Situation politique : la « gouvernabilité » de l’Allemagne en question
Intervention de Thomas Wieder, journaliste au Monde, correspondant en Allemagne, au colloque « Ordolibéralisme, mercantilisme allemand et fractures européennes » du 19 novembre 2018.
Ce grand sentiment d’incertitude, donc d’inquiétude, est à la fois lié à des raisons objectives, notamment dans le domaine politique, mais aussi aux questions de psychologie collective, d’imaginaire national qui viennent d’être évoquées. Je pense qu’elles jouent un rôle dans le fétichisme de la stabilité, de l’ordre et de la prévisibilité qui caractérise les Allemands.
Je commencerai par citer Alfred Grosser qui, dans L’Allemagne en l’Occident [1], paru en 1985, écrivait : « L’État anormal qu’est la République fédérale a connu une histoire fort normale, du moins dans sa vie institutionnelle, surtout pas comparaison avec la France. Née en 1958, la Vème République ne sait toujours pas aujourd’hui, dans la perspective des élections législatives de 1986, comment surmonter un éventuel antagonisme entre deux majorités également légitimes, la présidentielle et la parlementaire. La démocratie de Bonn, à l’inverse, elle, a mené une vie institutionnelle à l’abri d’interrogations majeures. Les présidents de la République, à vrai dire sans pouvoir significatif, sont élus ou réélus comme prévu tous les cinq ans et au cours de ses trente-cinq premières années d’existence la République fédérale n’a été gouvernée que par six chanceliers successifs. » Ce livre, devenu un classique, a été maintes fois réédité.
Jusqu’en 2017, jusqu’aux élections législatives de l’an dernier, ce diagnostic était relativement juste et c’est Angela Merkel qui a incarné cette grande stabilité institutionnelle, politique et presque aussi de tempérament. Quand elle a été élue présidente de la CDU, en avril 2000, le grand parti frère de la CDU, en France, s’appelait encore le RPR. Depuis il a changé deux fois de nom (UMP, Les Républicains). Mme Merkel est pour trois semaines encore présidente de la CDU. Depuis sa prise de fonction à la tête du parti, le grand parti de la droite française a changé six fois de président. Et depuis qu’elle est chancelière, en 2005, elle a vu se succéder à l’Élysée Jacques Chirac (à la fin de son deuxième mandat), Nicolas Sarkozy, François Hollande et, aujourd’hui, Emmanuel Macron. Mme Merkel l’a d’ailleurs relevé avec humour : dès le lendemain de sa dernière réélection par le Bundestag, elle s’est rendue à l’Élysée. Elle en a profité pour publier sur son compte Instagram une story dans laquelle elle se montrait en train de rendre visite aux présidents français successifs. Une façon de dire : « Vous passez, moi je reste… ». La visite d’Emmanuel Macron à Berlin, le 15 mai 2017, pour rencontrer Angela Merkel, avait suscité, côté allemand, une énorme attente, beaucoup de bienveillance mais aussi une certaine ironie qui venait de l’expérience : Faites vos preuves, nous avons vu passer d’autres présidents français qui promettaient eux aussi des réformes, une relance du couple franco-allemand… Mme Merkel, accueillant ce président fringant et souriant, avait même conclu son propos liminaire par une citation de Hermann Hesse : « Au début de toute chose il y a un charme. », avant d’ajouter : « Mais le charme ne dure que si les résultats sont là. »
L’Allemagne vit la fin d’une époque politique et ce sentiment est très fortement partagé. Je me souviens très bien de la soirée électorale du 24 septembre 2017. Je me trouvais au siège de la CDU, près du Tiergarten à Berlin. Soirée un peu sinistre parce que, même si les derniers sondages n’étaient pas très bons, les responsables du parti ne s’attendaient pas à recueillir seulement 33 % des suffrages, le score le plus bas de la droite conservatrice allemande depuis 1949. « C’est la fin de la République fédérale telle que nous l’avons connue », m’avait confié l’un d’entre eux. J’ai retrouvé cette expression le lendemain dans la Süddeutsche Zeitung et dans le Spiegel. Il n’y avait pas de changement institutionnel mais l’entrée massive, due au mode de scrutin, de l’extrême-droite (92 députés sur 730), pour la première fois depuis 1949, donnait l’impression que quelque chose se déréglait, qu’une époque était révolue. S’ajoutait à cela le choc plus ou moins digéré de la crise des réfugiés et le sentiment que, même si elle bénéficiait d’un score pouvant lui permettre d’être réélue, on touchait au « crépuscule d’Angela Merkel » (Merkeldämmerung), une expression qui revenait régulièrement dans la presse allemande depuis déjà plusieurs années.
Tout cela s’est accentué depuis qu’elle a annoncé son départ de la présidence de la CDU, avec une incertitude qui aujourd’hui fait vraiment partie du quotidien. Jusqu’au mois dernier, tout le monde pensait que, comme elle l’avait dit, elle resterait chancelière jusqu’à la fin et passerait le relais à la tête du parti quelques mois avant les élections de 2021 pour que son successeur ait les rênes du parti. Elle avait en tête le contre-exemple de Gerhard Schröder qui avait abandonné la présidence du SPD en 2004 et qui, l’année suivante, avait dû quitter le pouvoir et la chancellerie. Elle avait toujours considéré que cela avait été une erreur de la part de Gerhard Schröder et que, dans ce système parlementaire où les partis comptent tellement, il faut conserver le pouvoir sur le parti pour asseoir son pouvoir sur le gouvernement. Je ne reviens pas sur la défaite électorale dans la Hesse, le 28 octobre, qui l’a contrainte à annoncer sa retraite anticipée de la CDU à partir du mois de décembre, mais tout en comptant aller jusqu’au bout de la législature comme chancelière. Là, quelque chose a changé très nettement dans le climat qui règne à Berlin et il est très rare aujourd’hui de rencontrer quelqu’un qui pense qu’elle pourra tenir jusqu’à la fin de la législature. Cela crée une grande incertitude (on sait qu’en politique ce genre de petite musique peut avoir un caractère performatif). Depuis deux ou trois semaines l’ancien chancelier Schröder a pronostiqué le départ d’Angela Merkel au début de l’été 2019 au plus tard ; un autre ancien président du SPD, l’ex- ministre de l’Economie puis des Affaires étrangères Sigmar Gabriel a déclaré que Merkel n’irait certainement pas au-delà des élections européennes de mai 2019 ; et le vice-président du FDP, le parti libéral, a dit avant-hier dans une interview qu’il la voyait partir au début du printemps 2019…
Tout cela crée une atmosphère dans laquelle on ne voit pas très bien où l’on va, avec une incertitude sur la date de son départ du gouvernement et une incertitude sur les conditions dans lesquelles se fera ce départ.
Jusqu’à présent, en République fédérale, les ruptures de majorité ou les départs prématurés de chanceliers se sont faits de deux façons.
Premier cas de figure : le départ du « partenaire junior » de la coalition. C’est ce qui s’est passé en 1966, quand les libéraux ont quitté la coalition des conservateurs et qu’il y a eu la première grande coalition de l’histoire, avec le chancelier Kiesinger. C’est ce qui, en 1982, a permis à Kohl d’arriver au pouvoir avec un changement d’alliance du FDP qui a rejoint les conservateurs.
Deuxième cas de figure : quand un chancelier pose la question de confiance au Bundestag et qu’il n’obtient pas la confiance. Dans ce cas, si le président de la République n’arrive pas à reformer une majorité dans un délai de quelques semaines, il peut dissoudre le Bundestag et provoquer des élections anticipées.
Donc, dans ce cadre institutionnel, deux circonstances pourraient provoquer le départ de Mme Merkel :
Les sociaux-démocrates pourraient décider de quitter cette coalition. Cette hypothèse monte depuis trois ou quatre semaines.
Mme Merkel pourrait, à cause d’une majorité véritablement étiolée à l’intérieur de son propre camp, avec une CDU qui ne la soutiendrait plus que comme la corde soutient le pendu, demander la confiance, et, si elle ne l’obtient pas, tomber. Il faut savoir qu’elle ne bénéficie au Bundestag que d’une majorité très faible (9 voix) et que déjà, le 14 mars, lors de son élection, elle n’avait pas fait le plein de ses voix (une trentaine ou une quarantaine de députés SPD-CDU-CSU n’ont pas voté pour elle).
Une troisième incertitude concerne évidemment l’identité de celui ou celle qui lui succédera le 7 décembre au congrès de Hambourg.
Deux candidats se détachent :
Annegret Kramp-Karrenbauer est vue, bien qu’elle s’en défende, comme la dauphine d’Angela Merkel, même si elle prend ses distances avec elle, et Friedrich Merz, l’ancien patron du groupe de 2000 à 2002, qui, reconverti dans le monde des affaires, a quitté le Bundestag en 2009 et affiche des positions beaucoup plus néolibérales et conservatrices que celles de Mme Kramp-Karrenbauer. Certes il y a des considérations tactiques. En période de campagne interne chacun essaie de gommer ou de pallier ses handicaps. C’est donc sans doute ce qui explique qu’Annegret Kramp-Karrenbauer essaie de prendre un peu ses distances avec la France. Elle vient de la Sarre, elle a beaucoup travaillé – et assez bien d’ailleurs – avec la Lorraine et avec la France et elle veut sans doute montrer une forme d’autonomie.
Friedrich Merz est lui aussi dans une position assez curieuse. En tout cas les positions qu’il défend méritent d’être précisées. Le 21 octobre, il a publié dans le Handelsblatt, quotidien économique allemand, une tribune (co-signée avec le philosophe Jürgen Habermas, un ou deux dirigeants d’entreprises et une ancienne ministre social-démocrate) dans laquelle il affirmait qu’il est temps que l’Allemagne réponde fortement aux propositions d’Emmanuel Macron. Il est aussi très allant sur l’idée d’une armée européenne, sur l’idée d’un vrai budget de la zone euro et, reprenant la proposition évoquée par le ministre des Finances social-démocrate Olaf Scholz, sur une assurance chômage européenne, idée qui avait été torpillée par Angela Merkel. Le problème est que cette tribune a été publiée une semaine avant qu’Angela Merkel n’annonce son départ de la présidence de la CDU, à un moment où Friedrich Merz était bien loin d’imaginer qu’il serait candidat à la présidence du parti une semaine après. Depuis, il a un peu rétropédalé, notamment sur la zone euro, sur l’assurance chômage, etc. Mais on ne sait pas trop ce qu’il pense non plus là-dessus.
On est donc dans un climat d’incertitude quant à la durée de vie du gouvernement et quant à l’identité de la personne qui dirigera la CDU et qui sera probablement le ou la futur(e) chancelier(ère).
On est aussi dans une incertitude liée à un éclatement du paysage politique allemand – phénomène qui n’est pas récent mais qui s’est amplifié. Depuis les années 1980, régulièrement, on voit s’ajouter des groupes au Bundestag : les Verts, puis ce qui restait des anciens communistes après la réunification, une famille politique qui s’est retrouvée dans Die Linke avec des sociaux-démocrates en rupture de ban au début des années 2000, et maintenant l’AfD depuis 2017… Or les Allemands sont très attachés à ce qu’ils appellent le Volkspartei, un parti du peuple, un parti de masse, un grand parti populaire interclassiste qui pèse pour 30 % à 40 % de l’électorat et n’a donc besoin pour gouverner que d’un junior partner ou, comme dans le cas de la grande coalition, qui gouverne avec un autre Volkspartei. L’affaissement des Volksparteien (CDU, SPD), qui s’inscrit dans un phénomène général, européen, pose en Allemagne un redoutable défi compte tenu de la façon dont se forment les coalitions. Il faut aujourd’hui davantage de partis pour fonder une coalition et on a vu l’année dernière la difficulté de bâtir, en tout cas à l’échelle fédérale, cet alliage inédit entre Verts, libéraux et conservateurs, qualifié de coalition « jamaïcaine ». En 2019 trois élections régionales auront lieu dans l’Est de l’Allemagne, notamment dans la Saxe, le seul Land où l’AfD est arrivée légèrement devant la CDU aux élections de 2017 (27 % contre 26,9 %). L’élection aura lieu le 1er septembre 2019. Or aujourd’hui la CDU est donnée en Saxe à 29 %, le SPD à 11 %. Cela ne permettrait pas de reconduire l’actuelle coalition CDU-SPD. Les Verts n’existent quasiment pas à l’Est, notamment en Saxe, les libéraux non plus. Die Linke, le parti de gauche radicale, est à 18 % mais la CDU exclut totalement de gouverner avec Die Linke. Reste l’AfD qui est à 25 % dans les sondages. Le vrai problème, arithmétique et politique, sera de constituer une majorité. C’est loin d’être anodin compte tenu du fédéralisme allemand, donc du poids des Länder. La perspective qui se dessine dans la Saxe pourrait se retrouver dans le Brandebourg, où des élections auront lieu le même jour, et en Thuringe où les élections sont prévues fin octobre 2019.
À cette incertitude-là s’ajoutent, à l’Est du pays, des défis importants liés aux questions d’intégration et d’identité. Comme on l’a vu avec les récents événements de Chemnitz et de Köthen, dans des régions où l’extrême-droite et les groupes néo-nazis existent depuis fort longtemps, les violences ont pris ces dernières semaines et ces derniers mois une intensité inédite.
Si on met ce contexte d’incertitude politique en relation avec l’incertitude liée au contexte géopolitique, au fait que le grand allié depuis 1945-47 se comporte aujourd’hui en adversaire, si on met ces incertitudes en relation avec l’inquiétude sur l’avenir du modèle industriel allemand (le scandale du diesel a frappé les esprits compte tenu de ce que représente l’automobile dans l’économie et dans l’imaginaire du pays), si on y ajoute l’inquiétude démographique d’un pays vieillissant et confronté au défi que pose l’intégration des immigrés… cela fait beaucoup d’inquiétudes et d’incertitudes pour un pays si fortement attaché aux valeurs de stabilité et de prévisibilité.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Thomas Wieder, pour cet exposé qui ne calme pas nos inquiétudes mais qui dessine assez bien les incertitudes du paysage.
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[1] L’Allemagne en Occident, Alfred Grosser (éd. Fayard, 1985).
Le cahier imprimé du colloque « Ordolibéralisme, mercantilisme allemand et fractures européennes » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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