À propos de l’Allemagne, considérations psychologiques

Intervention de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, au colloque « Ordolibéralisme, mercantilisme allemand et fractures européennes » du 19 novembre 2018.

Merci, Coralie Delaume, de cet exposé très intéressant. Vous avez bien montré comment l’Allemagne, à travers le marché européen d’abord, l’euro ensuite, l’élargissement enfin, a acquis une position tout à fait centrale et dominante. Vous écrivez d’ailleurs dans votre livre que le centre géographique de l’Europe est maintenant une bourgade, un petit village bavarois. L’Allemagne est en effet au milieu de l’Europe.

Avant de donner la parole à Thomas Wieder, je hasarderai quelques considérations psychologiques.

On ne peut pas parler de l’Allemagne si on n’intègre pas le trauma de 1945 : la ruine de l’Allemagne, sa défaite mais aussi la découverte de l’horreur des camps d’extermination. Un trauma matériel, humain mais surtout moral.

Comment intégrer cet épisode dans l’histoire longue de l’Allemagne ?

Coralie Delaume, dans un passage de son livre qu’elle n’a pas cité, écrit qu’en réalité l’Europe fonctionne sur un modèle qui n’est ni vraiment fédéral, ni vraiment confédéral, un modèle non identifiable, un OPNI (objet politique non identifié), selon la formule de Jacques Delors.

Cela ne déconcerte pas les Allemands qui y voient même quelque chose de familier : Le Saint-Empire romain germanique était un regroupement assez hétéroclite de grands et de petits États, de villes dites « libres », un assemblage de princes-électeurs, une Diète, sorte de Parlement européen avant la lettre, qui ne décidait pas grand-chose. Le Saint-Empereur, une fois qu’il était adoubé par les grands électeurs, était la pièce maîtresse de cet ensemble. Tout cela s’est un peu perdu car l’Allemagne, à la fin du Moyen-Âge, a oublié de se constituer en État-nation, sur le modèle anglais ou français, parce qu’elle s’intéressait trop à l’Italie (sans doute aimait-elle l’Italie…) et elle y a dépensé beaucoup d’énergie. Je n’évoquerai pas Frédéric II, dernier empereur de la dynastie des Hohenstaufen (1194-1250) qui d’ailleurs vivait en Sicile … Et les Allemands ne rêvent aujourd’hui que de la Toscane.

Après 1945, terrible trauma, les Allemands se sont greffé un « hémisphère » américain à la place de celui qui, à partir de l’échec de leur révolution libérale (1848-1849) et de leur unification par en haut, « par le fer et par le sang », les avait aiguillés vers le nazisme, si je puis oser cette formule imagée. Ils se sont ralliés à des valeurs d’une civilisation qu’ils ressentaient comme supérieure. Peter Sloterdijk parle de « métanoïa allemande ». La métanoïa est une mutation profonde de tout leur être, un renversement de leur psyché profonde. L’Allemagne rompt avec l’alliance de classes qui la dominait depuis son unification entre l’aristocratie financière et militaire de l’Est (les junkers) et la bourgeoisie industrielle de l’Ouest. Les Allemands se transforment pour atteindre un stade de civilisation qu’ils considèrent comme supérieure, celui de l’Amérique. Et ils nous offrent leur Amérique. Ils aiment l’Amérique. Si, comme Coralie Delaume l’a dit, les dirigeants français adorent l’Allemagne, l’Allemagne quant à elle a trop aimé l’Italie puis, en 1945, elle s’est « donnée corps et âme » aux États-Unis parce que les États-Unis la protégeaient de l’URSS. Il faut lire Peter Sloterdijk pour bien comprendre tout cela. [Et il faut lire accessoirement son petit livre instructif et désopilant intitulé Ma France [1].] Cet amour fusionnel pour les États-Unis va jusqu’à une quasi-identification. On peut se demander si un grand patron comme Thomas (« Tom ») Enders est allemand ou américain. Beaucoup d’Allemands, comme lui, se vivent sincèrement américains.

Alors quel drame quand l’être aimé vous rejette, violemment, brutalement, comme Donald Trump vient de le faire à plusieurs reprises vis-à-vis de l’Allemagne ! C’est un autre trauma, même s’il est moins grave. Et les Allemands ne savent plus très bien où ils en sont. Mme Merkel l’a dit : « Le temps où l’on pouvait compter tout simplement sur les États-Unis pour nous protéger est révolu ». Ce sont des coups redoublés que l’Allemagne est en train de prendre sans que les Allemands comprennent réellement ce qu’il se passe.

On pourrait trouver des raisons. Donald Trump, qui a une mentalité de grand dealer, a pensé que l’Europe c’est l’Allemagne, que l’excédent européen sur les États-Unis, c’est principalement l’Allemagne, qu’il y a trop d’automobiles allemandes sur la Cinquième avenue. Il oublie sans doute, peut-être ne le sait-il pas, que les filiales automobiles allemandes aux États-Unis représentent en chiffre d’affaires égal à cinq fois le volume des exportations d’automobiles allemandes aux États-Unis. C’est-à-dire que les Allemands font construire leurs voitures aux États-Unis ou au Mexique, jouant sur la frontière.

Les raisons de cet éloignement sont donc assez complexes. Mais toujours est-il que les Allemands, en perte de repères, ne savent pas quoi faire.

Qui les menace réellement ?

La Russie les menace-t-elle ? Je ne le pense pas. Il suffit de raisonner un peu : le budget militaire russe (environ 70 milliards de dollars en 2017) c’est autant que le total du budget militaire français (44,3 milliards en 2017) et du budget militaire allemand (35,8 milliards en 2017). D’un côté 500 millions d’habitants, de l’autre 145 millions de Russes dispersés sur 17 millions de km2 dont 14 sont constitués de permafrost (terre gelée). Il est évident que la Russie ne représente plus aujourd’hui un péril militaire comparable à celui de l’Union soviétique et qu’elle est incapable de mener une guerre d’invasion vis-à-vis de l’Europe. Certes il y a l’arme nucléaire mais, justement, l’effroi qu’elle suscite de part et d’autre lui confère une fonction égalisatrice.

D’où vient la menace, non pas militaire mais économique et sociétale, pour l’Allemagne et l’Europe ?

Le défi majeur vient des États-Unis et de leur politique protectionniste, en rupture avec la politique libérale qui avait été menée pendant 40 ans. Cette politique vise à imposer des rééquilibrages. Mais c’est plus profond qu’on ne le dit et, à mon avis, nous ne sommes pas au bout de cette évolution qui a commencé avant Donald Trump. Les sanctions extraterritoriales, c’était déjà sous Obama. Le « pivot » vers l’Asie, c’était déjà sous Barack Obama… et je pourrais donner beaucoup d’autres exemples qui révèlent une certaine continuité en profondeur, bien qu’il y ait aussi des ruptures. Les États-Unis veulent-ils encore de l’Europe telle qu’elle se profile ?

Un autre défi est en rapport avec la Chine et son économie mixte continentale. Nous ne sommes pas prêts à l’affronter. Il faudrait contrôler les investissements en contrant le jeu chinois très subtil qui consiste à diviser pour régner (ce qui est très facile en Europe !).

Il y a le défi de l’islam radical dont nous avons connu différentes variantes (Khomeiny, Al-Qaïda, Daech…). Il y en aura d’autres. Il est évident que c’est une affaire longue.

Il y a le défi migratoire que nous ne sommes pas en passe de résoudre. On ne sait pas très bien comment prendre cette affaire pour aider l’Afrique à se transformer et les Européens ne sont pas d’accord entre eux, ce qui constitue une source supplémentaire de divisions.

Comment allons-nous faire face à tout cela ? Les Allemands ne le savent pas. Ils sont très désorientés.

Mais je ne suis pas allé en Allemagne depuis quelques mois. Il s’y est peut-être passé des choses nouvelles.

Thomas Wieder, correspondant du Monde en Allemagne, va peut-être pouvoir nous faire des révélations, en tout cas nous donner de précieuses indications, et répondre à la question que posait à juste titre M. Beffa : De quels leviers disposons-nous sur l’Allemagne ? Comment la France peut-elle se faire entendre et faire comprendre aux Allemands que le beurre c’est bien mais l’argent du beurre en plus c’est trop !

Quels moyens avons-nous ? En avons-nous seulement ? Apparemment non car nous vivons toujours ce roman d’amour qui évoque un peu l’intrigue d’« Armance » [2].

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[1] Ma France, Peter Sloterdijk (éd. Libella-Maren Sell, 2015, traduit par Olivier Mannoni).
[2] Dans Armance ou quelques scènes d’un salon de Paris en 1827, premier roman de Stendhal (publié sans nom d’auteur en 1827), Octave aime Armance mais il est impuissant.

Le cahier imprimé du colloque « Ordolibéralisme, mercantilisme allemand et fractures européennes » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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