Introduction, le regard de l’historien sur la culture économique de l’Allemagne et sa vision de l’Europe

Intervention d’Edouard Husson, vice-président de l’université Paris Sciences & Lettres (PSL Research university), membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au colloque « Ordolibéralisme, mercantilisme allemand et fractures européennes » du 19 novembre 2018.

Chargé de la redoutable tâche de me lancer sur le sujet complexe, très mal connu en France, de l’ordolibéralisme allemand, je parlerai d’abord en historien des idées et des doctrines. Puis j’en viendrai à l’actualité. En effet, il est nécessaire de comprendre où en est l’Allemagne par rapport à ce système de pensée tout à fait remarquable qui a permis de restaurer la démocratie en 1949, de créer la République Fédérale d’Allemagne (RFA) puis de réussir la réunification de l’Allemagne.

L’ordolibéralisme, variante souvent mal connue du libéralisme au sens économique, est plutôt une forme de conservatisme au sens politique.

Il est important de rappeler que ce mouvement est né de l’antinazisme. Wilhelm Röpke, Walter Eucken, Alfred Müller-Armack et les autres fondateurs étaient pour la plupart des professeurs d’économie qui avaient dû fuir l’Allemagne nazie ou qui firent partie de la résistance intérieure à Hitler. Je reparlerai de Ludwig Erhard dont le comportement vis-à-vis du régime nazi était plus ambigu mais qui ne fut pas parmi les premiers à avoir formulé ce qu’on va appeler l’ordolibéralisme. Il faut y insister, l’ordo-libéralisme est né de la volonté de faire échapper l’Allemagne à l’emprise étatique prussienne et à l’impérialisme de la période impériale (1871-1918) puis nazie.

Quand je parle d’un « conservatisme » en termes politiques, je donne à ce mot le sens qu’il peut avoir dans le monde anglophone : Ce mouvement, pour contrebalancer l’influence du marché, veut une société, veut des communautés organiques (églises, associations, écoles ou universités non gérées par l’État), et il prône la défense des valeurs familiales. Il est important de comprendre que ce n’est pas le néolibéralisme qui est à l’origine de l’ordolibéralisme.

Je note toutefois une ambiguïté : Ludwig Erhard, qui fut le premier ministre des Finances de KonradAdenauer (et sera chancelier après lui), a travaillé avec un certain nombre de hauts fonctionnaires du ministère de l’Economie et des Finances à la fin du régime nazi. Il participait, avec des gens aussi peu recommandables qu’Otto Ohlendorf, à des réunions de travail organisées par des nazis tentant leur reconversion et des Allemands qui n’avaient pas été engagés au parti nazi qui souhaitaient construire l’ordre économique d’après-guerre. L’ordo-libéralisme a fini par rallier à lui un tas de gens moins recommandable que ses fondateurs.

Je montrerai comment l’ordolibéralisme a petit à petit cédé la place à autre chose dans l’histoire de la République Fédérale. Mais dès l’origine une ambiguïté fondamentale venait de ce qu’un Erhard appartenait non au courant de l’ordolibéralisme mais à un courant qu’on pourrait déjà qualifier de néolibéral. J’en donnerai un seul exemple : la monnaie ouest-allemande n’a pas été pensée dans un cadre national mais elle a été créée dans les zones d’occupation en accord avec les Américains, les Britanniques et les Français. On était déjà beaucoup plus dans le libéralisme économique, ouvertement apatride, au sens où nous le connaissons aujourd’hui. Ce n’est pas le cas de l’ordo-libéralisme, étroitement lié à la création, après 1945, d’une nation démocratique allemande.

L’Allemagne a connu plusieurs modèles économiques à travers les décennies.

L’ordolibéralisme, parfaitement identifiable à partir des années Adenauer, est une politique d’équilibre budgétaire et de restriction monétaire inspirée par le mauvais souvenir laissé par l’inflation de Weimar. Il faut aussi rappeler qu’Adolf Hitler a financé sa politique par l’inflation. Confronté au risque de la dévaluation, il s’est lancé dans la confiscation des biens des Juifs et dans le pillage des ressources de l’Europe progressivement conquise, de manière à consolider la base matérielle de sa masse monétaire. Pour les Allemands, en particulier pour les ordolibéraux, l’inflation est donc quelque chose qu’il faut absolument rejeter, dont il faut absolument se débarrasser car c’est elle qui a permis le nazisme. Cela permet de comprendre comment le culte de la petite et moyenne entreprise (qu’on appelle aujourd’hui l’entreprise de taille intermédiaire), le culte de la monnaie bien gérée et l’indépendance de la Bundesbank, ont été à la base du modèle ouest-allemand qui s’est imposé, celui d’une démocratie allemande qui ne veut pas recommencer les erreurs économiques de l’entre-deux-guerres, qui tourne résolument le dos au national-socialisme mais qui tenait aussi à se démarquer, en 1948-49, de la piètre gestion par les marxistes de la zone soviétique d’occupation qui deviendra la République démocratique allemande (RDA).

Avec l’abandon du marxisme en Allemagne de l’Ouest par le SPD en 1959 (Congrès de Bad Godesberg) et la montée en puissance du même SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands), dans les années 1960, une autre variante de l’économie sociale de marché s’impose, plus classique en termes d’État providence, d’inspiration plus keynésienne en termes économiques. Willy Brandt met progressivement en place un modèle de social-démocratie à l’européenne, à la nordique, jusqu’en 1974, date à laquelle il quitte le pouvoir. Date qui voit le début de la crise économique, la fin des années fastes de l’État redistributeur.

Dès le début de la crise des années 1970 se met en place une politique de lutte contre l’inflation, de soutien à la monnaie ouest-allemande, le deutsche mark, particulièrement prisée par les marchés parce qu’elle paraît être un refuge face aux variations du dollar. À partir d’Helmut Schmidt – cela continuera largement sous Helmut Kohl – la politique qui se met en place semble à première vue un retour à l’ordolibéralisme tel que Konrad Adenauer et son successeur Ludwig Erhard l’avaient pratiqué.

Mais, en fait, on observe un lent glissement vers le modèle néo-libéral. La vieille République fédérale était marquée par un fort attachement aux relations sociales, partenariales, à l’équilibre des relations entre patronat et syndicats, et par la volonté – maintenue par Helmut Kohl même après la réunification – de se protéger du monde extérieur, des marchés financiers. Dans les livres de comptes des entreprises et des banques de la vieille République fédérale, les actions croisées (banques et entreprises industrielles étant actionnaires les unes des autres) par lesquelles le capitalisme allemand s’était structuré étaient maintenues à leur taux des années 1950, alors même que la valeur objective de l’entreprise avait monté, alors même qu’un certain nombre de patrons allemands souhaitaient pouvoir aller sur les marchés et libérer ce capital. Helmut Kohl qui, de ce point de vue-là était encore ordolibéral, s’y est toujours opposé.

C’est Gerhard Schröder qui a fait le grand basculement. On parle toujours des lois Hartz de 2004-2005 mais elles sont relativement anecdotiques (n’importe qui d’autre aurait pu les faire). La décision la plus importante prise par Schröder est la réforme fiscale de 2000 qui supprime la taxation des plus-values réalisées lors des cessions d’actifs. C’est ce qui ouvre les vannes, c’est à partir de ce moment que le capitalisme allemand est profondément transformé car banques et entreprises commencent à entrer sur les marchés d’actions, en particulier – mais pas seulement – aux États-Unis. On entre dans une financiarisation partielle du capitalisme allemand. Les difficultés de la Deutsche Bank et ses mésaventures possibles dont on a parlé régulièrement ces dernières années ont leur origine dans cette décision prise par Gerhard Schröder qui a osé ce qu’Helmut Kohl avait toujours refusé. C’est de ce moment-là que je date le passage définitif du vieil ordolibéralisme vers un « néolibéralisme » comparable aux systèmes qui dominent en Occident depuis au moins les années 1990. C’est le moment du passage à l’euro, c’est le moment où l’Allemagne cesse de penser dans un cadre strictement national.

L’ordolibéralisme est un système qui a voulu lutter contre le nationalisme allemand, au sens où le nazisme avait été nationaliste, au sens où la République de Weimar avait pu l’être. Mais, dans la mesure où il se déploie dans un cadre démocratique, l’ordolibéralisme est très compatible avec l’idée qu’il y a en Europe une coexistence des nations parce qu’il n’y a pas besoin de tirer beaucoup les textes des penseurs ordo-libéraux pour dire qu’une nation démocratique raisonnable permet de réguler les forces du marché, de les atténuer. Toute une pensée européenne assez proche de celle du général de Gaulle se retrouve donc chez les penseurs ordo-libéraux qui ne sont pas pour un fédéralisme européen à outrance. Ils se méfient, par exemple, de ce qu’ils appellent un « super État européen ». Ils se méfient de tout ce qui pourrait mettre fin à la subsidiarité. C’est là que je situe le moment de basculement qui correspond à peu près à l’introduction de l’euro. Tout d’un coup le libéralisme allemand n’est plus pensé exclusivement dans un cadre national. On a affaire de plus en plus à un néolibéralisme mais dans sa version allemande. Le néolibéralisme anglo-américain est très souple, très pragmatique en ce qui concerne la monnaie. Le néolibéralisme allemand est extrêmement rigide sur la gestion des affaires monétaires.

On peut dire dans une grande mesure que c’est le néolibéralisme dans sa version allemande qui domine actuellement l’Union européenne, qu’il s’agisse de la monnaie, du droit de la concurrence ou de la libre circulation des personnes et des biens. Qu’il s’agisse aussi des normes. C’est très important parce que ce néolibéralisme à l’allemande se distingue de son cousin anglo-américain dans la mesure où il engendre une forme de protectionnisme par les normes (plutôt que de parler de mercantilisme, je reste dans l’idée qu’il y a un néolibéralisme allemand spécifique). On l’observe aujourd’hui dans l’opposition de Donald Trump à l’Allemagne, ou bien chez les Brexiters du Parti conservateur britannique qui défendent l’idée – pour nous paradoxale, voire incongrue – selon laquelle l’Allemagne a construit autour d’elle une zone protégée, ce qui n’est pas acceptable du point de vue de libre-échangistes anglo-saxons ni du point de vue d’un protectionniste comme Donald Trump qui veut rééquilibrer les relations commerciales en faveur de son pays.

J’insiste sur ce point parce que, dans le bras de fer autour du Brexit dont nous suivons heure par heure les développements, on comprend que l’industrie allemande redoute que la Grande-Bretagne ne regagne une partie de sa liberté par rapport à l’Union européenne, soit en négociant des traités de libre-échange avec des pays hors Union européenne (c’est le Brexit à la sauce Tory), soit en se donnant les moyens d’une réindustrialisation (c’est le Brexit version Labour formulé plus ou moins explicitement par Jeremy Corbyn).

J’en veux pour preuve un échange tout à fait intéressant relevé il y a deux ou trois semaines ente Nigel Farage et Hans-Olaf Henkel. Nigel Farage, président de UKIP (parti pour l’indépendance du Royaume-Uni) est le Brexiter le plus célèbre après Boris Johnson en Grande-Bretagne. Hans-Olaf Henkel, ancien « patron des patrons » allemand, a fondé l’AfD (Alternative für Deutschland) sur l’idée qu’il était inacceptable qu’on se soit éloigné des règles fondatrices de l’euro. Il a quitté l’AfD quand celle-ci s’est « droitisée » mais il est toujours député européen. Il y a environ trois semaines, au Parlement européen, Hans-Olaf Henkel a pris Nigel Farage à part pour lui dire : « Cher confrère, vous n’avez pas du tout compris ce qui est en jeu. L’industrie allemande n’a qu’un seul objectif, c’est de limiter le Brexit parce que nous, Allemands, ne voulons pas nous recréer un concurrent ». Je trouve cet échange extrêmement révélateur.

Je ferai un petit excursus à propos du Brexit parce que c’est d’actualité et que cela me semble éclairer ce qu’est l’actuel néolibéralisme allemand par opposition au néolibéralisme de facture anglo-américaine.

En fait, Theresa May a accepté un deal sur une base assez simple : la Grande-Bretagne reprend le contrôle de l’immigration contre son maintien dans le marché unique. Ce qui a été admis à Bruxelles selon une analyse un peu simpliste : Il est vrai que les Britanniques sont hyper-sensibles à la question de l’immigration. De plus Angela Merkel avait un peu exagéré… Tout va rentrer dans l’ordre. Or on est en train de s’apercevoir qu’au Parlement britannique, dans le Parti conservateur mais aussi chez les travaillistes, un message très clair est en train de passer selon lequel le vote du Brexit signifiait beaucoup plus que le simple rejet de la libre circulation des personnes.

On peut dire sans beaucoup d’exagération que la vision allemande des choses a été très prégnante dans la manière dont le Brexit a été négocié. On pense au rôle joué par Martin Selmayr (secrétaire général de la Commission) ou par Sabine Weyand (ancienne directrice générale adjointe du Commerce à la Commission et bras droit de Michel Barnier pour les discussions avec Londres depuis octobre 2016). Au fond, la position sous-jacente est celle qui va être dominante à la CDU dans les années qui viennent : on se débarrasse d’Angela Merkel, on essaye de revenir un peu à droite, avec une politique d’immigration beaucoup plus stricte, mais on n’a pas de raison de changer de doctrine économique, de doctrine monétaire. Ceux qui sont allés en Allemagne récemment ont pu faire la même expérience d’un discours très fermé sur la question des avancées concernant l’euro et sur la réponse à apporter aux propositions d’Emmanuel Macron.

En face on voit une Grande-Bretagne très hésitante, entre une Theresa May qui a négocié à partir d’une position plutôt faible – sans utiliser toutes les cartes qu’elle avait en main – et une élite économique et politique britannique qui a largement horreur du dogmatisme et qui part dans tous les sens. Il est très probable que le deal négocié par Theresa May ne sera pas voté par la Chambre des Communes.

Ce débat va être très confus mais nous assistons sans doute à un moment tournant : des tendances contradictoires commencent à s’affirmer en Allemagne qui vont nous obliger à repenser tout ce dont nous venons de parler. Dans la conférence qu’il a prononcée il y a quelques jours (en anglais, ça va sans dire), le PDG de Siemens a utilisé les mots « Germany first ». Son raisonnement consiste à dire : On marche avec l’Union européenne si elle le veut bien ; si ce n’est pas l’Union européenne, ce sera la France et l’Allemagne ; et si ça ne marche pas avec la France et l’Allemagne, ce sera « Germany first ». Annegret Kramp-Karrenbauer, candidate à la succession d’Angela Merkel, a dit très clairement devant des militants de la CDU, sans doute un peu pour se démarquer de Friedrich Merz, que, si elle devenait présidente du parti (donc vraisemblablement chancelière après Mme Merkel), il ne faudrait pas compter sur elle pour toujours demander à la France ce qu’elle en pense. C’est très révélateur.

On a donc un système politique très mouvant. L’Allemagne est en train de sortir de cette deuxième phase, dont le basculement définitif avait eu lieu vers 2000, qui était celle du néolibéralisme après l’ordolibéralisme.

Va-t-on revenir vers une forme d’ordolibéralisme allemand ? Après tout l’Allemagne a la chance d’avoir ce système dans sa tradition et on pourrait dire que c’est le sens du débat fondamental sur la monnaie qui se déroule entre les fondateurs de l’AfD ou entre un certain nombre de responsables de la Bundesbank et Mario Draghi. Mario Draghi, finalement, a pensé que l’on pouvait gérer l’euro de manière à satisfaire toutes les parties, y compris en soulageant la position d’un certain nombre de pays. On sent bien la tension : à partir de l’automne 2019, moment du départ de Mario Draghi de la présidence de la BCE, la position allemande, plus intransigeante, pourra se réaffirmer. Si retour à l’ordolibéralisme il y a, il ne se fera pas sans douleur. Pour retrouver son équilibre (je vais dire une énormité), l’Allemagne pourrait très bien sortir d’un euro qu’elle jugerait mal géré. Mais toute façon de formuler un retour à l’inspiration initiale de la République fédérale sera prise comme une expression de nationalisme allemand dans le cadre de l’Union européenne, parce que les Allemands sont beaucoup plus présents et plus actifs que les Français au sein des institutions européennes où, de plus, ils occupent rapidement la place que les Anglais sont en train de laisser.

Une phase délicate va donc s’ouvrir. On va assister à un retour de l’Allemagne à ses fondamentaux, c’est-à-dire ceux de la République fédérale. En même temps, on peut craindre un certain nombre de frictions et de malentendus. D’une part l’actuel président français a tendance à vouloir en rajouter en termes de projet européen. D’autre part les propos de Mme Kramp-Karrenbauer signifient que la nation démocratique allemande s’en référera d’abord à elle-même, ce qui, en soi, n’a rien de scandaleux. Mais dans le climat politique européen actuel ça sera pris comme un désaveu de décennies de coopération franco-allemande.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Édouard Husson, de ce cadrage qui nous fera réfléchir.

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Le cahier imprimé du colloque « Ordolibéralisme, mercantilisme allemand et fractures européennes » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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