Le bouleversement territorial en France : bilan et perspectives

Intervention de Intervention de Gérard-François Dumont, professeur à l’université Paris-Sorbonne, président de la revue Population & Avenir, auteur de « Les territoires français : diagnostic et gouvernance » (Armand Colin, 2018), lors du colloque « Désertification et réanimation des territoires » du 27 février 2018.

Messieurs les ministres,
Monsieur le préfet,
Chers collègues,
Chers amis,

Répondant à l’invitation de Jean-Pierre Chevènement, il m’appartient de proposer une analyse sur l’organisation territoriale de la France après les quatre lois votées, avec une particulière célérité, de 2014 à 2017 [1].

Dans ce dessein, il convient d’abord de montrer qu’au regard de la géographie historique, ces quatre lois correspondent à des décisions de délimitation territoriale qui n’ont pas d’équivalent historique, donc pas de précédent. Ensuite, les enjeux consécutifs à ces lois seront inventoriés. Enfin, quelles réponses est-il possible de proposer face à ces enjeux ?

Une révolution territoriale sans précédent historique

Le premier élément à souligner est que ces quatre lois correspondent à une « révolution territoriale sans Révolution », alors qu’en 1789-1790, la France a connu une Révolution sans révolution territoriale. En effet, ce que souvent les Français ignorent, la Révolution de 1789 ne s’est nullement accompagnée d’une révolution territoriale dans un contexte caractérisé par le fait que les provinces n’exercent plus de réelles responsabilités, ce qui explique que, depuis le XVIIème siècle, le mot province soit utilisé au singulier [2].

La commune, nouvel intitulé de l’échelle géographique de base, s’est moulée dans les périmètres très anciens des paroisses. Et, lors des débats de 1789-1790 à l’Assemblée nationale sur la délimitation des départements, les députés s’opposant à un découpage géométrique et partisans de maintenir les « convenances locales », c’est-à-dire de respecter autant que possible les limites historiques telles qu’elles avaient existé ou celles inscrites dans le vécu des habitants, parfois depuis les territoires gaulois auxquels les Romains ont appliqué le terme de pagus [3], l’ont emporté. Ainsi, les limites des départements des anciennes provinces de Bretagne, Normandie ou Provence, et d’autres encore, reprennent la totalité des périmètres provinciaux sans empiéter sur les provinces voisines [4], et se conforment souvent à des aires anciennes, parfois celles d’évêchés. Aussi, à l’examen des limites des départements décidées en 1790, l’on constate qu’elles sont très proches de limites très anciennes, voire les recoupent exactement, même si certaines provinces – tel le Maine donnant la Mayenne et la Sarthe ou le Berry donnant le Cher et l’Indre – ont été divisées par deux.

Ce qui donne l’impression que ces territoires départementaux sont une novation en 1790, c’est leur dénomination, car l’Assemblée nationale a décidé de leur donner le plus souvent un nom géographique, écartant un nom historique très ancien. Or, ce nom historique n’a pas été oublié : le nom ancien Rouergue reste utilisé en Aveyron, Quercy dans le Lot, Touraine en Indre-et-Loire, Anjou en Maine-et-Loire, Roussillon en Pyrénées-Orientales, Bourbonnais en Allier, Artois dans le Pas-de-Calais…

Il n’y a donc pas eu de révolution des délimitations territoriales au lendemain de la Révolution de 1789. Et il n’y en a pas eu depuis. La Savoie et le Comté de Nice ont fait naître trois nouveaux départements lors de leur rattachement en 1860. La guerre de 1870-1871 contre la coalition dirigée par la Prusse a imposé une modification de la géographie de deux départements lorrains et vu naître le territoire de Belfort. Au XXème siècle, les modifications de périmètres des départements ont été mineures, y compris, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans les Alpes-Maritimes, le rattachement de La Brigue et de Tende consécutif aux référendums locaux de 1947. Quant à l’organisation de la région Île-de-France dans les années 1960, elle s’est alignée sur le modèle départemental avec, dans ce cas, certaines délimitations discutables comme la mise à l’écart de celles du département de la Seine.

À rebours de l’histoire de longue durée des territoires français, ces quatre lois de 2014-2017 ont dessiné, après suppression de neuf régions en France métropolitaine, des vastes régions [5] et de grandes intercommunalités dont nombre de périmètres ne relèvent d’aucun substrat historique. Le Grand Est n’a jamais existé, pas plus que l’Occitanie… dont la création n’a pas supprimé le seuil de Naurouze, ligne de séparation entre les anciennes régions Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon, qui est et sera toujours une frontière géographique.

De nouvelles intercommunalités ont été créées par ces lois, notamment des intercommunalités « XXL » dont nombre de périmètres n’ont pas non plus de substrat historique, comme la plupart des 146 intercommunalités qui comptent plus de 50 communes [6] ! Il faut ajouter les Établissements publics territoriaux (EPT) instaurés dans la partie centrale de la région Île-de-France et dont quasiment personne n’est capable d’énoncer les périmètres.
Voilà dans quelle situation d’organisation territoriale la France se trouve désormais. On critiquait le « millefeuille » français, à tort car toutes les grandes démocraties comparables à la France (États-Unis, Espagne, Italie, Allemagne) ont des « millefeuilles », tout simplement parce que, selon le type de décision à prendre, il faut se placer à une échelle géographique différente. En revanche, avec les réformes territoriales 2014-2017 appliquées à l’Île-de-France [7], on bat le record des « millefeuilles », avec cinq niveaux (commune, EPT, département, métropole, région, une situation là aussi sans précédent historique) !

Comme l’a précisé le préfet Jean-Pierre Duport, il serait souhaitable de supprimer la Métropole du Grand Paris, la bonne échelle étant celle de la région Île-de-France qu’il conviendrait d’appeler, dans un monde caractérisé par la globalisation, l’internationalisation et la mondialisation [8], Paris-Île-de-France.

Une autre preuve du caractère révolutionnaire du bouleversement territorial 2014-2017 tient à ce que la fusion des régions a été effectuée, comme l’a écrit le Conseil de l’Europe, en violation d’un traité international, la Charte européenne de l’autonomie locale, que la France a signé. Selon ce traité, toute fusion de collectivités territoriales doit être votée soit par les conseils élus soit par la population à l’occasion d’un référendum [9].
Aux bouleversements des lois 2014-2017, s’ajoute la question des communes nouvelles – même si c’est une proposition parlementaire qui en est à l’origine – dont l’analyse doit être approfondie parce que ces quatre lois sont venues bousculer, voire contrarier, l’esprit de cette initiative, ensuite à nouveau bousculée par ce que j’appelle la « nationalisation de la taxe d’habitation ».

Les enjeux soulevés par les quatre lois territoriales 2014-2017

Les enjeux soulevés par la mise en œuvre des lois territoriales 2014-2017 sont nombreux.

Un enjeu de financement : toutes les nouvelles structures territoriales décidées par ces lois, qui doivent être financées, engendrent des coûts supplémentaires comme nous l’avions annoncé au Parlement dès 2014 et comme l’a confirmé récemment un quotidien [10]. Aux coûts entraînés par des niveaux hiérarchiques plus nombreux, s’ajoutent des coûts de transfert de compétences aux intercommunalités, par exemple en matière de GEMAPI (Gestion des Eaux, des Milieux Aquatiques et Préventions des Inondations). De même, dans nombre d’intercommunalités, la gestion de l’eau va très probablement coûter plus cher qu’auparavant lorsque leur périmètre ne correspond pas à celui d’un bassin versant [11]. Les problèmes de financement de ces nouvelles structures territoriales trouvent une illustration avec la Métropole du Grand Lyon créée le 1er janvier 2015 : la première décision significative prise par cette métropole, au lendemain de sa création, a été d’augmenter les impôts locaux pour financer le mieux-disant, c’est-à-dire pour aligner les salaires et les conditions sociales de ses personnels issus de la communauté urbaine de Lyon et ceux issus de l’ancien département du Rhône. Ce sont évidemment les contribuables qui les ont assumés et les assument sans nécessairement en ressentir des effets bénéfiques. Dans d’autres cas, les coûts engendrés par la création de structures territoriales inévitablement plus lourdes – car une administration plus importante engendre inévitablement des coûts supplémentaires, par exemple de coordination – se traduisent par des services moindres ou rétrécis à la population.

Un enjeu géographique : l’éloignement entre les lieux de décision et les lieux de vie des habitants, l’éloignement entre les décisions prises dans les services administratifs et la population. Le proviseur d’un lycée qui se retrouve maintenant dans une grande région m’expliquait récemment les difficultés qu’il rencontre désormais avec les décideurs de la nouvelle région qui ne peuvent avoir une connaissance fine des territoires. À cela s’ajoute souvent la difficulté à connaître, voire à comprendre, les délimitations du périmètre régional ou intercommunal correspondant pourtant à des compétences exercées qui peuvent avoir des conséquences dans la vie quotidienne des habitants.

Un enjeu de transparence. Après les lois territoriales 2014-2017, il est désormais encore plus difficile pour les citoyens de s’y retrouver dans la diversité accrue des intitulés des statuts des territoires où ils vivent (communautés de communes, communautés d’agglomérations, métropoles avec des statuts différents, établissements publics territoriaux…). En outre, le citoyen peut se demander si les décisions sont prises par des élus ou par des technostructures qui ont la chance d’avoir la compétence technique. Il lui est encore plus malaisé d’acquérir une compréhension globale des budgets de sa commune et de son intercommunalité compte tenu de la complexité des questions de répartition de financements entre les intercommunalités et les communes. Combien de citoyens peuvent comprendre le montant des attributions de compensation (AC) ou de la dotation de solidarité communautaire, ces deux types de reversements effectués au profit de leurs communes membres ou d’autres EPCI (établissements de coopération intercommunale) par les groupements soumis aux régimes de la taxe professionnelle unique ou de la taxe professionnelle de zone ? Certes, ces reversements pouvaient exister déjà lorsque des intercommunalités avaient une fiscalité professionnelle unique (FPU). Mais la nouvelle carte intercommunale en vigueur depuis le 1er janvier 2017 compte une proportion plus importante d’EPCI à fiscalité professionnelle unique réunissant davantage de communes et comportant une population plus nombreuse. Et l’évolution des compétences entre collectivités, telle qu’elle résulte obligatoirement des lois du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (MAPTAM) et du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe), a induit une redéfinition de l’intérêt communautaire et des besoins de financement entre les communes et les EPCI. Elle nécessite une nouvelle détermination des montants d’attributions de compensation selon des modalités peu claires pour le citoyen et même parfois pour les élus qui ne sont pas tous experts-comptables.

Un enjeu culturel. Intercommunalités, grandes régions signifient souvent des délimitations et des dénominations qui font novation. Or, l’étude des réussites territoriales des dernières décennies [12] montre que celles qui contribuent à davantage de solidarité locale ou de croissance endogène dans les territoires sont des initiatives prises localement par des habitants, explicatives des succès des projets. Pourquoi ? Parce qu’un habitant n’est prêt à s’investir fortement dans la vie et le développement de son territoire que s’il ressent avec celui-ci un lien charnel, lien symbolisé par un nom qui, plus qu’une simple dénomination géographique, représente une attache culturelle, une identification.

D’où les questions suivantes : lorsqu’un territoire administratif choisit un nom nouveau qui ne fait pas sens, quel ressenti culturel et, donc, quelle motivation l’habitant a-t-il ? Dans quelle mesure les habitants peuvent-ils parvenir à adhérer à un périmètre sans logique géographique ou historique et dont les compétences précises sont malaisées à comprendre ? Les habitants ne risquent-ils pas d’éprouver des difficultés à s’investir dans la vie sociale d’un territoire dans lequel ils ne s’identifient pas ?

L’enjeu de la gouvernance territoriale. Lors de mes déplacements en France, je rencontre nombre d’élus qui éprouvent des difficultés à choisir les fameuses trois compétences à transférer aux intercommunalités. Certains élus sont pour la compétence A, d’autres pour la compétence B… Bref, tout cela se traduit par un certain manque de sérénité dans les débats des intercommunalités, pour ne pas employer un mot plus fort, et soulève des craintes sur la possibilité d’un travail futur en bonne intelligence entre les communes des intercommunalités. Dans tous les cas, chacun reconnaît que la mise en œuvre de ces lois risque de prendre des années. Il en résulte que le temps (et souvent l’argent quand il faut mobiliser des cabinets extérieurs) ainsi consacré par les élus et leurs collaborateurs ne peut que les priver de possibilités de penser des projets concrets au service du bien commun.

Ceci pourrait n’être vrai que pour les intercommunalités nées d’un périmètre totalement nouveau, mais c’est également le cas pour des intercommunalités qui reposent sur une entente ancienne et dont le périmètre ne s’est pas trouvé modifié car la loi impose, de façon uniforme dans tous les territoires, sans tenir compte des diversités historiques ou géographiques, de nouvelles répartitions des compétences, et donc de nouvelles définitions dans la répartition des financements, sans possibilité d’y déroger. D’où des problèmes de gouvernance.

L’enjeu démocratique. Depuis les années 1950, certains pays européens, mais moins que ce que l’on dit généralement, ou certains Länder allemands, mais pas tous, ont entrepris de fusionner des communes, bien avant les lois territoriales françaises 2014-2017 qui correspondent dans une certaine mesure à cette logique. Par exemple, la Suède [13], entre 1952 et 1974, a conduit la restructuration administrative territoriale la plus drastique d’un État démocratique occidental. En 22 ans, le nombre de municipalités suédoises est passé de 2 500 à 277, engendrant alors une moyenne de 30 000 habitants par commune fusionnée. Or, l’affaiblissement de la démocratie locale dans des communes vastes résultant de fusions a soulevé nombre de débats. Dès les années 1980, sous la pression de citoyens, l’État, décisionnel en la matière, a dû se déjuger et accepter que des territoires fissent sécession, portant le chiffre à 290, ce qui équivaudrait, compte tenu de son poids démographique, à environ 2 000 communes en France, soit un chiffre nettement plus élevé que le nombre des intercommunalités (1266) décidées par les lois 2014-2017.

En Finlande [14], le nombre des municipalités est passé de 547 en 1950 à 348 en 2015, conduisant à une moyenne de 15 800 habitants par municipalité. Ce dernier chiffre équivaudrait à 3 984 communes en France, mais la médiane est de 5 750 habitants, ce qui signifie que la moitié des communes compte moins de 5 750 habitants et l’autre moitié plus de 5 750 habitants. Comme en Suède, il apparaît que, dans les grandes municipalités, la participation électorale est plus faible, particulièrement dans les zones périphériques, qui ont le sentiment d’être peu considérées et de n’avoir guère d’influence. Les analystes en concluent un déficit démocratique né des fusions et les réformes envisagées pour fusionner les communes les moins peuplées sont désormais écartées.

Le problème de la citoyenneté. L’habitant d’un pays démocratique ne peut exercer ses responsabilités de citoyen que s’il se sent concerné par le territoire électoral défini, que s’il comprend le rôle des élus qu’on lui demande de choisir, que s’il a le sentiment qu’il aura la possibilité d’évaluer leur action. Dans l’organisation traditionnelle de la France, ceci était attesté par la participation élevée aux élections municipales, par le fait que le maire était et est toujours, en 2018, toutes les enquêtes l’attestent, la femme ou l’homme politique le plus apprécié. Une autre preuve tenait à une fréquente différence de choix électoral des citoyens selon les élections nationales et locales. Ainsi, à nouveau lors des élections municipales de 2014, nombre de citoyens ont choisi de voter pour un candidat à la mairie qu’ils appréciaient, même s’il n’était pas de la même couleur politique que leur choix pour les élections nationales.

En outre, l’habitant d’un pays démocratique ne s’investit dans la vie de son territoire, et notamment dans sa vie associative, que s’il aime son territoire, ce qui suppose qu’il sache ce qu’il est. Ainsi s’explique le texte d’Alexis de Tocqueville : « C’est dans la commune que réside la force des peuples libres. Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science : elles la mettent à la portée du peuple ; elles lui en font goûter l’usage paisible et l’habituent à s’en servir. Sans l’institution communale, une Nation peut se donner un gouvernement libre, elle n’a pas l’esprit de liberté. Sans institutions communales une nation peut se donner un gouvernement libre, mais elle n’a pas l’esprit de la liberté. Des passions passagères, des intérêts d’un moment, le hasard des circonstances, peuvent lui donner les formes extérieures de l’indépendance ; mais le despotisme refoulé dans l’intérieur du corps social reparaît tôt ou tard à la surface [15]. »

En effet, la démocratie, c’est d’abord la démocratie locale, c’est d’abord la participation des habitants à la vie du territoire dans lequel ils vivent. Cette question de citoyenneté, qui est donc centrale [16], n’a-t-elle pas été oubliée lors des lois territoriales 2014-2017 ?

Enfin, un dernier enjeu concerne la création de communes nouvelles [17], soit la fusion de communes décidées par des conseils municipaux, selon un texte législatif dont il convient de rappeler qu’il est antérieur aux quatre lois territoriales votées en 2015-2017. Tel qu’il a été initialement formulé, ce texte pouvait être considéré comme une démarche fort intéressante, une démarche ouverte qui permettait aux élus de choisir une mutualisation systématique de leurs services et de leur pilotage territorial.

Néanmoins, le mécanisme des communes nouvelles s’est trouvé bousculé par les lois 2014-2017 et la façon dont elles ont été mises en œuvre.
Certes, après le texte de 2010, la création de commune nouvelle a d’abord été un choix réfléchi des élus, même si l’on pouvait regretter qu’il ne soit pas concrétisé par des référendums locaux lorsque l’intégration d’une commune dans une commune nouvelle n’avait pas été présentée aux électeurs dans les programmes des candidats lors des élections municipales.

Puis, à la suite de la loi NOTRe, il faut constater que certaines communes nouvelles relèvent davantage d’un raisonnement défensif que d’un projet commun partagé. D’abord, un certain nombre de communes, privilégiant l’aspect financier, ont décidé de se fondre dans une commune nouvelle pour que les recettes venant de l’État soient supérieures à ce qu’elles auraient été sans la création de la commune nouvelle.

En second lieu, certaines communes nouvelles sont surtout fondées sur un souci de positionnement dans le cadre des nouvelles intercommunalités beaucoup plus vastes imposées par les lois. Il s’agit moins de conduire un projet partagé pour le bien commun des territoires fusionnés que d’améliorer son rapport de force dans les rivalités de pouvoir existant inévitablement au sein de vastes intercommunalités.

Dans ces cas, la commune nouvelle est donc moins un projet de territoire qu’une tactique afin de peser dans une intercommunalité ou, au moins, de ne pas dégrader les finances territoriales.

Et, dans tous les cas, malgré les efforts d’un certain nombre d’élus, il convient de préciser qu’il n’y a jamais approbation formelle de la population. Le risque est que le citoyen ait l’impression que les décisions ont été prises sans recueillir son avis, voire en catimini, et qu’on lui a imposé une fusion engendrant un périmètre administratif dans lequel il ne se reconnaît pas.

En outre, alors que la création des communes nouvelles était dans une logique d’auto-organisation (bottom-up), fondées sur la concertation et le dialogue entre les élus, l’État a décidé de la reprendre à son compte selon une logique venant d’en haut (top-down) par des mesures incitatives qui transforment des projets de fusion imaginés par les territoires en des projets poussés par l’État central sans garantie que l’esprit de citoyenneté suive. Par exemple, une instruction ministérielle aux préfets du premier trimestre 2018, signée des ministres de l’Intérieur et de la Cohésion des territoires, pour fixer les règles en matière de répartition de la dotation d’équipement aux territoires ruraux (DETR), énonce comme axe prioritaire : le « soutien aux communes nouvelles ». Celles-ci sont « éligibles de droit à la DETR pendant les trois ans à compter de leur création si l’une de leurs communes constitutives y était éligible l’année précédant leur création ». Leurs demandes de subventions « doivent être traitées en priorité ».

Enfin, dans l’esprit du gouvernement, selon les déclarations du ministre auprès du ministre de l’Intérieur, « une commune nouvelle est une nouvelle commune » [18], c’est-à-dire se substitue pleinement aux communes antérieures et entre dans le droit commun, ce qui lui interdit des adaptations de sa gouvernance non inscrites dans la loi. Or, en l’état, la loi ne permet aucune possibilité d’éventuelle représentativité des anciennes communes et la commune ancienne disparaît totalement comme espace de délibération démocratique. L’existence d’une seule personne qui serait considérée comme le représentant ou le délégué de telle ou telle ancienne commune ne peut se substituer à des délibérations citoyennes. Pourtant, et par exemple, les anciennes communes n’ont pas nécessairement intérêt à voir se dissoudre, au risque de disparaître, tout le bénévolat citoyen ou associatif dans la commune nouvelle.

Les enjeux des lois territoriales 2014-2017 sont donc considérables, d’autant que ces lois se situent dans un contexte de décisions remettant en cause la libre administration des collectivités territoriales et, plus généralement, de la décentralisation [19]. Il importe donc d’apporter des réponses face à ces enjeux.

Quelles réponses face aux enjeux des lois territoriales 2014-2017 ?

Trois échelles de réponses souhaitables doivent être considérées : celle des collectivités territoriales, celle de l’État et de ses représentants, et celle de la représentation parlementaire.

À l’échelle des régions et des intercommunalités, la question de la gouvernance territoriale est essentielle [20].

Pour simplifier, il y a trois types de gouvernance territoriale possibles, notamment au sein de nouveaux périmètres que sont les grandes régions et les nouvelles intercommunalités.

Certains de ces territoires peuvent privilégier un esprit de centralisation qui risque de ne pas prendre en compte la diversité des besoins de proximité qu’attendent les populations du périmètre régional ou intercommunal nouveau. Il peut ainsi exister des présidents dont l’objectif central, et l’adjectif convient parfaitement, est de centraliser les décisions et l’administration du territoire.

D’autres territoires sont des assemblages de territoires préexistants, qui n’avaient pas nécessairement de liens étroits entre eux, et dont le regroupement résulte d’une sorte de mécano institutionnel qui n’est fondé sur aucun véritable projet spécifique, même si le mot « projet » apparaît parfois sur un rapport qui contient essentiellement des intentions très générales que personne ne peut récuser du genre « attirer des entreprises », « développer le tourisme », « améliorer l’offre de logement », rapport qui peut donner l’impression d’être le simple copier-coller de celui d’un autre territoire…

En l’absence d’un grand dénominateur commun que serait une ambition partagée rendue parfois difficile, il est vrai, par le faible substrat historique ou géographique du nouveau territoire administratif, la gouvernance du territoire relève alors du plus petit dénominateur commun, le « gâteau » commun, c’est-à-dire essentiellement les recettes à se partager. La gouvernance territoriale est alors consensuelle : il s’agit de se répartir les moyens en l’absence de la définition de véritables intérêts communs résultant sur un travail d’équipe.

Enfin, reste la seule gouvernance territoriale souhaitable, la gouvernance subsidiaire ; laisser prendre les décisions à l’échelle la plus basse et les prendre à un niveau plus élevé que lorsque cela est jugé meilleur pour le bien commun des territoires réunis en intercommunalité.

À l’échelle de l’État et de ses représentants. Les circulaires d’application des lois territoriales 2014-2017 interrogent car elles ne paraissent pas s’appuyer réellement sur les lois votées ! La lecture de ces circulaires donne fortement l’impression qu’elles ont été rédigées en prenant en compte les projets de lois des fameuses quatre lois territoriales et non les lois, amendées par l’Assemblée nationale et le Sénat, telles qu’elles sont sorties de la représentation nationale. Il en est résulté et il en résulte une interprétation et une mise en œuvre moins souples que ce que le législateur avait décidé.
Plus généralement, le manque de souplesse peut être illustré par l’exemple d’une communauté d’agglomération qui fonctionne de façon satisfaisante depuis 2002 et dont le périmètre ne s’est pas trouvé modifié par les lois 2014-2017. Au sein de cette intercommunalité d’environ 80 000 habitants, de gros bourgs (1 500-2 000 habitants) disposent de zones d’activités artisanales. Ces dernières fonctionnent très bien car le maire connaît parfaitement ses artisans, les suit en permanence, répond à leurs besoins, étudie les éventuels problèmes de succession etc. Cette communauté d’agglomération s’est réunie et a convenu que, puisqu’il y avait un parfait suivi de ces zones d’activités artisanales, il n’y avait pas de raison de changer la méthode de leur gouvernance. Or, le président d’intercommunalité a reçu une lettre comminatoire de son préfet lui enjoignant d’appliquer la loi NOTRe : ses zones d’activités artisanales doivent être suivies au centre, par la communauté d’agglomération, par des fonctionnaires territoriaux sans doute dévoués mais qui ne connaissent pas nécessairement le terrain et encore moins les artisans de ces zones d’activités.

En conséquence, il apparaîtrait souhaitable que le gouvernement adresse aux préfets des circulaires leur demandant une application beaucoup plus souple des lois territoriales 2014-2017. En effet, il n’y a aucune raison particulière d’imposer l’interprétation la plus obtuse de ces lois.

À l’échelle de la représentation nationale. Le préfet Jean-Pierre Duport a rappelé avec raison que les lois territoriales 2014-2017 ont été proposées à l’Assemblée nationale et au Sénat sans véritable étude préalable ni élément comparatif avec l’organisation territoriale des pays étrangers, un des points que j’avais souhaité présenter lorsque j’ai eu l’honneur d’être auditionné au Sénat et à l’Assemblée nationale mi-2014.

Or, il serait indispensable de réaliser une évaluation, un diagnostic objectif, indépendant et comparatif des effets de ces lois. Ont-elles amélioré les services à la population ? Ont-elles concouru à une meilleure participation citoyenne ? Ont-elles facilité la solidarité villes-campagnes ? Ont-elles stimulé le développement local ? Sans doute certains aspects de ces lois sont-ils positifs. Peut-être d’autres sont-ils négatifs. Un bilan objectif est donc nécessaire pour examiner dans quelle mesure il faut les faire évoluer de façon plus favorable à la citoyenneté et à la démocratie.
De façon générale, il importe d’introduire de la souplesse, par exemple dans le choix des compétences partagées parce que s’il existe des intercommunalités anciennes qui, ayant une tradition de travail en commun, sont capables de prendre aisément telle ou telle compétence supplémentaire, la situation géographique, historique, culturelle d’autres intercommunalités fait que les obliger du jour au lendemain à fusionner des compétences, alors qu’elles n’ont jamais travaillé ensemble, risque d’aboutir à des résultats guère favorables. L’autre souplesse nécessaire concerne la gouvernance, également pour les communes nouvelles ; elle se trouve justifiée par l’idée de droit à l’expérimentation que le Président Macron envisage d’élargir à l’occasion d’une révision constitutionnelle. Mais l’avenir de cette dernière demeurant à ce jour incertain, le législateur pourrait d’ores et déjà œuvrer, en allégeant les lois pour ne fixer que l’essentiel, ce qui était souvent le cas des lois du XIXème siècle.

De la même façon, l’assouplissement des lois semble nécessaire pour l’évolution des périmètres et des synergies territoriales. Les lois 2014-2017 privilégient un raisonnement purement territorial, avec des rigidités de délimitations, selon un modèle strictement centre-périphérie, alors que ce dernier s’avère en partie désuet face aux réalités réticulaires [21]. Rappelons que le grand avantage des syndicats « à la carte » était la possibilité pour les communes, selon le type de projet, de travailler avec telle ou telle autre commune. Mais les lois 2014-2017 risquent de conduire à une forte fixité dans l’action publique territoriale, compliquant la nécessité de s’adapter à un monde en permanence évolutif, à des dynamiques démographiques changeantes et à des besoins qui évoluent.

La question principale est celle de la démocratie locale et de la participation des citoyens. Or, face à cette question, l’analyse des lois territoriales 2014-2017 interroge compte tenu d’un certain nombre de contraintes imposées non seulement par ces lois, mais aussi par la façon dont elles ont été et sont mises en œuvre. En outre, la nationalisation de la taxe d’habitation, décidée fin 2017 par la loi de finance pour 2018, risque d’affaiblir le lien entre le citoyen et ses élus. Il apparaît donc nécessaire que des réglementations et des comportements de gouvernance territoriale plus citoyens corrigent ces lois qui semblent donner une place plus importante à la technostructure, seule capable de baigner dans la complexité des textes, qu’au rôle des citoyens. Dans le cas contraire, se présente un risque pour le bien commun et pour le développement des territoires, donc pour la démocratie locale qui est le fondement de la citoyenneté.

Merci.

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[1] LOI n° 2014-58 du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (dite loi Maptam).
LOI n° 2015-29 du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral.
LOI n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (dite loi NOTRe).
LOI n° 2017-257 du 28 février 2017 relative au statut de Paris et à l’aménagement métropolitain.
[2] Les régions et la régionalisation en France, Dumont, Gérard-François, Paris, Éditions Ellipses, 2004.
[3] Géographie historique de la France, De Planhol, Xavier, Paris, éditions Fayard, 1988, p. 24 ; le pagus est le nom donné par les romains aux circonscriptions territoriales rurales (inférieure à la civitas) à l’époque gallo-romaine.
[4] Géographie historique de la France, De Planhol, Xavier, Paris, Fayard, 1988, p. 325.
[5] Sans d’effets positifs dus à la taille ; cf. Florent, Luc, « La place des régions françaises dans l’Union européenne : améliorée ou détériorée avec la suppression de 9 d’entre elles ? », Population & Avenir, n° 721, janvier-février 2015.
[6] Doré, Gwénaël, « Le bouleversement territorial en France : analyse et enjeux », Population & Avenir, n° 737, janvier-février 2018.
[7] Il existe aujourd’hui 791 groupements communaux en Île-de-France, mais de nature très différente, ne serait-ce selon qu’il s’agit de collectivités territoriales ou non, dont :
• 20 Communautés d’agglomérations (CA)
• 31 Communautés de communes (CC)
• 1 Communauté urbaine (CU)(CU Grand Paris Seine et Oise)
• 11 Établissements Publics Territoriaux (EPT)
• 1 Métropole (METRO)(Métropole du Grand Paris)
• 1 Pôle métropolitain (POLEM)(POLE METROPOLITAIN GRAND PARIS SEINE AVAL)
• 47 Syndicats intercommunaux à vocation multiple (SIVOM)
• 464 Syndicats intercommunaux à vocation unique (SIVU)
• 160 Syndicats mixtes fermés (SMF)
• 55 Syndicats mixtes ouverts (SMO)
[8] « Les territoires dans la « mondialisation » : sur un trépied », Dumont, Gérard-François, Population & Avenir, n° 721, janvier-février 2015.
[9] Précisément, le traité indique, dans son article 5, que « pour toute modification des limites territoriales locales, les collectivités locales concernées doivent être consultées préalablement, éventuellement par voie de référendum là où la loi le permet ». Le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe a dénoncé cette violation dans son rapport « La démocratie locale et régionale en France. », mars 2016, point 208.
[10] Audition du 4 juin 2014 de : Dumont, Gérard-François à l’Assemblée nationale, dans : Boudié, Florent, « Avis fait au nom de la Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire sur le projet de loi, adopté par le Sénat, après engagement de la procédure accélérée, relatif à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral (n° 2100) », Assemblée nationale, n° 2 106, 8 juillet 2014, p. 11-13 et 25-29 ; Audition du 26 juin 2014 de : Dumont, Gérard-François au Sénat, dans : Delebarre, Michel, « Rapport fait au nom de la Commission spéciale sur le projet de loi relatif à la délimitation des régions », Sénat, n° 658, 26 juin 2014, p. 154-156 ; « Les coûts des fusions des régions dérapent », Les Échos, 6 février 2018.
[11] Toutefois, votée par l’Assemblée nationale le 30 janvier 2018 en première lecture, une proposition de loi Ferrand-Fesneau relative au transfert des compétences eau et assainissement prévoit la possibilité de reporter, au 1er janvier 2026 au plus tard, le transfert des compétences eau et assainissement aux communautés de communes si une minorité de blocage (25 % des communes représentant au moins 20 % de la population) le demande.
[12] Cf. par exemple : « La France des marges et l’indispensable attractivité des territoires », Dumont, Gérard-François, dans : La France des marges, Woessner, Raymond, Paris, éd. Atlande, 2016.
[13] Gissur Ó. Erlingsson, Modelling Secessions from Municipalities, Scandinavian Political Studies, Vol. 28 – No. 2, 2005 ISSN 0080–6757 ; cité par : Dumont, Gérard-François, « La démocratie se construit par le bas », Ensemble, inventions la commune du XXIème siècle, Paris, Association des Maires de France (AMF), 2016.
[14] The reform to restructure municipalities and services in Finland: A research perspective. A summary of the findings of the Evaluation Research Programme ARTTU 2008-2012, Pentti Meklin and Marianne Pekola-Sjöblom (eds.), ; cité par : Dumont, Gérard-François, « La démocratie se construit par le bas », Ensemble, inventions la commune du XXIe siècle, Paris, Association des Maires de France (AMF), 2016.
[15] De la démocratie en Amérique, Pagnerre, 1848, tome 1.
[16] Callois, Jean-Marc, « Le citoyen, grand oublié des réformes territoriales », Population & Avenir, n° 732, mars-avril 2017.
[17] La création de commune nouvelle a été rendue possible par une initiative parlementaire venant du président de l’AMF et inscrite dans la loi du 16 décembre 2010 de réforme territoriale afin de permettre une fusion plus simple des communes. Des communes nouvelles peuvent être crées à la demande d’au moins les deux tiers des conseils municipaux des communes d’un même établissement public de coopération intercommunale (EPCI), à la condition qu’ils représentent plus des deux tiers de la population totale.
[18] Propos réitérés après le présent colloque lors de la 4ème rencontre nationale des communes nouvelles, organisée le 15 mars 2018 par l’AMF (Association des maires de France et des présidents d’intercommunalité) ; cf Maire-info, 16 mars 2018.
[19] « Géopolitique des territoires français : décentralisation versus recentralisation », Dumont, Gérard-François, revue Limes, Rome, 2018.
[20] Les territoires français : diagnostic et gouvernance, Dumont, Gérard-François, Paris, éd. Armand Colin, collection « U », 2018.
[21] « Territoires : le modèle « centre-périphérie » désuet ? », Outre-Terre, n° 51, 2017 ; « Territoires : un fonctionnement radial ou réticulaire ? », Population & Avenir, n° 723, mai-juin 2015.

Le cahier imprimé du colloque « Désertification et réanimation des territoires » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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