Deutsch-französische Partnerschaft ou couple franco-allemand ? La place de l’Allemagne en Europe ?

Intervention de Coralie Delaume, essayiste et blogueuse, auteur de « Le couple franco-allemand n’existe pas. Comment l’Europe est devenue allemande et pourquoi ça ne durera pas » (Michalon, octobre 2018), au colloque « Ordolibéralisme, mercantilisme allemand et fractures européennes » du 19 novembre 2018.

Je commencerai par une citation du philosophe Pierre Manent extraite d’un article paru il y a un an dans Le Figaro [1] :

« La relation que les Français ont nouée avec l’Allemagne dans la dernière période est vraiment étrange. Ils tiennent absolument à épouser l’Allemagne. Les Allemands sont très courtois mais ils nous avaient signifié très clairement dès le lendemain de la signature du traité de l’Élysée qu’ils n’étaient pas intéressés par ce mariage. »

Pierre Manent faisait allusion au préambule unilatéral ajouté par le Bundestag avant de ratifier le traité dans lequel il affirmait son attachement à l’acquis communautaire supranational – alors que le traité était clairement d’inspiration inter-gouvernementale – et l’importance de l’OTAN pour la défense de l’Europe, ce qui aboutissait à vider le traité de sa substance.

La relation franco-allemande actuelle est telle que l’a décrite Pierre Manent. Les dirigeants français veulent épouser l’Allemagne. L’Allemagne nous oppose poliment mais de plus en plus fermement une fin de non-recevoir. Elle consent à quelques projets iréniques, comme le serpent de mer de la constitution d’une armée européenne, pour mieux différer – ou botter en touche – sur ce qu’il est nécessaire de faire immédiatement. Cela s’illustre dans le discours devant le Parlement européen, la semaine dernière, d’une Angela Merkel qui se déclare favorable à une armée européenne « dans le cadre de l’OTAN » mais ne dit pas un mot sur les réformes de la zone euro telles que les propose Emmanuel Macron et se contente d’un petit mot sur la taxe GAFA, principalement défendue par la France, pour la différer : Ma priorité est la taxation des GAFA à l’échelle internationale et si en 2020 l’OCDE ne parvient pas à un accord sur le sujet, on verra ce qui peut être fait à l’échelon de l’Union européenne.

Nos dirigeants font énormément de déclarations d’amour à l’Allemagne, principalement Emmanuel Macron qui a l’air très épris, mais ils se font régulièrement éconduire. Cette passion n’est pas partagée par la société française où l’Allemagne reste un pays méconnu vécu comme très différent, ce qui contraste avec la sympathie spontanée qui va à l’Italie ou même à l’Angleterre.

Pourquoi cette passion unilatérale des dirigeants français pour l’Allemagne ?

Il semble que l’Allemagne joue à la fois le rôle de modèle à imiter et celui de contrainte extérieure que l’on se donne comme prétexte dans le cadre d’une sorte de servitude volontaire.

Pourquoi un modèle à imiter ?

Emmanuel Macron a ébauché une réponse à cette question lorsqu’il s’est rendu au Danemark : il a fait valoir que les Danois, comme les Allemands, sont des luthériens et les a opposés à ces « Gaulois réfractaires » que sont les Français. Il donnait un peu l’impression que son rêve était de diriger un peuple luthérien respectueux des hiérarchies, discipliné, disposé à accepter réforme de structure sur réforme de structure sans broncher. L’Allemagne serait ce pays merveilleux qui a d’ailleurs fait la réforme des réformes, celle de son marché du travail, avec les lois Hartz votées en 2005 sous Gerhard Schröder, ce qui a fait tomber en pamoison tous les présidents français successifs. Nicolas Sarkozy s’y est souvent référé, tout comme François Hollande et, bien sûr, Emmanuel Macron.

Il faudrait donc à toute force imiter ce « modèle » allemand surperformant. Surperformant à cause de son excédent commercial, de son équilibre budgétaire parfait, de sa capacité à se désendetter (ce à quoi échoue la France).

Mais un modèle dont on ne voit pas les limites :

On oublie qu’un pays qui a misé sur le tout à l’export et vit essentiellement de ses exportations est tributaire de la santé économique de sa clientèle et du monde en général.

De plus, cet équilibre budgétaire parfait se traduit par un problème chronique de sous-investissement public en Allemagne. Or un pays qui n’investit pas dans ses infrastructures publiques hypothèque assez lourdement son avenir.

On oublie aussi que ce modèle tant admiré n’est plus tout à fait le modèle allemand. Comme l’a dit Édouard Husson, ce qui faisait jadis la spécificité du capitalisme rhénan a été abîmé par la néolibéralisation, la financiarisation de l’économie allemande. Les réformes du marché du travail dont j’ai parlé ont abouti aux mini jobs, au temps partiel contraint, à un monde du travail à deux vitesses, et à l’augmentation des inégalités que dénoncent aujourd’hui un certain nombre d’économistes allemands dans des articles parus dans la presse française.

Pourtant, on ne sort pas de ce mythe d’un modèle allemand qu’il faudrait absolument importer chez nous.

L’Allemagne est aussi l’une des contraintes extérieures que nous nous sommes choisies.

C’est d’ailleurs le rôle que nous donnons à toute la superstructure européenne. L’Union européenne c’est la constitutionnalisation de l’austérité. Du fait des structures choisies, du fait des traités tels qu’ils sont, l’austérité s’impose d’elle-même de façon presque mécanique sans même qu’on ait à en décider. Nous avons d’ailleurs envoyé toutes les possibilités de prendre des décisions économiques à l’échelon supranational. Les grandes orientations, les grandes décisions sont prises par des entités dites indépendantes totalement affranchies de tout contrôle démocratique puisqu’elles échappent à la sanction des urnes.

Dans ce cadre, l’Allemagne, leader économique de fait en raison de la surpuissance de son économie, est non seulement un prescripteur d’austérité mais une contrainte supérieure de plus que l’on se donne pour pouvoir affirmer qu’il est nécessaire de faire des réformes de structures pour regagner la confiance de l’Allemagne. C’est le discours qui a été tenu pendant tout l’épisode de la réforme du code du travail en France (ordonnances Pénicaud [2] etc.). On nous a dit et répété que l’Allemagne devait sa compétitivité au fait d’avoir fait ces réformes.

Hier, au Bundestag, Emmanuel Macron a de nouveau parlé du « couple franco-allemand ». Or cette notion n’existe pas en Allemagne. L’idée qu’il existerait un « couple » est une idée française (toujours ce désir d’épouser l’Allemagne). Il me semble que cette formule est utilisée en France pour donner le sentiment illusoire que la France et l’Allemagne pilotent l’Europe ensemble, à parité. En réalité, l’Allemagne est aujourd’hui très loin devant la France. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder la manière dont elle domine les institutions communautaires. En termes de postes à responsabilités, c’est quasiment « le grand chlem » : elle domine très largement le Parlement européen, elle domine la Commission par le biais de son secrétaire général (et peut-être de son futur président de la Commission si le candidat allemand est nommé à la tête de la Commission). Elle domine un certain nombre d’autres organismes : la Banque européenne d’investissement (BEI) présidée par Werner Hoyer, le mécanisme européen de stabilité dont le directeur général est l’Allemand Klaus Regling… à l’exception notable de la BCE qui est encore dirigée par l’Italien Mario Draghi. Là encore la raison tient à la nature des structures qui ont été choisies. Par exemple le choix de la supranationalité – préférée à la coopération inter-gouvernementale – met l’Allemagne dans une situation mentale plus favorable parce que sa tradition politique fait qu’elle est naturellement plus à l’aise dans un cadre quasi fédéral ou en voie de fédéralisation qu’un pays jacobin comme la France.

Les choix économiques successifs faits, pour un certain nombre d’entre eux, sur proposition même de la France ont abouti à faire de l’Europe une Europe allemande. Je pense notamment à la transformation du marché commun en marché unique que nous devons à la Commission Delors. Dans le marché commun seules les marchandises circulaient librement. Dans le marché unique, ce sont désormais le capital et le travail qui circulent librement, ce qui génère un puissant phénomène de polarisation industrielle, bien décrit par les économistes, qui a énormément favorisé les pays du cœur de la zone euro et du marché unique, désindustrialisant les pays de la périphérie. C’est l’économie allemande qui en a le plus profité.

L’euro a été au départ une idée française : on croyait pouvoir encadrer le processus de réunification allemande et en annuler les effets en privant l’Allemagne de l’instrument de puissance économique, mais aussi d’identification, qu’était le mark. En réalité l’euro aboutit aujourd’hui à ce que l’Allemagne bénéficie d’une monnaie très largement sous-évaluée tandis qu’un certain nombre de pays périphériques, notamment ceux du sud, subissent les effets d’une monnaie largement surévaluée.

La réunification n’a pas été un choix français. La vague des élargissements à l’Est qui a suivi (en 2004, la Pologne, la République Tchèque, la Hongrie, la Slovaquie, la Slovénie, la Lettonie, la Lituanie, l’Estonie, Malte et Chypre sont entrées dans l’Union européenne, rejointes en 2007 par la Roumanie et la Bulgarie) a fait de l’Allemagne le centre de gravité de l’Europe élargie en le déplaçant vers l’Est. Elle a surtout permis à l’Allemagne de disposer aujourd’hui d’une vaste base arrière industrielle dans laquelle elle pratique abondamment les délocalisations de proximité pour le plus grand bien de sa compétitivité-coût.

Cette hyper-domination de l’Allemagne ne résulte donc pas d’une action conquérante préméditée mais de choix successifs, tel celui la supranationalité, qui n’avaient pas caractère de fatalité. Les structures telles qu’elles sont produisent mécaniquement leurs effets et font que dans l’Europe d’aujourd’hui la place potentielle de l’Allemagne et celle de la France sont incomparables.

C’est pourquoi l’idée d’un couple franco-allemand me semble pour l’instant tout à fait fausse, voire présomptueuse.

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[1] Extrait de « Sortons de cet état de transe amoureuse envers l’Allemagne », entretien accordé par Pierre Manent à Guillaume Perrault, publié dans Le FigaroVox le 13 octobre 2017.
[2] Les cinq ordonnances portant réforme du droit du travail, publiées au Journal officiel le 23 septembre 2017, sont présentées comme s’inscrivant dans la logique de simplification du Code du travail.

Le cahier imprimé du colloque « Ordolibéralisme, mercantilisme allemand et fractures européennes » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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