Les démons se sont-ils assagis depuis 2012 ? Que faire ?

Intervention de Jean Pisani-Ferry, professeur associé à Sciences Po, Senior Professor à la Hertie School of Governance de Berlin, Commissaire général de France Stratégie de 2013 à 2017, auteur de Le réveil des démons (Fayard, 2011), lors du colloque « L’euro vingt ans après, bilan et perspectives  » du lundi 6 mai 2019.

France Stratégie, c’est mieux que « Commissariat général à la stratégie et à la prospective » qui est son nom initial !

Je répondrai d’abord aux remarques de Patrick Artus, avant d’évoquer un point d’histoire puis d’en venir à la question des instruments.

Je voudrais rappeler la première phrase du communiqué des chefs d’État et de gouvernement de la zone euro, en juin 2012 : « Il est impératif de briser le cercle vicieux entre les banques et les États ». Ce n’était pas « Il serait souhaitable… » mais « Il est impératif… ».

Le diagnostic, à l’époque assez clair, était celui que vient de faire Patrick Artus, avec lequel je suis en plein accord : on ne peut pas gérer un ensemble monétaire intégré avec un marché financier qui se désintègre, une circulation de l’épargne qui ne se fait plus, des banques qui ne prêtent qu’à leurs États, donc une infrastructure financière qui se défait. C’était ce que j’écrivais au printemps 2012 dans l’article que Jean-Michel Naulot a cité. Ce diagnostic s’imposait.

C’est sur cette base qu’a été lancé le chantier de ce qu’on a appelé l’Union bancaire qui consiste à transférer la responsabilité de supervision des banques à la Banque centrale européenne (ce que l’on a fait) et à transférer la responsabilité de la gestion des crises bancaires, ce qu’on appelle la résolution, à une instance européenne (ce que l’on a fait partiellement). Il s’agissait, au fond, de sortir de l’intimité perverse entre banques et souverains. Et puis aussi de faire en sorte que les banques diversifient le risque, comme le préconisait Patrick Artus. La meilleure manière, pour les banques, de diversifier le risque serait qu’une large partie d’entre elles deviennent paneuropéennes. Les petites banques régionales ne posent pas de problème sérieux, mais avoir de grandes banques nationales est la mauvaise manière de gérer le risque. Ce qui s’est passé sur le marché immobilier en Espagne ou en Irlande est strictement équivalent de ce qui s’est passé en Floride ou au Nevada. Si on n’a pas beaucoup entendu parler de ces derniers cas, c’est parce qu’il n’y pas eu de corrélation entre les crises régionales et les crises bancaires.

Il est contradictoire de vouloir construire une zone monétaire intégrée sans créer un espace financier intégré. Cela a été reconnu mais on n’est pas allé jusqu’au bout de la démarche parce que l’on s’est heurté à du refus en matière de consolidation bancaire transfrontière. Des régulateurs se sont opposés à ce que la liquidité aille d’un pays à un autre. J’en donnerai un exemple : la banque italienne UniCredit, qui avait acheté la banque allemande HVB (HypoVereinsbank), avait des clients de part et d’autre de la frontière italo-autrichienne et le prix du crédit pour deux hôtels situés dans la même zone touristique, mais de part et d’autre de la frontière, n’était pas du tout le même, parce que le régulateur empêchait la banque de transférer la liquidité qu’elle détenait d’un côté de la frontière de l’autre côté ! On n’est pas vraiment sorti de cette situation. On a fait des choses considérables en termes de supervision, mais les régulateurs nationaux continuent à exercer une pression sur les systèmes bancaires.

Comme le disait Patrick Artus, à partir du moment où on avait adopté cette monnaie unique, il fallait en tirer les leçons et en exploiter au maximum les avantages micro-économiques. La circulation de l’épargne est très importante, pour les banques comme pour les marchés des capitaux. La crise a été grave en 2010-2011 parce que c’était une crise du crédit bancaire. Quand on a financé les déficits espagnols par de l’épargne allemande, cela s’est fait par du crédit bancaire, largement intermédié par les banques françaises, et non par de l’investissement direct en actions de l’Allemagne en Espagne, ce qui aurait posé beaucoup moins de problèmes parce que si les Allemands avaient financé directement le boom immobilier en Espagne ils auraient pris leurs pertes. Cela n’aurait affecté que les épargnants qui auraient subi ces pertes, mais cela n’aurait pas été un problème financier global.
Nous sommes donc devant cette contradiction.

Comme Patrick Artus, je pense qu’il faut aller jusqu’au bout de l’intégration micro-économique. Les aspects bancaires et l’épargne poseront des problèmes compliqués en raison de l’hétérogénéité des modèles de fiscalité, des réglementations, des systèmes de retraites etc. Évidemment on ne va pas unifier tout cela pour avoir une seule fiscalité de l’épargne, un seul type de système de retraite etc. Ces hétérogénéités subsisteront.

En revanche, j’ai un désaccord avec Patrick Artus sur la question du coût des dévaluations internes. Je ne dirai pas que celles-ci sont inefficaces. Certes ces dévaluations internes, telles qu’elles ont été pratiquées en Irlande, en Espagne etc., ont été très coûteuses. Elles se sont néanmoins produites. Ces pays ont restauré une situation de compétitivité et, pour certains d’entre eux, de croissance rapide. C’est le cas de l’’Espagne, de l’Irlande et même du Portugal qui, à la surprise générale, s’en sort de mieux en mieux, même avec un gouvernement qui, jugeant que le temps était venu de tirer parti des efforts faits, a décidé de mettre un terme à l’austérité. Cela se passe plutôt bien.

Si on peut souhaiter que le mécanisme d’ajustement fonctionne de manière moins douloureuse, on ne peut pas dire qu’il ne fonctionne pas. Quand l’Allemagne fait des augmentations de salaires, cela participe de ce mécanisme d’ajustement qui ne doit pas être simplement asymétrique. Il doit fonctionner dans le sens de l’augmentation des salaires chez certains et dans le sens de la modération des salaires chez d’autres de manière à surveiller ces positions de compétitivité. C’est un pilotage délicat mais qui n’impose pas l’unification des marchés du travail. C’est une illusion de penser qu’on pourra unifier le marché du travail. Les institutions du marché du travail sont extrêmement différentes. Dans certains pays, la négociation est très centralisée : un syndicat et un patronat, face à face et avec le gouvernement, se mettent d’accord sur la négociation salariale au niveau de l’ensemble du pays. Dans d’autres pays, à l’inverse, la négociation est extrêmement décentralisée. Il y a des situations intermédiaires, telle la situation française où les syndicats sont organisés par branches. On ne va pas, parce qu’on est dans un espace monétaire commun, unifier des institutions fondamentales du fonctionnement de nos économies. On peut les faire fonctionner ensemble, les coordonner en tenant compte des positions relatives. Il faut accepter de reconnaître, dans certaines situations, que l’évolution des salaires est trop forte dans tel pays, insuffisante dans tel autre. C’est ensuite à chaque pays d’utiliser les mécanismes de négociation collective, à travers l’influence que le gouvernement peut avoir sur ces mécanismes, avec tel ou tel instrument qui est à sa disposition, directement sur la négociation collective ou sur le salaire minimum dans les systèmes très centralisés, ou plus indirectement en portant un diagnostic et en le partageant avec les partenaires sociaux. Pour des raisons assez profondes, notre intégration restera malgré tout inférieure à celle des marchés américain ou chinois.

Pourquoi n’avons-nous pas tiré parti de l’échelle du marché pour le numérique ? demandait Patrick Artus. En partie pour de mauvaises raisons, auxquelles on peut répondre, notamment ce qui touche au marché des capitaux ou à la reconnaissance d’un certain nombre de produits.

Mais les raisons fiscales, les raisons de droit de la concurrence, les raisons de protection des consommateurs (le droit de la donnée par exemple, pour tout ce qui est numérique) comportent des éléments qui resteront forcément plus hétérogènes que sous un régime absolument fédéral.

Mais nous devons éviter de créer des barrières artificielles, comme cela a été fait par exemple pour la régulation des télécoms. La même technologie est arrivée à peu près dans tous les pays et nous avions de bonnes raisons de gérer le marché des télécoms au niveau de l’ensemble de l’Union européenne. Nous avons d’ailleurs fini par le faire partiellement en imposant la fin des charges d’itinérance. Mais dans l’intervalle chacun a cultivé son marché, avec un régulateur de télécoms par pays, donc une segmentation du marché telle qu’il n’y a pas vraiment de grands opérateurs européens et que le marché est extraordinairement fragmenté. Lorsqu’il est possible, dans des domaines nouveaux, de passer à un régime de régulateur unique cela vaut vraiment la peine de le faire. C’est vrai dans les télécoms, c’est vrai dans un certain nombre de domaines qui touchent au numérique.

J’y insiste : le modèle qu’on a commencé d’appliquer en matière bancaire, et qu’il faut appliquer complètement, ne doit pas se généraliser à l’ensemble des secteurs. Il ne s’agit pas d’aller systématiquement vers un modèle d’unification complète du marché. Mais dans un certain nombre de domaines dans lesquels on crée pour l’avenir des formes nouvelles d’intégration, on aurait intérêt à le faire beaucoup plus qu’on ne le fait. Si on ne le fait pas, c’est pour des mauvaises raisons qui tiennent au fait que chacun veut protéger tel ou tel champion national et limiter la concurrence dans des domaines où la concurrence est pourtant créatrice d’effets d’échelle, de richesses collectives, de puissance internationale.

Je souhaite maintenant revenir sur un point historique.

J’ai rappelé qu’une de nos fortes motivations était de participer à la décision. C’était aussi d’en finir avec la contrainte extérieure qui, à l’époque, était notre grande obsession. La possibilité du financement des déficits extérieurs et de la circulation de l’épargne répondait donc étroitement à nos vœux. Une troisième dimension d’importance était le rôle international de la monnaie. C’était une idée très française (les autres Européens partageaient assez peu cette idée et doutaient des avantages d’une monnaie internationale). Nous y étions attachés car elle s’inscrivait dans la lignée des critiques gaullistes sur le privilège exorbitant du dollar, inspirées par Jacques Rueff, et le refus d’être dans un monde dominé par une seule monnaie internationale. Tout cela pouvait paraître un peu désuet, un peu inutile. Toutefois nous venons d’avoir confirmation du fait que le dollar n’est pas un bien public international que, généreusement et sans conditions, les États-Unis mettent à la disposition du reste du monde. Le dollar est aussi le véhicule de l’extraterritorialité d’un certain nombre de décisions américaines parfaitement contestables, en l’espèce les sanctions à l’égard de l’Iran. On peut en dire autant du système financier américain, de l’accès au marché américain de manière générale. Nous avons appris dans les derniers mois à quel point ce que nous considérions comme un système géré largement dans l’intérêt collectif, avec certes quelques privilèges pour les États-Unis – qu’ils utilisaient avec une certaine auto-restriction – est en réalité autre chose. Nous nous trouvons face à une situation dans laquelle les États-Unis utilisent cette monnaie comme véhicule de puissance. Et nous savons que la Chine promeut activement le renminbi qui, pour l’instant, n’a pas les attributs d’une monnaie internationale mais dont, à l’évidence, les Chinois cherchent à faire de plus en plus un véhicule international d’influence et de puissance.

La vieille idée française est que si l’euro n’est pas un rival du dollar au sens où il ne prétend pas à le remplacer comme monnaie mondiale, il peut néanmoins être utile dans les relations avec des pays partenaires, et que nous avons quelque intérêt à le développer. Cette idée revient très fortement dans l’actualité. En effet, une zone constituée de pays avancés comme nous le sommes, avec des systèmes juridiques sophistiqués et impartiaux, une tradition de stabilité macro-économique, des marchés financiers qui, en dépit de tout ce qu’on vient de dire, restent liquides et profonds, fait partie des rares entités qui peuvent offrir une monnaie au reste du monde. Aujourd’hui il y a les États-Unis. La Chine n’en est pas encore là. Les autres pays ne peuvent y prétendre. Ce peut donc être un aspect important de l’existence européenne sur la scène internationale.

Cela suppose de remplir quelques conditions, notamment de pouvoir offrir des garanties à des pays dont les systèmes financiers auraient besoin d’un accès à la liquidité en euro en cas de crise. Cela suppose des lignes de swap qui permettent de fournir cette liquidité aux banques centrales des pays partenaires, afin que celles-ci les prêtent à leurs propres banques. Mettre en place une ligne de swap, c’est une décision discrétionnaire et, pour être clair, c’est une décision politique. Aujourd’hui, dans le cas européen, nous n’avons pas mis en place cet instrument pour des raisons complexes qui tiennent aux relations entre la Banque centrale européenne et les autorités budgétaires. Je vois là aussi une dimension à ne pas négliger.

Dans cet historique, je voudrais faire une dernière remarque sur la Banque centrale européenne. Le contrat qui a été passé au moment de la création de l’euro montre que celle-ci a été obtenue aux conditions allemandes d’un point de vue institutionnel : primauté de l’objectif de stabilité des prix, indépendance de la Banque centrale, surveillance des politiques budgétaires. Contrairement à ce que nous avions cru, la crise nous a appris que la BCE n’est pas du tout un clone de la Bundesbank. La BCE s’est instaurée comme institution internationale avec une vision, des politiques, qui ne sont ni dans l’intérêt de l’Allemagne spécifiquement, ni philosophiquement conformes à la conception allemande. Tant et si bien que le Président de la Bundesbank est allé à la Cour constitutionnelle allemande pour témoigner contre la Banque centrale européenne. Celle-ci avait en effet annoncé qu’elle pourrait mettre en place des « opérations monétaires sur titres » (OMT, la traduction française de « Outright monetary transaction » est de Christian Noyer, ni l’un ni l’autre ne veulent rien dire mais c’est le même acronyme) pour permettre à la BCE d’intervenir sur les marchés de la dette publique d’États en difficulté à condition qu’ils satisfassent à un certain nombre de prescriptions de politique économique. Le but était d’éviter les scénarios d’éclatement qui nous menaçaient dans les années 2010-2011. L’annonce des OMT a participé de ce coup d’arrêt à la désintégration financière. Le Président de la Bundesbank a plaidé que c’était contre les traités, la Cour constitutionnelle en a référé à la Cour de justice de l’Union européenne qui a jugé que ce n’était pas contre les traités…

C’est un des multiples exemples de ce qu’on a vu au cours de ces dernières années : une politique de préservation de la zone euro audacieuse qui va jusqu’aux limites de ce qui est possible dans le cadre juridique des traités, qui ne s’embarrasse pas de tabous et qui n’est certainement pas prisonnière d’une certaine tradition monétaire qui provoque aujourd’hui en Allemagne des critiques nombreuses et violentes à l’égard de la politique de la BCE et du risque que cela présente pour l’Allemagne. Je tiens à le rappeler parce qu’en France on l’oublie parfois et on a un peu trop tendance à penser que nous avons accepté des conditions qui, au fond, sont à l’opposé de nos propres traditions et de nos propres intérêts. Dans le cas de la BCE, ce n’est pas vrai.

Que faire ? Cela nous conduit à la question des instruments budgétaires.

Nous partageons tous le constat qu’il y a des éléments assez profondément insatisfaisants dans la manière dont a fonctionné la zone euro. Elle devait créer de la prospérité sur une base micro-économique et avec une bonne gestion des tensions macro-économiques. Cette prospérité n’a pas été au rendez-vous. Nous avons laissé se créer des déséquilibres très importants avant la crise et nous avons mal géré les désordres qui ont suivi. Nous avons subi une double récession, d’abord en 2008 puis en 2011, et la reprise s’est finalement manifestée dans les années 2014-2015, nettement plus tard qu’ailleurs, avec des déséquilibres internes importants. Nous ne pouvons pas en être satisfaits.

Face à cette situation il y a des réponses systémiques, qui ont été dites. Les réponses de politique monétaire ont été fortes et utiles. Les réponses de politique budgétaire ont été assez désordonnées. Nous avons fait collectivement des erreurs importantes de politique budgétaire en croyant que le temps était venu de la consolidation budgétaire en 2011-2012-2013 alors qu’elle était prématurée compte tenu de l’état de notre système financier. Il y a des erreurs dont il faut apprendre et qu’il faut corriger.

Sur la question spécifique du budget de la zone euro, j’accorde à Patrick Artus que dans un monde où la zone euro fonctionnerait très bien, on aurait probablement assez peu besoin d’un budget de l’ensemble de la zone euro. Cela supposerait d’abord une stabilisation privée qui vienne de l’intégration financière, qui vienne du fait que les agents privés n’ont aucune difficulté à accéder au crédit lorsqu’ils en ont besoin, que leurs portefeuilles sont diversifiés et que les États eux-mêmes, lorsqu’il faut mener des politiques de stabilisation, n’ont pas de difficulté à le faire et peuvent emprunter sans trop de crainte. Aujourd’hui ces conditions ne sont réunies ni du point de vue de la diversification des portefeuilles, ni du point de vue de l’accès au crédit en situation de besoin de liquidités, ni du point de vue de la capacité de s’endetter des États qui est assez inégale. Lors de la prochaine récession (qui viendra, bien sûr), la crainte de voir se répéter les conditions de tensions très fortes que nous avons connues au moment de la crise de la zone euro pourrait entraîner un excès de prudence qui, en période de récession, accentuerait la récession. C’est pourquoi il faut réfléchir à un outil de stabilisation. En tant qu’outil de stabilisation, le budget de la zone euro pouvait, me semble-t-il, présenter de l’utilité par rapport à des chocs atteignant certains États pris individuellement, voire – mais c’est plus exigeant et ce n’était pas dans les propositions qui ont été formulées – offrir une capacité d’endettement commune pour mener une politique budgétaire commune face à des difficultés.

Nous sommes passés d’une période (celle de la création de l’euro) où l’on pensait que la politique budgétaire ne servait pas à grand-chose et que la politique monétaire pouvait tout faire à une situation dans laquelle on réévalue le rôle de la politique budgétaire, y compris aux États-Unis. Or nous avons construit le système de la zone euro avec une vision très restrictive de ce que peut faire la politique budgétaire, parce que nous l’avons construit essentiellement sur la base de l’expérience des années 1980, avec des modèles d’externalités fondés sur une épargne insuffisante. On pensait donc qu’un pays qui faisait du déficit tirait sur l’épargne commune, faisant monter les taux d’intérêt. Aujourd’hui l’épargne est surabondante dans le monde, les taux d’intérêt sont extrêmement bas partout. Notre problème n’est donc sûrement pas l’insuffisance collective de l’épargne mais le risque que les politiques monétaires ne touchent rapidement leurs limites. Il faut donc avoir une capacité d’action par la politique budgétaire.

Pour toutes ces raisons, je pense qu’il est utile de continuer à mettre en avant l’objectif de doter la zone euro d’instruments budgétaires.

Jean-Pierre Chevènement

Merci, M. Pisani-Ferry.

Je vous rends un point : la Banque centrale européenne ne s’est pas comportée comme la Bundesbank, mais avec M. Draghi, et parce qu’il s’agissait de sauver l’euro. Mais pour le reste… On nous avait dit que l’euro allait devenir une monnaie internationale de réserve. Or les Allemands ne sont pas du tout prêts à pourvoir les marchés en liquidités. Ils ne veulent pas s’adosser à un marché de bons du Trésor analogue aux bons du Trésor américains. Ils ne veulent pas des eurobonds (euro-obligations). Par conséquent cette perspective qui avait été esquissée au moment où on a approuvé le traité de Maastricht s’est révélée un leurre. En réalité l’euro n’est pas une monnaie internationale de réserve, en tout cas pas de nature à rivaliser avec le dollar.

Jean Pisani-Ferry

En effet, aujourd’hui les conditions ne sont pas réunies.

Pour qu’une monnaie accède au statut de monnaie de réserve internationale, à part la confiance dans l’entité, dans les politiques suivies, dans le système juridique etc., il faut deux conditions qui ne sont pas présentes :

Il faut un actif de référence. Certains disent que ce pourrait être le Bund allemand, ce qui est quantitativement grotesque. Si on regarde la taille du marché allemand par rapport à la zone euro et la taille du marché américain par rapport au marché des obligations du Trésor américain, par rapport au PIB américain, on a une disproportion totale, un facteur qui est de l’ordre de 1 à 10. Il est donc totalement déraisonnable de penser que le Bund allemand pourrait servir d’actif de réserve pour le reste du monde, sauf si l’Allemagne voulait alimenter massivement le marché en obligations d’État, c’est-à-dire changer profondément sa politique budgétaire. Il faut donc bien se poser la question de savoir si on peut constituer un actif de référence à partir des actifs des différents pays participants. Ce ne peut pas être un eurobond au sens d’un actif bénéficiant d’une garantie mutuelle des États participants. Cela reviendrait à échanger des cartes de crédit, ce n’est pas possible. En revanche un certain nombre de réflexions sont conduites sur les autres manières possibles de constituer un actif commun de référence. Donc je ne l’exclurai pas a priori.

Il faut ensuite, comme je l’ai évoqué, que la banque centrale soit disposée, en situation de stress, à fournir de la liquidité à telle ou telle banque centrale partenaire… Supposons que demain la Banque centrale du Brésil (un pays assez intégré économiquement avec l’Europe) décide de faire travailler ses banques en euro. Le jour où ces banques ne peuvent plus se fournir directement sur le marché monétaire de la zone euro et ont besoin d’accéder à la liquidité, n’ayant pas assez de collatéral en euro, il faut qu’elles puissent aller à leur banque centrale pour obtenir de la liquidité en euro contre du collatéral dans la monnaie brésilienne afin de faire face à leurs échéances. C’est exactement ce qui s’est passé dans un certain nombre de pays au moment de la crise, d’où les lignes de swap de la Réserve fédérale à l’égard de certaines banques partenaires. Il faut que nous soyons capables de faire cela, ce qui revient à prendre un risque budgétaire car il y a toujours le risque que le remboursement n’intervienne pas. Or prendre un risque budgétaire n’est pas dans le mandat de la BCE. Il faut donc trouver un arrangement qui permette de couvrir la BCE contre ce risque budgétaire. C’est une innovation par rapport à la manière dont on a conçu la zone euro mais ce n’est pas du tout impossible.

Si on remplit ces deux conditions, on peut renverser les choses par rapport à l’évolution qui a été décrite dans laquelle le rôle international de l’euro s’est affaibli. Tout cela veut dire que nous devons sortir de la philosophie qui a été la nôtre depuis vingt ans – et peut-être à juste titre pour les vingt premières années – qui était : on ne décourage pas. Maintenant on a changé de monde. Il faut peut-être se poser la question de savoir si on encourage.

Jean-Pierre Chevènement

Nous allons poursuivre le débat avec Jacques Sapir

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