Le triomphe de l’« État de droit » contre la loi

Intervention de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, au colloque « Le droit contre la loi » du 22 octobre 2018.

En sommes-nous réduits à un travail intellectuel critique sur la notion de démocratie ? Cela limiterait le champ d’extension de la riposte à ceux qui peuvent exercer ce travail critique.

Je vous ai écouté : la troisième étape de la démocratie, dites-vous, se définit à travers un individu disposant de droits quasiment illimités, qui peut se construire ou se reconstruire lui-même, qui n’est plus ni homme ni femme, qui est ce qu’il décide d’être.

Mais comment sommes-nous passés de la deuxième à la troisième étape, de l’époque du Welfare State, de l’exécutif surpuissant, à cet univers où, comme vous l’avez dit, le libéralisme s’exerce à l’échelle mondiale en dehors des cadres nationaux ? Si, en Europe, on pense un État de droit en dehors des cadres nationaux, voyez-vous que les États-Unis, voyez-vous que la Chine aient suivi le même chemin et disparu en tant que nations ? Pas plus que l’Inde et combien d’autres grandes et même moyennes puissances qui émergent à l’horizon. N’est-ce pas un mal proprement européen que cette illusion selon laquelle le collectif national, cadre historique dans lequel la démocratie s’est développée et s’exerce encore, aurait disparu ou serait en voie de disparition ?

Nous parlons de la rencontre de l’impérium des juges, des marchés qui occupent tout l’espace, des médias qui prétendent tout régenter. Mais derrière tout cela il y a la globalisation, la mutation formidable du capitalisme entre le fordisme et le capitalisme financier mondialisé. Entre 1975, quand chute Saïgon, et 1990-91, quand, au moment de la guerre du Golfe, le président Bush père déclare que « le syndrome du Vietnam est définitivement enfoui dans les sables de l’Arabie », la mutation a été complète. Le principe directeur de la concurrence a été posé. La libération des mouvements de capitaux est intervenue le 1er juillet 1990. Pour couronner le tout, survient l’implosion de l’URSS en décembre 1991. C’est un moment de l’Histoire, c’est le triomphe du libéralisme au sens extensif où vous l’avez défini.

J’observe qu’en Europe ceux qui se sont battus pour éviter tout cela n’étaient pas très nombreux. Parmi ceux qui ne se sont pas battus, la « deuxième gauche » a complètement épousé le mouvement du néolibéralisme. L’Acte unique (1er janvier 1990), « traité favori » de Jacques Delors, qui donne à la Commission européenne le pouvoir d’émettre des centaines de directives fondées sur le principe de la concurrence parfaite et sans limites et va aboutir à la dérégulation des mouvements de capitaux, a été selon moi absolument déterminant. Je l’ai compris quand j’ai vu comment il a été appliqué et comment, en Conseil des ministres, il a été décidé de renoncer à l’exigence d’une harmonisation préalable des fiscalités sur le capital pour libérer les capitaux, non seulement à l’échelle de l’Europe mais à l’échelle mondiale. C’est Jacques Delors qui a donné le branle de cette libéralisation globale qui allait créer une inégalité fondamentale entre le capital circulant partout à la vitesse de la lumière et le travail assigné au local, comme jadis le serf à la glèbe. Cela a satisfait la plupart des dirigeants politiques qui n’ont pas mesuré les conséquences que cela entraînerait (François Mitterrand avait une immense culture littéraire et historique mais une culture économique plus limitée).

Le triomphe de l’« État de droit » contre la loi est aussi la conséquence de cette énorme mutation. On peut parler d’américanisation de l’Europe, Régis Debray a parlé de civilisation américaine [1]. Mais l’Europe n’aurait-elle pas pu être le cadre d’une riposte pensée, organisée, en tout cas d’une évolution autre que le ralliement à peine déguisé au modèle néolibéral ?

Que faire aujourd’hui ?

Je retiens la suggestion de Jean-Éric Schoettl d’introduire une réforme constitutionnelle par référendum disposant qu’ « Une disposition législative déclarée contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel, ou ayant fait l’objet de réserves d’interprétation par ce dernier, ou jugée contraire à un traité par une juridiction française ou européenne statuant en dernier recours, est maintenue en vigueur si, dans les six mois suivant cette décision ou ce jugement, elle est confirmée par une loi adoptée dans les mêmes termes par la majorité des députés et la majorité des sénateurs ».

Rappeler au citoyen ce que sont ses droits en dernier ressort aurait, me semble-t-il, une certaine portée. Cela ne ferait qu’aligner la France sur l’Allemagne où le Tribunal Constitutionnel de Karlsruhe défend efficacement les prérogatives du Bundestag.

Invité à débattre au Conseil d’État sur la citoyenneté [2], j’ai regretté que ce débat ait évacué la question de la crise de la citoyenneté. Pourquoi n’y a-t-il plus de citoyens ? Pourquoi l’espace de la loi s’est-il réduit comme peau de chagrin ? On y a parlé des nouvelles formes de citoyenneté, de la « participation des citoyens » (la « démocratie participative » de Ségolène Royal), on nous a parlé de l’éco-citoyenneté, comme si trier ses déchets était un substitut à la délibération démocratique sanctionnée par le vote des citoyens ! Nous sommes quand même tombés très bas. La nécessaire réaction ne peut venir que d’une secousse très forte… et en même temps d’un discours raisonnable.

Je rejoins Marcel Gauchet sur ce point : il faut continuer ce travail d’élaboration intellectuelle que nous faisons ici patiemment, avec d’éminents juristes, d’éminents philosophes. Il faut accomplir ce travail de la raison qui peut sinon rencontrer l’Histoire – cela s’est rarement produit – du moins éviter le pire, c’est-à-dire des dérives qui ne seraient plus rattrapables.

Et je propose que soit réintroduite par la voie du référendum la possibilité offerte aux citoyens de marquer un certain nombre de limites par rapport à des pouvoirs complètement déconnectés de toute réalité démocratique, qui nous entraînent vers le gouffre, comme le joueur de flûte de Hamelin les rats qui le suivent, et nous privent de toute possibilité de nous défendre et de nous sauver.

Jean-Éric Schoettl nous propose aussi de limiter les excès de la pénalisation de la vie publique. En effet, au moment de l’affaire Cahuzac, la manière dont on a mis tous les élus, les responsables politiques et les hauts fonctionnaires sur le banc des accusés a offert le spectacle désolant d’une démocratie qui se suicidait.

Je trouve excellente l’idée de sortir les gens de l’École nationale de la magistrature (ENM) de l’univers où ils sont actuellement confinés. Il serait bon de créer des mobilités, des dispositifs qui ramèneraient les juges dans la vie réelle. Jean-Éric Schoettl a évoqué l’amendement Fauchon (1996) adopté suite à l’affaire de Belfort qui avait vu Christian Proust emprisonné dans des conditions iniques et s’est en définitive terminée par un non-lieu, mais dix ans après ! Heureusement cela avait suscité des réactions.
Enfin une réponse peut venir de l’éducation. Je dirai à Marcel Gauchet que la déclaration des droits de l’homme était aussi celle du citoyen. L’individu était déjà une valeur montante au XVIIIème siècle. La Révolution prônait les libertés individuelles. Mais les droits du citoyen et les libertés des individus étaient garantis par des lois votées par des citoyens. Ces règles permettaient qu’il y ait un équilibre. On pouvait peut-être parler d’une démocratie bourgeoise mais c’était une République. Plus tard, la phase sociale, le Welfare State, c’était encore une République, et même améliorée. À la fin des années 70, quand vous êtes entrés au Conseil d’État [s’adressant à Marie-Françoise Bechtel et Jean-Éric Schoettl], on pouvait penser qu’il y avait encore une République et des citoyens. Ensuite nous avons été happés par ce mouvement de la globalisation. Jean-Michel Blanquer, au ministère de l’Éducation nationale, fait un travail méritoire pour restaurer les valeurs de la transmission des connaissances qui sont la base de tout. On ne fait pas des citoyens avec des ignares. Il faut transmettre d’abord des connaissances puis une certaine exigence civique puisée dans notre histoire. On sait à quelles difficultés la réécriture des programmes d’histoire se heurte, venant de tous les déconstructeurs de l’histoire de France… et de la France parce que cela va de pair. Je n’ai pas le temps de développer ce point. Tout cela est parfaitement cohérent et procède du même mouvement. Pour avoir rétabli l’éducation civique en 1985, je peux dire que cela ne suffit pas parce qu’il faut former les professeurs. Qui formera les professeurs dans une société marquée de tous les stigmates de l’hyper-individualisme ? Cela ne marche pas comme ça. Il faut une reprise de conscience collective, un travail des consciences.

À l’horizon, je discerne un orage que je souhaite bref où la raison permettrait quand même de reprendre le dessus.

Marie-Françoise Bechtel a parlé du service national. Je suis pour un service national obligatoire qui mêlerait tous les Français, même pour une courte durée (un ou deux mois) et n’intégrerait pas à ce stade l’apprentissage des armes. Mais s’y ajouteraient des formules de volontariat pour un service long afin de donner à nos armées les ressources dont elles ont besoin.

Enfin on pourrait penser que c’est à la parole publique de se manifester.

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[1] Civilisation. Comment nous sommes devenus américains, Régis Debray (éd. Gallimard, mai 2017).
[2] Jean-Pierre Chevènement participait le 1er octobre 2018 au débat organisé au Conseil d’État par le magazine Acteurs Publics sur le thème « L’éducation nationale forme-t-elle des citoyens ? ». Il débattait avec Florence Robine, rectrice de l’académie de Nancy Metz et de la région académique Grand Est, et François Weil, conseiller d’État, historien et ancien recteur d’académie. Une intervention à retrouver sur le blog de Jean-Pierre Chevènement.

Le cahier imprimé du colloque « Le droit contre la loi » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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