La nouvelle police de la pensée et du langage

Intervention de Jean-Michel Quatrepoint, journaliste économique, co-auteur de Délivrez-nous du Bien ! Halte aux nouveaux inquisiteurs (Éditions de l’Observatoire, 2018), membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au colloque « Le droit contre la loi » du 22 octobre 2018.

Je n’ai plus grand-chose à dire tant les trois exposés précédents ont été parfaits.

J’essaierai donc de vous faire sourire un instant. Car il faut rire de temps en temps.

Un matin de l’hiver dernier, à 8h, constatant les abondantes chutes de neige de la nuit, je décide de faire un bonhomme de neige tandis que les gens du quartier commencent à sortir.
À 8h10, une voisine féministe me demande pourquoi je n’ai pas fait une bonne-femme de neige. Je m’exécute et entreprends de faire aussi une bonne-femme de neige.
À 8h17, la nounou des voisins me reproche d’avoir agrémenté ma bonne-femme de neige d’une poitrine trop voluptueuse.
À 8h20, le couple « gay » du quartier grommelle que j’aurais pu faire deux bonshommes de neige !
À 8h25, les végétariens du n° 12 protestent en voyant la carotte qui sert de nez au bonhomme : « Les légumes sont de la nourriture et ne doivent pas servir à ça ! ».
8h28, on me traite de raciste car le couple est blanc.
8h31, les musulmans d’en face me demandent de mettre un foulard à ma bonne-femme de neige.
8h40, quelqu’un appelle la police qui vient voir ce qui se passe.
À 8h42, on m’enjoint de retirer le manche à balai que tient le bonhomme de neige car il pourrait être utilisé comme une arme létale.
8h45, arrivée de l’équipe de TV locale qui me demande si je connais la différence entre un bonhomme et une bonne-femme de neige. « Oui, les boules … », leur réponds-je, ce qui me vaut d’être traité de sexiste.
8h52, mon téléphone portable est saisi, contrôlé, et je suis embarqué au commissariat.
9h, je parais au journal TV. On me suspecte d’être un terroriste profitant du mauvais temps pour troubler l’ordre public.
À 9h10 on me demande si j’ai des complices.
9h29, un groupe djihadiste inconnu revendique l’action.

La morale ? Il n’y a pas de morale à cette histoire, c’est juste la France dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Une caricature ? A peine ! Tant il est vrai que sous la pression des réseaux sociaux, des médias… et des politiques qui leur emboîtent le pas, le citoyen moyen, le Français moyen, l’Européen moyen a l’impression de basculer dans un monde qui n’est plus le sien. Un monde où il faut tourner sept fois la langue dans sa bouche avant de prononcer certains mots. Un monde où on réécrit l’écriture, la grammaire, où on refait l’histoire et même la simple géographie. Un monde où on se sent désormais coupable de tout, d’aimer le vin, la viande, de conduire une voiture, de regarder une femme et, pis encore, de lui faire un compliment. Un monde sans désir, sans plaisir, un monde normé où chacun de nos gestes est désormais surveillé par les caméras, les réseaux sociaux et soumis à une police de la pensée qui ressemblera bientôt à la police religieuse, chère aux Saoudiens ou aux mollahs. Un monde de bigots où la nouvelle religion du Bien et le culte des minorités vous rééduquera si vous n’avez pas le bon comportement.

Voilà pour le coup de gueule, voyons maintenant d’où vient ce mouvement. Quels sont les tenant et les aboutissants de cette évolution ?

Nous avons débattu ici même il y a quelques semaines de l’extraterritorialité du droit américain [1], examinant comment grâce au dollar, à leur puissance militaire, à leur monopole technologique, les États-Unis cherchent – et réussissent de plus en plus – à imposer leur droit, leur vision du droit, la common law, au reste du monde, du moins au monde occidental. Les sanctions contre l’Iran n’étant que le point d’orgue de cette domination juridique, de cet imperium juridique.

J’aborderai aujourd’hui un autre aspect de cet impérialisme d’outre-Atlantique, il s’agit de l’impérialisme sociétal. Avec ce concept de l’extension infinie des droits individuels, avec ce culte des minorités qui tourne à la tyrannie des minorités. Avec cette volonté d’imposer le modèle communautariste, de préférence à la vision universaliste dont la France est le fer de lance avec en particulier sa laïcité et sa loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’État.

Dans notre modèle européen, français, le juge est là pour faire respecter la loi écrite par les représentants du peuple, garants de la souveraineté populaire. La souveraineté populaire est donc pour nous la base de la démocratie. Or, sous l’influence anglo-saxonne on assiste à une évolution qui vise à transférer cette souveraineté. Vers les tribunaux anciens où le juge entend dire le droit à travers la jurisprudence ou l’arbitrage. Mais aussi vers ces nouveaux tribunaux que sont les médias et surtout les réseaux sociaux. Tribunaux, faut-il le répéter, sans aucune légitimité démocratique. Mais qui sont censés représenter les individus et les opinions des individus.

Pour comprendre l’enjeu de cette bataille sociétale il faut faire un peu d’histoire. Les États-Unis se sont constitués autour des idées de Tocqueville et de sa dénonciation de la tyrannie de la majorité. Pour éviter cette dérive il convient donc de favoriser l’émergence de groupes organisés par les citoyens, ces groupes ayant pour objectif de représenter différents intérêts sociaux, économiques, intellectuels, ethniques, religieux. C’est la vision d’une société civile toute puissante, où les influences de ces groupes s’équilibreront pour faire émerger un modèle social et favoriser le développement économique. À l’origine, ces groupes, que l’on peut appeler des lobbies, étaient essentiellement d’ordre économique (syndicats et patronat) ou religieux et représentatifs des migrants blancs, je pense aux Irlandais et aux Italiens.

Après avoir vaincu le communisme, les Américains vont chercher à imposer ce modèle communautariste au reste du monde. Logique ! Leur modèle a triomphé et ils agissent pour le bien, le bien des individus, le bien de la planète. Cela à travers un seul monde uniformisé, globalisé.

Dans les années quatre-vingt-dix, on va assister à une sorte d’alliance contre nature entre le néo-libéralisme qui est, pour simplifier, une révolution conservatrice, une réaction de la droite parfois la plus extrême, avec le mouvement libéral au sens américain du terme. Ce mouvement libéral s’inspirant d’ailleurs des intellectuels français (Althusser, Foucault, Bourdieu, Lacan). Et dans les universités américaines, la « french theory » sera adaptée pour déconstruire les grands récits et les grands systèmes philosophiques hérités des Lumières. Le monde se serait divisé entre victimes et bourreaux, dominants et dominés. La lutte des classes est évacuée au profit de la lutte des races, des sexes et même des genres. Il faut donc défendre et promouvoir ces minorités « victimes ».

Ceux qui vont faire cette synthèse, impensable hier, entre le néo-libéralisme, le tout marché et le gauchisme déconstructeur seront Bill Clinton et les démocrates américains. Ils vont déréguler l’économie américaine à tout va et, en même temps, se voulant fidèles aux idées émancipatrices, anticolonialistes, féministes, anti-racistes qui se sont développées dans les facs américaines, ils vont multiplier les réformes sociétales. Les démocrates voient en plus dans ces minorités autant d’électeurs potentiels et aussi autant des marchés potentiels. Et la sainte alliance s’opère. C’est du gagnant–gagnant. On promeut les « minorités », on se donne bonne conscience mais en même temps les femmes, les noirs, les homosexuels, les musulmans… qui aspirent à la reconnaissance de leur « fierté », à la conquête de nouveaux droits, sont autant de nouveaux marchés pour de nouveaux profits.

Cette vague va gagner notre pays au début du millénaire. Nos minoritaristes ne faisant que copier ce qui se développe aux États-Unis depuis les années quatre-vingt-dix.

La force de ce mouvement minoritariste est qu’il s’appuie au départ sur des revendications justes. La lutte des noirs américains pour l’obtention de leurs droits civiques était exemplaire. Tout comme il fallait en finir avec l’ostracisme, l’opprobre à l’égard des homosexuels. L’esclavage était une monstruosité mais il s’inscrivait dans un moment de l’Histoire et la responsabilité de ce trafic n’incombe pas exclusivement à l’homme blanc. Et ce qui se passe dans certaines régions du Golfe persique avec les travailleurs étrangers ressemble fort à de l’esclavage. J’ajouterai que l’esclavage est pratiqué aux États-Unis : le 13ème amendement oblige les détenus à travailler. Or les prisons américaines sont privatisées et les détenus sont rémunérés… 12 cents de l’heure ! La condition des handicapés a été trop longtemps ignorée et trop peu était fait. Fort heureusement d’énormes progrès ont été accomplis. Quant aux femmes, elles n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1945, grâce au général de Gaulle et je me souviens que ma grand-mère ne savait pas faire un chèque car elle n’avait pas le droit d’avoir de chéquier. Le combat pour l’égalité des droits entre les hommes et les femmes était et est toujours un juste combat. Hommes et femmes sont égaux en droit mais ils sont différents et complémentaires. Vouloir les uniformiser dans je ne sais quel rêve androgyne ou transhumaniste ou les opposer comme le font certaines hystéro-féministes est une hérésie.

En fait ce qui s’est passé est à la fois simple et humain. Toutes ces associations qui militent pour avoir toujours plus de droits travaillent pour leur compte. C’est aussi un petit business ! On vit de ces combats et des actions en justice qui nourrissent des pools d’avocats. Aux États-Unis, mais aussi chez nous, tout commence en mystique et finit en produits dérivés. Il y a aussi les subventions, les dons, provenant en particulier de prestigieuses ONG anglo-saxonnes. Je pense aux nébuleuses de Georges Soros, notamment à l’Open Society Justice Initiative. C’est en effet à partir de son rapport, intitulé « Restriction sur la tenue vestimentaire des femmes musulmanes dans les 28 États de l’Union » qu’ont été dénoncées devant la commission des droits de la femme et de l’égalité entre les genres du Parlement européen (le « genre » appartenant à la novlangue actuelle) les restrictions vestimentaires imposées aux femmes musulmanes dans certains pays européens à commencer par la France.

Je signale que Mike Pompeo, ministre des Affaires étrangères américain, a réuni fin juillet aux États-Unis quatre-vingts ministres des Affaires étrangères pour une réunion sur la défense des libertés religieuses. Mais cette louable intention débouchera sur une action pour lutter contre les lois qui, en France, en Belgique et ailleurs, interdisent le port de la burqa, du voile dans les lieux publics. C’est donc bien le modèle communautariste qui va s’appliquer. Et cette offensive qui vient des États-Unis est idéologique. Il ne faut pas s’y tromper.

Donc nous avons au départ un juste combat, des justes causes, qui sont peu à peu dévoyés par des extrémistes qui se nourrissent intellectuellement, affectivement, financièrement de ce combat sans fin et qui surtout y sont poussés par les zélateurs d’une idéologie communautariste directement importée des États-Unis.

Oui le problème que la gauche a eu – et qu’elle a encore et toujours plus – est bien cette alliance entre néo-libéraux et néo gauchistes. Et en France, tous ceux qui se font les thuriféraires de ce minoritarisme et de sa police de la pensée sont bien les idiots utiles du néo-libéralisme… suivez mon regard.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Jean-Michel, pour cet exposé qui a donné une place au sourire sans déroger à la lucidité et à la pugnacité de l’analyse.

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[1] « L’Europe face à l’extraterritorialité du droit américain », colloque organisé par la Fondation Res Publica le 24 septembre 2018.

Le cahier imprimé du colloque « Le droit contre la loi » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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