Intervention de Jean-Michel Naulot, membre du collège de l’Autorité des Marchés financiers de 2003 à 2013, auteur de Eviter l’effondrement (Seuil ; 2017), membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, lors du colloque « L’euro vingt ans après, bilan et perspectives » du lundi 6 mai 2019.
Je rappellerai brièvement le parcours de l’euro depuis les premières réflexions sur la monnaie unique.
La monnaie unique a deux origines : La première s’ancre dans une théorie économique, la théorie monétariste.
Il est difficile de ne pas évoquer le nom de Robert Mundell, économiste monétariste canadien, très libéral (il le montrera dans les années 1980), qui a été considéré comme le père de l’euro, à la fois parce qu’il a été très proche de la Commission européenne, dont il a même été conseiller pendant des années, et ensuite parce qu’il a reçu le Prix Nobel en 1999 au moment même où la monnaie unique a pris naissance.
Son analyse s’appuyait sur deux piliers :
Le premier était la nécessité affirmée de la flexibilité des facteurs de production, flexibilité des salaires, mobilité de la main d’œuvre et liberté complète de circulation des capitaux.
Le deuxième pilier était l’indépendance absolue de la Banque centrale. Mundell avait le sentiment que cette Banque centrale, du fait même de sa constitution fédérale, pouvait contribuer à faire basculer très vite l’ensemble du système politique vers le fédéralisme.
Avec le recul des années, on peut dire que Robert Mundell a certainement surestimé la flexibilité des facteurs de production, des salaires, de la mobilité de la main d’œuvre, ne serait-ce que pour des questions de langue, de culture. Il a sous-estimé ce qu’on appelle les chocs asymétriques. La flexibilité des salaires devait remédier, dans sa théorie, aux chocs asymétriques. Or les chocs asymétriques, avec des pays aussi différents, sont très nombreux. Et il a surestimé le rôle que pouvait jouer la Banque centrale dans l’aspect institutionnel et politique.
La deuxième origine de la monnaie unique doit être cherchée du côté de la politique.
Au cours de l’été 1969, Georges Pompidou dévalue le franc. Cette dévaluation fait suite aux événements de 1968. Le salaire minimum, dans l’industrie et dans l’agriculture, avait en effet été augmenté de 35 %, ce qui avait contribué à déstabiliser l’économie, alors que les années 1960, en France comme en Allemagne et en Italie, avaient été marquées par une très grande stabilité sur le plan monétaire. Georges Pompidou craignait le retour à l’instabilité monétaire. Dans les travaux de la Conférence de La Haye (sommet de 1969 provoqué à la demande du Président Pompidou) et le rapport Werner qui suivra (8 octobre 1970), il n’est absolument pas question d’un fédéralisme politique ou financier. On n’y voit que la préoccupation de maintenir la stabilité des monnaies, de faciliter les échanges commerciaux et l’idée qu’on pourrait accroître le rôle de l’Europe sur la scène internationale. Mais, à aucun moment, on n’envisage de basculer vers le fédéralisme politique.
Vont suivre une trentaine d’années pendant lesquelles on va essayer de stabiliser les monnaies avec le serpent monétaire puis le Système Monétaire Européen (SME) qui impose, en principe, de ne pas s’éloigner de 2,25 % du cours pivot. Mais pendant qu’en Europe on se préoccupe de stabiliser les monnaies, on adopte sur le plan international le système de flexibilité des changes, avec la décision de Richard Nixon de couper le lien entre le dollar et l’or, le 15 août 1971, et la Conférence de la Jamaïque en 1976.
Donc l’Europe s’attache à stabiliser les monnaies. Mais le bilan de cette expérience est assez controversé. Certains considèrent que c’est un demi-succès. Je serais plutôt de ceux qui considèrent que c’est un demi-échec, si ce n’est un échec. En effet, on observe – et on le mesure mieux avec le recul des années – qu’à chaque fois les modifications de parité se font dans des circonstances dramatiques. Quand apparaissent les premières turbulences, les gouvernements et les gouverneurs de banques centrales interviennent pour essayer de calmer cette tension. Les remaniements monétaires ont donc lieu dans des circonstances souvent assez dramatiques sur le plan financier, avec des hausses de taux d’intérêts qui viennent abîmer la croissance. Cela se termine très mal : en 1992 le système implose. Le Royaume-Uni et l’Italie sortent et on élargit les marges de fluctuation à 15 % (soit au total 30 %), ceci à quelques années de la monnaie unique.
Dans le même temps, sur le plan politique, les années 1983-1992 marquent un tournant majeur.
1983, c’est le tournant de la rigueur en France. 1986, c’est l’Acte unique avec la promesse de la liberté complète de circulation des capitaux. 1988, c’est le comité Delors, constitué de trois experts économiques et des gouverneurs de banques centrales, sous la présidence de Jacques Delors dont on connaît la fibre fédérale et qui avait eu l’habileté de mettre Karl Otto Pöhl dans son groupe de réflexion car la Bundesbank était très réticente sur la monnaie unique.
Ensuite, les choses s’accélèrent. C’est d’abord la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989. Quinze jours après, la décision de réunification de l’Allemagne est prise par le chancelier Kohl sans consultation de ses partenaires. Arrive le fameux sommet européen de Strasbourg, le 9 décembre 1989 au cours duquel il est décidé de convoquer la Conférence inter-gouvernementale (CIG) pour la future monnaie unique. On dira à cette occasion que la France considère qu’elle aura de bonnes chances d’arrimer l’Allemagne à l’Europe de l’Ouest, si ce n’est à elle-même…
Du Comité Delors sont sortis quatre éléments encore très présents aujourd’hui :
– l’indépendance de la Banque centrale, avec l’interdiction stricte de financer les États.
– des règles budgétaires contraignantes.
– la flexibilité des salaires, la mobilité de la main d’œuvre, donc les règles de l’ordolibéralisme allemand. La monnaie allait se faire mais aux conditions de l’Allemagne.
– quatrième élément : le rapport des banquiers centraux recommandait très explicitement de ne pas fixer de date butoir. Malheureusement, au sommet de Maastricht, en 1991, le Président Mitterrand arrivera à convaincre ses partenaires qu’il faut une date butoir et cette date sera janvier 1999.
Une phrase du rapport Delors me paraît être encore d’une grande actualité : « Une union monétaire qui ne s’accompagnerait pas d’une convergence suffisante des politiques économiques aurait peu de chances de s’inscrire dans la durée et pourrait nuire à la communauté ».
Nous entrons ensuite dans les vingt années d’existence de la monnaie unique.
Je découperai cette période en deux sous-périodes séparées par le printemps 2010 qui marque un tournant.
Je mentionne au passage – c’est mon témoignage de banquier qui travaillait à l’époque avec les sociétés du CAC 40 – que pendant trois années, de 1999 à 2002, nous avons vécu avec deux monnaies dans chacun des États de la zone euro : une monnaie pour les transactions financières, les transactions des grandes entreprises, des banques, des institutions financières, avec l’euro, et une monnaie pour les opérations domestiques, avec le franc. Je n’ai pas souvenir qu’un seul instant ceci ait posé problème dans le monde bancaire. Mais peut-être la Banque de France et la Banque centrale européenne veillaient-elles à ce que tout se passe très bien…
Dans cette période qui va jusqu’au printemps 2010, je relèverai trois éléments qui me paraissent très importants :
– appliquant la flexibilité des salaires, l’Allemagne décide en 2003-2004 une dévaluation interne avec les réformes Hartz-Schröder, qui seront suivies des années plus tard par un autre type de dévaluations internes, « imposées » cette fois, comme en Grèce ou en Espagne.
– le deuxième élément, très important, est la fin de la fragmentation des marchés financiers. À partir du moment où il n’y a plus qu’un seul taux d’intérêt de refinancement fixé par la Banque centrale européenne, les investisseurs et même les autorités monétaires – qui s’en félicitent d’ailleurs – considèrent qu’il n’y a plus qu’un marché de la dette publique. Et on a vite fait de considérer qu’une dette publique allemande, italienne, grecque… c’est à peu près la même chose. Le réveil sera brutal en 2009-2010 !
– troisième élément, dès lors qu’il n’y a plus qu’un seul taux, celui-ci ne convient pas forcément à tous les pays de la zone euro. Aujourd’hui encore Mario Draghi répète que sa préoccupation dans la fixation des taux n’est pas tel ou tel pays mais la zone euro. Si, dans les années 2000, le taux d’intérêt bas a bien convenu à la réunification de l’Allemagne, il convenait beaucoup moins bien à l’Espagne qui a vu se développer une énorme bulle financière.
On arrive au printemps 2010, très exactement aux week-ends du 2 et du 9 mai 2010 qui marquent un tournant. Les financiers ont en mémoire ce qui s’est passé pendant ces quelques jours. Alors que tout l’hiver Mme Merkel s’était formellement opposée à toute aide à la Grèce, le 2 mai on décide d’une aide de 110 milliards. Les marchés, au lieu de se calmer, se déchaînent. Arrive le week-end des 8 et 9 mai où, à Bruxelles, les dirigeants européens travaillent sur un pare-feu. Le samedi après-midi on évoque 70 milliards. Mais, le lundi matin à l’aube on annonce que 750 milliards sont mis sur la table, dont le tiers par le FMI ! Ce montant comporte des garanties, de la trésorerie etc. mais le fait que le FMI s’engage pour le tiers n’est pas du meilleur effet pour la zone euro !
Que s’est-il passé ? On a craint un effet de dominos parce que, du fait de la fin de la fragmentation des marchés financiers, les banques françaises, allemandes et beaucoup d’autres avaient acheté de la dette de pays de la zone euro qui n’était pas de la dette domestique. Il fallait vraiment tout faire pour sauver l’euro car le système bancaire européen menaçait d’imploser. On risquait d’assister à des faillites de banques, à l’effondrement du système financier européen.
Je vais résumer la période qui suit en six points qui me paraissent les plus notables :
– d’abord le rôle décisif de la BCE pendant cette période.
La BCE va commencer par acheter un peu de dettes des pays périphériques, sous la mandature de Jean-Claude Trichet puis avec Mario Draghi. Celui-ci aura un discours extrêmement offensif, se disant prêt à tout pour sauver l’euro, « whatever it takes », quels que soient les traités, a-t-on envie d’ajouter. Une politique de prêts sur des durées longues, à taux zéro, permet aux banques d’avoir de la liquidité mais également, ce que l’on dit moins, de pouvoir l’utiliser pour acheter de la dette de leur propre pays. Les banques n’achètent plus de la dette d’autres pays mais de la dette de leur propre pays, ce qui permet de faire baisser les taux en Italie et en Espagne. Cela explique les montants de dettes importants détenus aujourd’hui par les banques commerciales de ces pays.
Dans un deuxième temps, en 2015, la Banque centrale européenne et les banques centrales nationales achètent elles-mêmes de la dette avec une politique absolument inédite de quantitative easing. Patrick Artus compare souvent la situation en zone euro à celle du Japon. Effectivement, on observe une courbe des taux complètement plate autour de zéro % dans un pays comme l’Allemagne par exemple. Tout le monde s’en satisfait.
– les règles budgétaires ont par ailleurs été très fortement renforcées pendant la période 2010-2013. Ces règles permettent une intrusion forte des autorités de Bruxelles dans la politique budgétaire des États, comme le soulignent d’ailleurs de temps en temps les experts de Bercy. Puis le traité budgétaire européen [1] consacre la fameuse règle allemande qui figurait dans la loi fondamentale de 1949 sur l’équilibre budgétaire.
– le troisième élément, qui me paraît très important, n’est jamais signalé. C’est l’existence de clauses d’action collective dans les contrats obligataires. En 2010, à la demande de Mme Merkel, des clauses ont été prévues dans les émissions obligataires de la zone euro qui disposent qu’en cas de risque de faillite d’un pays, on peut réunir les porteurs d’obligations en assemblée générale et décider d’une restructuration de la dette. L’idée est que les épargnants du pays qui a péché doivent payer. Mais comme aujourd’hui, dans tous les pays de la zone euro, la moitié de la dette publique est détenue par les banques commerciales et les banques centrales qui refinancent les banques commerciales, on voit bien par qui serait prise la décision de restructuration de la dette.
– il faut bien entendu signaler la crise des pays périphériques que nous avons vécue, notamment celle de la Grèce qui s’est en principe terminée à l’aube le 13 juillet 2015 dans des conditions dramatiques et qui en réalité n’est pas terminée. En effet, la dette publique grecque est aujourd’hui à 182 % du PIB. On n’a fait que rallonger la dette sur des périodes très longues. Cela évite de dire que les autres pays de la zone euro ont perdu de l’argent.
– autre élément important, les banques commerciales, extrêmement méfiantes, n’achètent toujours pas de dette publique (ou marginalement) d’autres pays de la zone euro. L’autre signe de cette méfiance est le fait que ces banques commerciales, à la différence de ce qui se passait jusqu’en 2010, passent par leur banque centrale pour leurs transactions avec des banques commerciales d’autres pays de la zone euro. En d’autres termes, lors d’une exportation de sidérurgie du Luxembourg vers l’Italie, la transaction passera par la Banque centrale du Luxembourg et par la Banque centrale italienne. Il en résulte des déséquilibres spectaculaires dans le système des paiements européens (Target2). Cela concerne des montants considérables.
Aujourd’hui la Bundesbank a une créance vis-à-vis des pays périphériques de l’ordre de 900 milliards alors que jusqu’en 2008-2010, les soldes quotidiens étaient techniques, de l’ordre de quelques milliards le soir. Une phrase de Jean Pisani-Ferry, dans Le Monde, en 2012, me paraît garder toute son actualité : « L’écheveau d’interdépendances financières au sein de la zone euro se défait à grande vitesse. La menace est proprement existentielle. Quel sens y aurait-il à conserver une monnaie commune dans un contexte de désintégration financière ? ». Il me semble que Patrick Artus ne dit pas des choses très différentes.
– le dernier point, probablement le plus important pour l’avenir, concerne les divergences croissantes que l’on observe au sein de la zone euro et qui sont tout à fait spectaculaires quels que soient les indices que l’on retient, le PIB, le revenu par habitant, la production industrielle, les excédents budgétaires extérieurs etc. Les déséquilibres se creusent. Je n’en citerai qu’un : l’Allemagne, qui a des excédents extrêmement importants depuis des années, rembourse sa dette de manière accélérée. Les derniers chiffres d’Eurostat mentionnent que la dette publique allemande représente 61 % du PIB. En France on est à 99 %. Au début des années 2000 nous étions à égalité, autour de 60 %. Cela a des conséquences sociales très importantes et cela donne à l’Allemagne une position dominante au sein de la zone euro. Il est évident qu’on est plus à l’aise avec 60 % qu’avec 100 % de dette.
En conclusion je mentionnerai trois constats :
– l’euro est aujourd’hui une monnaie très incomplète. Il n’y a pas d’État européen, il n’y a même pas l’amorce d’un gouvernement européen et il n’y a pas de budget européen. Le montant évoqué pour le budget, qui sera discuté après les élections européennes, est de quelques dizaines de milliards, peut-être même 10 ou 20 milliards. J’ai relevé qu’il ne s’agissait pas d’un budget européen mais du budget de l’Union européenne, ce qui en dit long.
– le dialogue franco-allemand est difficile. Mme Kramp-Karrenbauer, qui a succédé à Mme Merkel à la tête de la CDU et qui la remplacera peut-être un jour, a écrit récemment : « Le centralisme européen, l’étatisme européen, la communautarisation des dettes, l’européisation des systèmes de protection sociale et du salaire minimum seraient la mauvaise voie. Le fonctionnement des institutions européennes ne peut revendiquer aucune supériorité morale par rapport avec la coopération avec les gouvernements nationaux. Refonder l’Europe ne se fera pas sans les États-nations. Ce sont eux qui fondent la légitimité démocratique et l’identification dans les peuples ». Nous pouvons partager ce point de vue mais la question est de savoir s’il est vraiment compatible avec la monnaie unique compte tenu du retard qui a déjà été pris.
– troisième constat, le rôle de l’euro sur le plan international est généralement considéré comme un peu décevant. La part de l’euro dans les réserves mondiales est passée de 26 % à 20 % en vingt ans. Des analyses très intéressantes de Patrick Artus sur la manière dont se constituent les réserves mondiales montrent que la marge d’action est assez limitée. La part de l’euro dans les transactions internationales, dans les opérations de change, est passée de 19 % à 15 % (c’est la place qu’occupait le Deutsche Mark à la fin des années 1990).
Tout cela nous renvoie aux questions qui étaient posées en termes d’avertissement dans le rapport Delors. La monnaie unique est-elle durable dans ces conditions ? N’allons-nous pas vers de nouvelles crises ?
Et, surtout, les inégalités qui ont tendance à se creuser ne finiront-elles pas par nuire au « vivre ensemble » au sein de la zone euro ? à moins que ce ne soit déjà commencé.
Je vous remercie.
Jean-Pierre Chevènement
Merci Jean-Michel Naulot.
Après cet exposé remarquablement clair et détaillé, je poserai néanmoins une question concernant le passage à la monnaie unique, qui aurait pu être monnaie commune. Évoquant le comité Delors en 1988-1989, composé des gouverneurs des banques centrales, vous parlez d’une réticence de l’Allemagne vis-à-vis de la monnaie unique. Mais je crois savoir que c’est sous la pression de l’Allemagne que l’hypothèse de la monnaie commune a été écartée. Je me souviens que Pierre Bérégovoy était assez réservé vis-à-vis de l’idée de monnaie unique et prônait la monnaie commune. Je me demande même si les Britanniques n’avaient pas émis à un moment l’idée qu’une monnaie commune serait peut-être plus réaliste que la monnaie unique qui a paru plus simple, « plus élégante », ai-je lu. Mais en définitive c’est elle qui l’a emporté. À la faveur de quelles discussions entre Jacques Delors, Helmut Kohl, François Mitterrand ? Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que Pierre Bérégovoy s’est vu imposer la solution et que, à partir du moment où il a été « arbitré », il n’a plus contesté l’arbitrage qui venait du Président et du Chancelier. Comment se fait-il qu’on ait choisi la monnaie unique qui était peut-être plus « élégante » mais infiniment plus difficile parce qu’elle suppose un manque de flexibilité, par conséquent une véritable unité politique qui, nous le savons, ne s’est pas encore produite ? Comment ce glissement s’est-il opéré en 1988-1989 ?
Jean-Michel Naulot
Le Gouverneur aura peut-être l’occasion de préciser les souvenirs. Je crois qu’à l’époque les gouverneurs de banques centrales ont réfléchi à l’idée d’une monnaie commune. Cela rejoignait l’idée qu’il ne fallait surtout pas de date butoir, qu’il fallait une période de transition. Éric Roussel, dans son livre sur François Mitterrand [2], raconte beaucoup de choses intéressantes à ces sujets. Au sommet de Maastricht en 1991, Karl Otto Pöhl était absolument furieux de la position prise par le Chancelier Kohl d’accepter une date butoir. Il me semble que les gouverneurs de banques centrales avaient réfléchi à l’époque à de telles solutions. C’est le passé…
Jean-Pierre Chevènement
C’est une décision capitale car la monnaie commune aurait laissé subsister une certaine plasticité. C’est sous la pression de l’unification allemande et pour obtenir le blanc-seing européen que les Allemands avaient accepté une date butoir fixée à au plus tard 1999.
Jean Pisani-Ferry
J’ai le souvenir des propositions britanniques en faveur de la monnaie commune. C’était à l’époque un contre-feu au projet de monnaie unique. À quels problèmes la monnaie commune était-elle une solution ? Cela n’a jamais été vraiment défini si ce n’est le fait que les Britanniques ne voulaient pas participer à une union monétaire.
La position française a toujours été de vouloir siéger au Conseil de la Bundesbank et de ne pas rester sous la domination monétaire de l’Allemagne. Nous étions en régime de change fixe, l’autonomie de la Banque de France se comptait à l’époque en nanosecondes. Lorsqu’à la Bundesbank il était décidé de changer le taux d’intérêt, la Banque de France suivait dans l’espace d’un instant.
Ce qui a conduit à la monnaie unique, c’est l’attachement aux changes fixes, qui ne faisait pas débat mais est parfaitement discutable. Aurions-nous mieux fait d’aller vers un régime de change flottant ? C’était un vrai choix. Mais à partir du moment où nous étions dans un régime de change fixe, la question était : voulez-vous ou non participer à la décision ? Participer à la décision supposait une institution commune dans laquelle nous pesions autant que les autres grands pays. Dans ce débat historique il est important de rappeler qu’il s’agissait d’un projet français. Vous l’avez dit : il avait été arraché à Karl Otto Pöhl et à tout un courant allemand très critique de l’unification monétaire. En Italie il y avait aussi des courants très critiques. À l’époque j’étais à Bruxelles et je me souviens que le seul débat français portait sur la date butoir : parviendrons-nous à arracher la date butoir, à créer l’irréversibilité ? Nous voulions avoir l’assurance qu’à une certaine date nous aurions voix au chapitre.
Jean-Pierre Chevènement
Il me paraît très important de marquer que le choix de la monnaie unique résulte d’une volonté française. Car la monnaie commune était d’une certaine manière un système qui laissait subsister la flexibilité entre les monnaies nationales. Mais elle ne répondait pas à la question que Jean Pisani-Ferry a posée.
Nous allons maintenant écouter Patrick Artus qui va dresser un bilan de l’euro et en dessiner les perspectives.
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[1] Le texte du traité, signé le 2 mars 2012 par les chefs d’État et de gouvernement, est entré en vigueur le 1er janvier 2013.
[2] François Mitterrand. De l’intime au politique, Éric Roussel, éd. Robert Laffont, 2015.
Le cahier imprimé du colloque « L’euro vingt ans après, bilan et perspectives » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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