Le coût de cet argument est terrible parce qu’il interdit toute circulation de l’épargne pour aller sur les bons investissements.
Si on pense que c’est une mauvaise idée que l’épargne circule, il ne fallait pas de monnaie unique car sa fonction est justement de faire circuler l’épargne !
Jean-Michel Naulot
Mais les banques gèrent leurs risques.
Patrick Artus
Normalement la diversification des portefeuilles réduit les risques. C’est la base de la finance. Un portefeuille diversifié est moins risqué qu’un portefeuille concentré. Un banquier qui a une activité exclusivement nationale se met en péril. C’est ce qui s’est passé en 2008 lors de la crise de l’immobilier en Espagne. Si les banques espagnoles avaient fait des crédits à tous les pays européens, elles auraient résisté. La diversification de portefeuilles est quand même une assurance contre les risques locaux.
Jean-Pierre Chevènement
Nos actionnaires n’en prennent pas le chemin.
Patrick Artus
Les États n’en prennent pas le chemin. Les États n’aiment pas qu’un banquier utilise la liquidité d’un pays pour faire des crédits dans un autre pays. Mais la raison voudrait qu’on diversifie les portefeuilles afin que les investisseurs et les banques européennes investissent largement dans l’ensemble des pays. Les règles de réserve de liquidité des banques sont appliquées aujourd’hui de telle manière que les banques n’achètent pratiquement que des dettes publiques de leur pays. Clairement, il faudrait que les banques détiennent des dettes publiques de l’ensemble des pays, ce qui assurerait la circulation des capitaux, le financement homogène des budgets etc. J’ai essayé de convaincre mon président [1] d’acheter de la dette italienne… il a failli me tuer : « Vous êtes fou ! Si je fais faillite à cause de la France personne ne m’en voudra, si je fais faillite à cause de l’Italie on va avoir ma peau ! ». Pourtant, une diversification des portefeuilles d’investissement, des investisseurs, des banques, entre les actifs financiers des pays assurerait le partage des risques.
Jean-Pierre Chevènement
Mais peut-on faire une politique avec le conditionnel (« Il faudrait… ») ou l’optatif (« Ce serait mieux si… »), plus conforme à la monnaie unique et aux objectifs auxquels elle est censée répondre ? J’observe que les choses ne se passent pas comme ça.
Patrick Artus
Il suffirait de changer les règles.
Jean-Pierre Chevènement
Après ce débat tout à fait décoiffant, je donne la parole à M. Pisani-Ferry, ancien Commissaire général de ce que je préfère appeler le « Plan » parce que « France Stratégie » est plus difficile à mémoriser.
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[1] M. Artus est directeur de la Recherche et des Études chez Natixis.
Le cahier imprimé du colloque « L’euro vingt ans après, bilan et perspectives » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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