Les droits de l’homme avec la démocratie et contre la démocratie

Intervention de Marcel Gauchet, Philosophe et historien, rédacteur en chef de la revue Le Débat, au colloque « Le droit contre la loi » du 22 octobre 2018.

Jean-Pierre Chevènement
Marcel Gauchet a décrit depuis longtemps « l’évidement » de la démocratie sous l’effet de cette revendication illimitée de nouveaux droits, les « droits à ». Nous connaissons bien cette thèse. Il y a, me semble-t-il, une certaine convergence entre ce qui vient d’être dit sur un plan juridique et sociétal et les thèses que Marcel Gauchet développe déjà depuis quelques années.

Marcel Gauchet
Je reviendrai sur l’origine du phénomène auquel nous avons affaire, car c’est la question-clé. Pour y répondre avec efficacité nous devons en identifier les racines et les attendus. Or ils viennent de loin et de profond.

À cet égard, nous retrouvons un problème tout à fait classique qui se pose régulièrement devant les tribunaux et dans les commissariats de police : le bénéficiaire du crime en est-il ipso facto l’auteur ? Non ! Cela arrive, heureusement pour les policiers et les juges… Mais une fois qu’on a opéré cette démarche consistant à identifier les bénéficiaires d’une situation, on n’en a pas nécessairement la clé. Jean-Pierre Chevènement a parfaitement désigné les gens qui profitent du phénomène : les marchés, les juges, les médias. En sont-ils pour autant les auteurs ? Sont-ils à la source de ce fait ? Je ne le crois pas. Ils en recueillent les fruits, ils exploitent une situation qu’à mon sens ils ont très peu contribué à créer. Il en va de même avec l’influence des États-Unis. Tout ce qu’a dit Jean-Michel Quatrepoint est parfaitement exact. Mais il faut se demander ce qui a permis l’exercice de cette influence. La nouveauté de la situation est que la transformation interne des démocraties européennes a favorisé la pénétration massive d’un modèle de civilisation américain auquel l’Europe avait résisté jusqu’alors. C’est le changement de leur propre modèle qui a rendu nos démocraties continentales perméables à une logique sociale qui leur était demeurée largement étrangère, en dépit du prestige de la puissance américaine.

Je commencerai par souligner ce qu’il y a d’extraordinaire dans la situation que les précédents intervenants ont décrite en des termes auxquels je ne puis que souscrire. Sur le constat, nos analyses convergent. Qui aurait pensé il y a quelques décennies encore que le droit pouvait devenir un problème pour la démocratie ? Et pourtant c’est ce qu’il nous faut penser. Ce qui est au fondement de la démocratie, les droits de l’homme, la liberté et l’égalité des personnes, en vient à jouer comme un empêchement majeur de la démocratie, si ce n’est comme un facteur de dissolution, en douceur. C’est ce qui fait la force irrésistible de cette montée du droit : elle ne se présente pas comme une rupture insurrectionnelle, elle avance insensiblement au quotidien par des microdécisions. Mais elle n’en possède pas moins une puissance extraordinaire qui sape la démocratie tout en la laissant parfaitement intacte dans la lettre de ses principes et, pour l’essentiel, dans l’organisation institutionnelle qui est la sienne.

C’est une transformation invisible dont les effets sont prodigieux puisqu’elle en vient à rendre la réalité de la démocratie, sa nature-même, impensable pour la plupart de ses acteurs. Il ne faut pas s’y tromper : aujourd’hui une grande partie des citoyens des démocraties occidentales ne savent plus ce que veut dire « démocratie ». Ils sont en peine pour la concevoir d’une manière un peu sophistiquée au-delà de la réponse basique des écoliers. La démocratie ? C’est « chacun fait ce qu’il veut » ! Ce n’est pas qu’il n’y ait un noyau de vérité dans cette proposition. Elle est toutefois un peu courte par rapport à ce que réclame le gouvernement des collectifs.

Mais précisément le collectif est-il encore pensable à l’heure du triomphe des droits fondamentaux ? C’est probablement le point sur lequel nous devons réfléchir. En effet, comme Jean-Pierre Chevènement le pointait dans son introduction, nous touchons là la vraie racine des phénomènes dits « populistes » qui sont tout simplement une réaction à une frustration ressentie confusément contre une impuissance ou une paralysie de nos régimes. D’où l’appel à des régimes de force mais parfaitement oniriques puisque, en même temps, les ressorts de ce que serait un véritable pouvoir collectif sont strictement inimaginables, y compris pour les militants de ces mouvements populistes quand on va les voir de près.

Que se passe-t-il ?

Nous avons affaire à un phénomène profond, majeur, qui ne se réduit pas aux dérives circonstancielles – qui nous font quelquefois rire, quelquefois pleurer – dont nous sommes témoins. Nous sommes devant une métamorphose de la démocratie dans son devenir historique à l’échelle du monde occidental et singulièrement au sein de l’espace européen. Autant il faut souligner l’extraordinaire influence acquise par le système américain à la faveur de cette évolution, autant il faut insister sur la profonde différence qui continue de séparer la démocratie à l’américaine de la démocratie à l’européenne. S’il y a crise de la démocratie aujourd’hui partout dans le monde occidental, c’est en Europe qu’elle a son point d’application le plus prononcé.

Cette métamorphose représente une étape du développement historique de la démocratie. Et les faits que nous avons à évoquer et à combattre sont une pathologie de ce développement de la démocratie. Une métamorphose dont il faut admettre qu’elle représente, à certains égards, un authentique approfondissement de l’effectivité démocratique. Toute la difficulté de notre problème est de savoir reconnaître la manière dont la dénaturation de la démocratie se greffe sur son progrès, indiscutable sur un certain nombre de plans. Les deux phénomènes se tiennent d’une manière qui rend extrêmement difficile de combattre cette pathologie. L’ambiguïté foncière de ces évolutions explique la relative popularité dont elles bénéficient. Leur face éclairée fait aisément oublier leur face sombre. Il n’est pas simple de soutenir devant un auditoire moyen de citoyens d’aujourd’hui (et je ne parle pas de la jeunesse étudiante, c’est bien pis !) les idées que nous plaidons ici, qui passent pour incroyablement réactionnaires ! Ce progrès démocratique mêlé de régression exerce un attrait idéologique tout puissant. C’est pourquoi je crois qu’il ne faut pas se tromper sur la signification du consentement des politiques que relevait Mme Bechtel. Le constat est très juste, mais il importe de bien comprendre ce qu’il recouvre. Ce consentement est fait du sentiment de la popularité d’idées devant lesquelles on s’incline quoi qu’on en pense par ailleurs. C’est là que sont les électeurs et c’est là que se joue la recherche naturelle d’audience du politique.

Tout au long de l’examen de ces questions, il faut tenir les deux idées à la fois : il y a, en même temps, un progrès et une dénaturation, voire une pathologie, de la démocratie. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que pareille équivoque se produit, mais je laisse cette dimension historique de côté.

Nous avons affaire à une troisième étape de l’idée et du fait démocratique.

La première étape, fondatrice, tourne autour d’une idée politique très simple : la souveraineté du peuple.

La deuxième étape correspond à une idée sociale de la démocratie. Le fait qu’on l’oublie presque constamment aujourd’hui est un symptôme des plus frappants. Le grand problème de la démocratie, de la démocratie européenne en particulier, de 1848 aux années 1970, a été la question sociale. La démocratie est-elle étrangère à la question sociale qui ne serait pas de son ressort ? Doit-elle mettre la question sociale en son centre ? C’est la question que, dans le cadre européen, de manière sans doute très imparfaite mais fondamentale sur le plan des principes, les États-providence sont venus, sinon résoudre ultimement, du moins pacifier. Ils l’ont mise dans une forme politique qui en permet la discussion et le traitement d’une manière qui a apaisé les tensions qu’elle suscitait. Cet apaisement est le facteur qui a rendu possible, en grande partie, le passage à une troisième phase de l’idée démocratique.

Cette troisième étape a pour caractéristique une idée juridique de la démocratie qui met en son centre les droits de l’homme, pris dans une acception très spécifique. Une acception qui fait partie de leur définition mais qui en privilégie une dimension aux dépens d’autres pour des raisons dans lesquelles je ne puis entrer, faute de temps. Résumons-là en disant que, d’un côté, elle reconnaît aux droits de l’homme une valeur de droit positif, tandis que, de l’autre, elle les pense prioritairement comme des droits individuels, hors de leur expression politique primordiale.

Si l’on veut un acte de naissance de cette nouvelle phase, on peut le situer dans l’adoption quasi universelle aujourd’hui par la théorie juridique de la notion de « droits fondamentaux », substituée à celle de « droits de l’homme » (que l’on avait tenté d’améliorer en les appelant « droits humains », pour des raisons qui appartiennent typiquement à la sensibilité contemporaine). « Droits fondamentaux » veut dire élévation de ces droits au rôle mal déterminé qu’étaient les « droits de l’homme » au statut de droits positifs des individus.

Cette promotion trouve son prolongement conceptuel dans la substitution désormais courante de la notion d’« État de droit » à la notion de « démocratie ». C’est une transformation tout à fait cruciale. Le mot « démocratie » lui-même reste toujours en usage pour sa valeur historique de fondation mais, techniquement, il est remplacé par la notion d’« État de droit ».

Ce troisième moment du développement démocratique correspond par ailleurs à un nouveau modèle idéal du pouvoir.

Car il y a une histoire du pouvoir à l’intérieur de l’univers démocratique :

Dans son premier moment politique, Ce modèle idéal réside dans le pouvoir législatif. La loi comme expression de la volonté générale est la modalité par excellence de la concrétisation du pouvoir démocratique.

L’âge de l’idée sociale de la démocratie va correspondre au phénomène, à l’époque bien identifié, de l’ascension du pouvoir exécutif. Pour les Français, la constitution gaullienne de 1958-62 est la traduction parfaite de ce phénomène : le vrai pouvoir est le pouvoir exécutif, moteur et organisateur de la dynamique historique qui transforme la vie collective.

Avec l’idée juridique de la démocratie nous arrivons à un nouveau modèle idéal du pouvoir : le pouvoir judiciaire, paré de toutes les vertus en tant que pouvoir. La bonne manière d’exercer le pouvoir est de se conduire en juge, quand bien même on ne l’est pas. C’est au nom de cette idée, ainsi, parmi bien d’autres manifestations, que les administrations ont été complètement recomposées dans le monde occidental. L’expression typique en est fournie par ce que l’on appelle les « autorités administratives indépendantes ». Le mouvement a été théorisé, en particulier par la « théorie de l’agence ». L’agence est conçue comme un quasi pouvoir judiciaire mêlé à de l’exécutif et du législatif (puisqu’elle fabrique des normes). Ce n’est pas rien d’observer que, dans la période qui nous intéresse, tous les appareils d’État ont été « reconstruits », d’une certaine manière, en fonction de cet idéal judiciaire du pouvoir.

On ne peut évidemment séparer cette évolution des transformations globales de nos sociétés depuis quarante ans. Transformations dont on retient en général l’aspect essentiellement économique : globalisation et poids accru de la dynamique matérielle dans la vie des sociétés. Mais il faut aller au-delà et en considérer l’aspect idéologique. Les sociétés se font aussi en fonction de l’idée qu’elles se font d’elles-mêmes. En l’occurrence, il y a une consonance intime entre le changement idéologique et la révolution économique que résume le terme de « mondialisation ».

Sur le plan du contenu, le changement a consisté dans un retour en force du libéralisme sous un nouveau visage : le néo-libéralisme. Celui-ci est tout simplement le libéralisme à l’âge de la globalisation.

Ses principes sont les mêmes que ceux du libéralisme classique. La différence, c’est que les principes libéraux de limitation du pouvoir s’appliquaient à l’intérieur du cadre national et étaient donc contraints par lui dans une alliance entre le politique et le droit, qui faisait l’objet de tensions permanentes mais qui maintenait un équilibre forcé entre eux. La nouveauté néo-libérale réside dans l’application des principes libéraux à une échelle globale, en les sortant des espaces nationaux. Cela en change complètement l’impact dans la vie des sociétés et sur la manière dont les individus se représentent leur liberté à l’intérieur des espaces collectifs. La démarche basique du « citoyen post-moderne éclairé » d’aujourd’hui consiste à mettre en question les libertés qui lui sont attribuées dans l’espace national qui est le sien au nom de l’idéal global de ce que serait une communauté universelle à l’intérieur de laquelle les frontières, forcément limitatives, auraient disparu. C’est un changement mentalitaire dont l’effet de levier dans la durée est gigantesque.

En lien avec lui, il faut évoquer la transformation corrélative des sociétés en général dans le monde occidental que résume le mot, dangereux parce que vague, d’« individualisation » ou « individualisme ». Il serait nécessaire d’entrer dans toute une analyse pour montrer quelle portée de changement cet individualisme récent revêt par rapport aux expressions antérieures de l’individualisme. L’individualisme n’est pas né en 1968. Il a une longue histoire. Mais il a pris une nouvelle couleur dans la période récente (depuis quarante ou cinquante ans) en devenant une individualisation par le droit. J’ai essayé de montrer par ailleurs que la différence spécifique de cette nouvelle forme d’individualisme explique une grande partie de la dynamique contentieuse, revendicative, indéfinie, dont nous sommes témoins. Cet individualisme est intimement associé, en effet, à la conscience juridique nouvelle des acteurs. Le droit était un instrument extérieur aux individus, un outil à leur disposition dans l’espace social et auquel ils faisaient appel en cas de besoin. Il est entré dans la représentation que les individus se font d’eux-mêmes : ils se définissent d’abord en droit. La problématique du genre, qui, a priori, paraît n’avoir aucun rapport avec ce sujet, dit tout : « Je suis d’abord un individu, accessoirement je suis un homme ou une femme mais c’est secondaire, puisque précisément j’ai le droit de définir moi-même le genre que je sens correspondre à mon identité ». On voit l’espace d’action que cette perception que les personnes ont d’elles-mêmes peut ouvrir. Elle n’a pas besoin d’être théorisée pour être active.

Derrière tout cela, nous avons affaire à une révolution de la légitimité dont les juristes – si je puis me permettre de leur adresser ce modeste avertissement – ont bien tort de se réjouir car, s’il leur bénéficie aujourd’hui, il leur posera de sérieux problèmes demain. Une révolution de la légitimité qui donne sa pleine effectivité au principe fondateur de notre univers démocratique, inventé au XVIIème siècle, entré en politique au XVIIIème siècle avec les révolutions et devenu aujourd’hui la pierre de touche du fonctionnement collectif dans ses aspects publics et privés : les droits de l’homme. Les droits de l’homme, c’est-à-dire en réalité un axiome relatif à la composition des collectivités : il n’y a en droit que des individus également libres. Cet axiome définit à la fois une communauté, les rapports entre les êtres qui la composent, leur statut personnel et le mode d’exercice des pouvoirs. Ces principes étaient présents dans l’imaginaire constituant de nos sociétés mais ils gardaient une réserve d’application au regard de ce qu’étaient les conditions sociales concrètes. D’où la critique marxiste bien connue : « Vous venez nous parler d’individus libres et égaux… Où les avez-vous vus ? ». Effectivement, ils n’existaient pas, car ils subissaient la priorité de l’appartenance collective, la force des liens, les divisions de classes… La réalité sociale et la conscience juridique coexistaient tant bien que mal. On pourrait montrer que la conflictualité sociale depuis le XVIIIème siècle s’enracinait dans ce hiatus. Il y avait en permanence une dialectique entre les deux côtés. Cette dialectique s’est évanouie. Les individus se représentent la société qui les entoure comme une collectivité oppressive qui entrave une collection d’individus libres dans leurs droits fondamentaux.

La fortune extraordinaire du concept de « domination », employé aujourd’hui à tort et à travers par les sociologues, n’a pas d’autre origine. La domination est partout. En un certain sens, c’est vrai : je prends le pari métaphysique que nous ne serons jamais une collection d’individus également libres ! Nous serons toujours aussi autre chose, des êtres sociaux vivant dans des communautés politiques et pour lesquels le problème est de s’auto-gouverner.

J’ai prononcé le mot fatal : « gouvernement ». Dans une collection d’individus également libres, il n’y a pas de gouvernement. La pointe extrême du mouvement est le rêve, sur le point de se réaliser, de ces libertariens milliardaires californiens qui veulent non pas faire la révolution – c’est dépassé – mais créer une île artificielle sur laquelle ils pourront créer pour de bon une collectivité d’individus également libres, sans gouvernement.

Cette aspiration est à prendre au sérieux, car c’est bel et bien à la dissolution de l’idée même de société et de l’idée de gouvernement qui en est inséparable, que nous sommes en train d’assister. Des idées devenues incompréhensibles pour beaucoup d’acteurs de nos sociétés, en particulier du côté de leurs élites. Le temps me manque pour développer tous les aspects de cette révolution de la légitimité. Je dois me borner à souligner qu’elle est le phénomène clé de la métamorphose dont nous subissons les retombées. Son inspiration la plus fondamentale est que la légitimité doit désormais trouver sa traduction immédiate dans l’effectivité des rapports sociaux et politiques.

Quelles en sont les conséquences pour le fait démocratique ?

Il s’est installé une nouvelle idée de la démocratie. Le « chacun fait ce qu’il veut » infantile que j’évoquais tout à l’heure est d’une certaine façon la pente de nos démocraties dites libérales, devenues très libérales et très peu démocratiques parce qu’elles sont des démocraties antipolitiques où le pouvoir est suspect par définition.

Là gît le secret de la pénalisation des gouvernants, soit dit au passage. L’image du dévouement civique à la chose commune était communément associée à l’exercice du pouvoir. Aujourd’hui seuls des intérêts privés honteux, éventuellement masqués, parfois avoués, et même légitimement avoués, sont supposés pouvoir vous conduire à une pareille fonction. Si vous n’êtes pas démontré coupable, vous l’êtes potentiellement.

La formule de cette nouvelle démocratie peut se résumer ainsi : le plus de liberté possible pour les individus, le moins de pouvoir social possible. Cela donne une démocratie minimale, donc, soucieuse d’élargir la marge de manœuvre de chacun bien plus que d’accroître le pouvoir de tous. Cette démocratie libertaire devient volontiers antipolitique. En plus de sa suspicion spontanée à l’égard de tout pouvoir, elle se montre hostile au cadre dans lequel elle est enfermée : l’État-nation. État-nation qui demeure le lieu d’exercice – provisoire, nous dit-on – du suffrage démocratique, mais dont la structure arrive inévitablement sur la sellette. L’État n’est-il pas oppressif par nature, comme la nation est limitative par nature ? Puisque les droits sont universels, comment pourrait-on leur opposer des barrières géographiques plus ou moins contingentes qui n’ont rien à voir avec leur essence ? C’est le procès que véhicule implicitement la notion d’État de droit.

Aujourd’hui, dans la communauté académique des spécialistes de science politique, il est communément entendu qu’il faut en finir avec toutes ces idées métaphysiques de la démocratie comme souveraineté du peuple. Ne parlons pas d’autogouvernement, coquecigrue sans intérêt sinon pour des politiciens en campagne. La bonne idée de la démocratie, c’est l’État de droit, c’est-à-dire le régime qui garantit à chacun l’exercice de ses droits fondamentaux. Or il faut mesurer où nous mène cette définition de la démocratie. Elle garantit les droits des individus et des citoyens pour leur retirer simultanément leur expression politique. Au bout de l’idée de l’État de droit, il y a une contradiction dans les termes : vous avez des droits mais vous ne pouvez pas les utiliser politiquement. En ce sens-là, quand on va au bout de l’idée telle qu’elle est exploitée dans le contexte mentalitaire actuel, l’État de droit en arrive à s’opposer à l’idée même de démocratie.

Il faut y regarder de plus près et prêter attention à l’équivoque du mot « droit » dans l’acception qu’il en est venu à prendre (c’est pourquoi je me permettais d’adresser mon modeste avertissement aux juristes). Pour les juristes, le droit est un concept très clair, mais pour les citoyens moyens d’aujourd’hui il n’est pas clair du tout. Il renvoie très accessoirement à la transcription de leurs droits fondamentaux dans des textes législatifs ou même des décisions jurisprudentielles. À la limite de la conscience juridique contemporaine, il y a l’abolition de l’idée même d’une loi, c’est-à-dire d’une traduction de droits individuels dans une règle collective. Très pratiquement, nous pouvons le constater tous les jours, cela signifie le renversement d’une maxime chère aux juristes : « Nul n’est censé ignorer la loi », devenue « Nul n’est censé connaître la loi » (puisque la loi n’a de sens que par rapport à mes droits). « Moi, on ne m’a pas demandé mon avis, donc la loi je m’en moque, elle ne me concerne pas ! » entendent les enseignants qui, en cours d’instruction civique, présentent la loi comme l’expression de la volonté générale par les représentants élus des citoyens. « Où sont mes droits dans votre loi ? » entendent les magistrats stupéfiés par la bonne conscience juridique des pires délinquants. Ils sont convaincus d’être dans leur droit !

Dans cette acception nouvelle du droit, l’idée de société et l’idée de politique deviennent inconcevables ou n’apparaissent que comme des survivances d’un passé destiné à disparaître peu à peu. Car l’effacement de la politique comme action collective a au moins pour vertu de consacrer le principe d’évolutions très progressives, procédant moins de réformes que de micro-décisions d’ordre jurisprudentiel. Ce n’est plus la violence incontrôlable des révolutions qu’il y a lieu de redouter, c’est la lenteur et la douceur d’évolutions qui anesthésient les esprits en rendant leurs enjeux insensibles.

Que faire ?

Le problème philosophique des droits de l’homme, qui est le problème citoyen d’aujourd’hui, c’est qu’ils sont conçus pour s’appliquer à une réalité qui leur est hétérogène, qui a nom « société », qui a nom « pouvoir ». Une réalité qui n’est pas au programme dans la notion même des droits fondamentaux des individus, mais avec laquelle ils doivent néanmoins composer. Leur rôle est de la modeler dans une tâche infinie, mais ils ne peuvent en aucun cas s’y substituer.

Un exemple : les droits de l’homme, les droits fondamentaux du citoyen nous disent certainement que la souveraineté appartient au peuple formé de citoyens libres et égaux mais ils ne nous disent pas quel est le bon système électoral. Un système électoral, pierre angulaire de la réalité de l’exercice du pouvoir dans les démocraties, est une composition entre les nécessités du pouvoir collectif et les libertés des citoyens qui s’expriment par le suffrage universel. La manière dont on canalise ces droits fondamentaux pour leur faire donner un résultat politique est tout l’art de la démocratie. Il n’y a probablement pas de bon système électoral mais il y en a de bien moins mauvais que les autres et il y en a de catastrophiques. C’est de cet impératif de compromis qu’il faut partir. En s’en tenant à la seule exigence de respect droits fondamentaux, on se met dans l’incapacité d’y répondre.

J’en dirai autant de ce sujet très cher à la Cour européenne des droits de l’homme qu’est la procédure pénale. Concevoir une procédure pénale qui serait idéalement conforme aux droits fondamentaux des individus est extrêmement difficile car, là aussi, il s’agit de composer deux exigences non seulement hétérogènes mais éventuellement antagonistes : la dignité personnelle et la sécurité collective.

Chacun connaît les effets catastrophiques de cette même hétérogénéité des ordres de nécessité en matière de politique étrangère. On les a évoqués tout à l’heure à propos du droit d’ingérence humanitaire dont les résultats sont désormais sous les yeux de tout le monde. Les plus nobles motivations peuvent se retourner en désastres, à l’épreuve d’une réalité qui n’a rien à voir avec cette inspiration juridique. Celle-ci peut être un guide mais ne saurait fournir de solutions.

La réponse à la question « que faire ? » réside uniquement, je le crains, dans un travail critique à l’égard de cette évolution des démocraties qui peut les mener à leur perte au nom même de ce qui est leur seul fondement solide. Je ne vois d’autre manière de procéder que ce que nous essayons de faire ici : une analyse qui ne peut compter que sur la raison et le sens commun des citoyens. En démocratie, le rapport de force intellectuel finit toujours par avoir le dernier mot, même s’il met du temps à se faire entendre. Il s’agit de le créer. Il n’y a aucune autre issue à mon sens pour échapper à ce piège diabolique, d’autant plus diabolique que le diable a le visage du bon Dieu.

Jean-Pierre Chevènement
Merci Marcel Gauchet, de cet exposé très suggestif pour nous tous.

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Le cahier imprimé du colloque « Le droit contre la loi » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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