L’aménagement du territoire, une passion française

Intervention de Jean-Pierre Duport, Délégué à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR) de 1989 à 1993, ancien préfet de Paris et ancien préfet de la région Île-de-France, lors du colloque « Désertification et réanimation des territoires » du 27 février 2018.

Messieurs les ministres,
Mesdames,
Messieurs,
Chers amis,

Bien que, né dans les Landes, je sois originaire de la « diagonale du vide », je vais essayer de nourrir votre réflexion.

L’aménagement du territoire, une passion française, l’intitulé de mon propos s’inspire du titre d’un ouvrage de Philippe Estèbe [1].

Je commencerai par une citation :

« i[Le temps est révolu où la prospérité des uns pouvait s’accommoder de la misère des autres. En matière sociale, c’est une vérité qui nous est devenue évidente. […] Mais, s’agissant de l’inégalité entre les régions, cette vérité a mis du temps à apparaître. Ce n’est pas seulement qu’il s’agisse de procéder à une action de justice distributive, en quelque sorte, dans la répartition des activités entre les régions. À des motifs de cet ordre s’ajoutent de très importants motifs économiques. Le fait que certaines régions connaissent un développement insuffisant ou que s’y installe une sorte de maladie de langueur est pour la collectivité tout entière un lourd handicap. À l’inverse, il est un seuil au-delà duquel la concentration en un même lieu des activités, même si elle facilite le fonctionnement des entreprises, constitue pour la nation une charge qui peut être diffuse mais qui n’en est pas moins lourde. Le but de l’action gouvernementale est, bien entendu, de remédier à cette inégalité et de chercher à tendre vers l’équilibre. Mais nous ne devons pas nous dissimuler qu’il s’agit là d’une action de très longue haleine […]. Il s’agit de composer le futur visage de notre patrie. Il s’agit aussi, au jour le jour, dans nos actes et dans nos réalisations, de choisir, en fonction de nos moyens, les entreprises qui permettront de préparer le modelage d’un pays plus homogène. […]Le but est de développer ou de chercher à développer les capacités et les aptitudes de chaque région, de telle manière que celle-ci puisse fournir à la prospérité générale sa juste contribution et qu’elle puisse, sur son propre sol, faire vivre aussi bien qu’ailleurs une population correspondant à ses moyens, mais à ses moyens utilisés au mieux.Ainsi conçue, la politique d’aménagement du territoire est la grande affaire de la nation tout entière. Elle sera bientôt, elle est même déjà aujourd’hui la grande affaire de l’Europe. ]i […] »

Je pense, Monsieur le ministre, que vous pourriez assumer une bonne partie de ce discours de Georges Pompidou, dans une déclaration de politique générale du 26 novembre 1963, il y a près de cinquante-cinq ans. Cela montre que le sujet de l’aménagement du territoire demeure une préoccupation constante et que les thèmes qui en sont sous-jacents sont permanents.

Avant de faire un bref retour en arrière et d’affirmer quelques convictions personnelles, je reprendrai le titre d’un article que j’avais publié dans la lettre de la DATAR, en février 1993, à un moment où une alternance politique se profilait (j’ai quitté la DATAR fin 1993) : « L’Aménagement du Territoire doit être le magistère de la boussole ».

Pour moi, il n’y a pas de politique d’aménagement du territoire sans action à un triple horizon : celui du long terme, la prospective, car l’aménagement du territoire relève de la logique du paquebot plutôt que de celle du hors-bord et nécessite d’anticiper l’iceberg ; celui du moyen terme, en veillant à ce que les grandes politiques publiques intègrent une dimension territoriale, qu’il s’agisse des transports (des « mobilités » dirait-on aujourd’hui), de l’éducation (de l’école à l’université), de la culture, de la santé ; mais aussi l’horizon du court terme, en éteignant les incendies lorsqu’ils se produisent. Il faut articuler les trois. Il n’y aurait aucun avantage à éteindre un incendie si l’on n’a pas une vision du développement des territoires concernés.

Jean-Pierre Chevènement a déjà évoqué les origines : « Paris et le désert français », le début des années 60 et la création de la DATAR. J’ai en effet le privilège d’avoir succédé à la fois à Olivier Guichard et Jérôme Monod d’un côté et à Paul Delouvrier de l’autre. Comme vient de le dire Jean-Pierre Chevènement, nous étions déjà dans la période des « Trente Glorieuses », avec un État fort. Olivier Guichard, comme Jérôme Monod ou Paul Delouvrier, avaient l’oreille du Président de la République et incarnaient la figure du haut fonctionnaire gaulliste à la frontière du politique.
Nous avions une structure industrielle puissante, à base de mines et de sidérurgie et toutes les forces économiques se situaient à l’Est de la ligne Le Havre-Marseille. Aujourd’hui on devrait nuancer fortement ce propos.

L’agriculture était forte et présente sur tous les territoires.

Nous avions des relais puissants auprès des administrations, préfets, DDE (directions départementales de l’équipement), DDA (directions départementales de l’agriculture) et bénéficiions de la force de l’ingénierie d’État – j’y reviendrai, au moment où le ministre a le projet de créer une Agence de la cohésion des territoires.

Les politiques avaient quelques axes forts : le concept de « métropole d’équilibre » est né à cette époque. Il était possible de conforter ces métropoles d’équilibre. C’était l’époque où Jérôme Monod pouvait dire aux patrons de Motorola [2] : vous vous installez à Toulouse ou vous ne vous installez pas en France. Aujourd’hui, nous nous roulerions par terre pour qu’une entreprise de ce type consente à s’installer où que ce soit sur le territoire national.
C’était l’époque du grand développement des infrastructures routières et ferroviaires et des infrastructures téléphoniques. Je salue la mémoire d’Hubert Germain à qui l’on doit le développement du téléphone [3]. À l’époque, on en était encore à demander « le 22 à Asnières ».
La politique culturelle a été un élément important de l’aménagement du territoire. Tout le monde a oublié le nom de Jeanne Laurent [4] qui fut la papesse de l’action en matière culturelle au plan des territoires et à qui l’on doit beaucoup.

Enfin, l’agriculture a été confortée à l’époque par la mise en œuvre de la PAC (Politique agricole commune), ce dont on ne peut que remercier Edgard Pisani.

Tout ceci avec une vision du long terme. Cette période se termine par la publication du « scénario de l’inacceptable » [5], élaboré à travers les travaux d’Herman Kahn, et qui, rétrospectivement, n’est pas très éloigné de choses que nous avons vues se réaliser depuis. L’inacceptable a été malheureusement en grande partie réalisé.

Des bouleversements successifs ont eu raison de ce bel équilibre.

Jean-Pierre Chevènement les a évoqués : la première crise pétrolière de 1973 ; la mondialisation et la globalisation de l’économie ; la mise en place du marché unique et de la politique de la concurrence.

Ces bouleversements ont eu des conséquences très importantes. Je veux rappeler que la part de l’industrie dans l’emploi total tombe de 26 % à 22 % entre 1975 et 1981. 700 000 emplois disparaissent et la croissance chute de 6 % à 2 %. Sont particulièrement visés l’Est et le Nord-Pas-de-Calais mais aussi tous les autres bassins industriels de plus ou moins grande taille partout sur le territoire, en Normandie, en Bourgogne, dans le Sud-ouest.
Les territoires ruraux sont victimes des suites et des conséquences de l’exode rural, même si celui-ci est antérieur.

Enfin, le dernier traumatisme, en tout cas pour l’appareil de l’État, est celui de la décentralisation, en 1982-83, qui fait perdre à l’État une grande partie de ses moyens d’action.

Face à ces événements, je voudrais souligner – on pourrait s’en inspirer aujourd’hui – les réactions tout à fait positives de la politique d’aménagement du territoire et de son instrument, la DATAR, même s’il y a eu aussi des ombres. J’y reviendrai.

Le premier élément a été la bataille pour réindustrialiser un certain nombre de territoires, ceux de l’Ouest, ceux du Nord-Pas-de-Calais, de la Lorraine, des Ardennes, de la Normandie, du Massif Central. La technique des commissaires à l’industrialisation a été très mobilisatrice parce qu’elle fonctionnait en réseau. Ces responsables s’appuyaient sur un instrument financier, la prime d’aménagement du territoire (PAT), et sur le réseau des bureaux de la DATAR à l’étranger (au Japon, en Chine aux États-Unis, en Europe du Nord), formidablement puissants. Ils s’appuyaient aussi sur des associations régionales qui rassemblaient l’ensemble des partenaires locaux et notamment des responsables économiques et politiques. Le fonctionnement en réseau est à mon avis une des raisons majeures du succès de cette politique de réindustrialisation.

Le deuxième point sur lequel je veux insister est la politique de qualité des produits agricoles, elle aussi initiée à cette époque-là, qui doit beaucoup à l’impulsion de la DATAR, notamment à travers la politique de la montagne. Si aujourd’hui on voit encore des publicités sur le reblochon, c’est parce qu’on a valorisé les appellations d’origine contrôlée (AOC), pas seulement en matière viticole mais sur l’ensemble des produits agricoles.
Je ne parlerai pas des fonds européens, évoqués par Jean-Pierre Chevènement.

Je ne parlerai pas des contrats de plan État-région inventés par Michel Rocard, si ce n’est pour souligner que sans ces contrats de plan État-région on n’aurait pas pu développer comme on l’a fait les infrastructures et réaliser avec succès des opérations comme le plan Université 2000 [6].

Je ne voudrais pas négliger deux autres éléments dans cette action mobilisatrice :

L’action de l’ingénierie publique. Pour mener ces actions, il fallait avoir des équipes d’études puissantes, les OREAM (organismes régionaux d’étude des aires métropolitaines) ou les CETE (centres d’études techniques de l’équipement). Nous avions une ingénierie publique très forte en dehors de celles qui pouvaient être implantées dans les DDE et dans les DDA.

Le résultat a été très positif, de mon point de vue, parce qu’il a abouti à la réindustrialisation du Nord et de la Lorraine, où l’on s’appuyait sur une main d’œuvre d’une grande qualité. Certaines de ces entreprises ont fermé depuis. On s’en est désolé, on n’a pas manqué de remarquer que ces entreprises avaient bénéficié d’aides de l’État, oubliant qu’elles ont souvent offert aux travailleurs de ces régions des emplois pendant vingt ou trente ans. Je me souviens de ma première visite à Longwy et de la désespérance qu’on pouvait lire sur le visage des sidérurgistes qui venaient d’être licenciés. Je pense, ceci étant, que le pôle européen de développement, une des actions dont Jacques Chérèque [7] était fier, a été un élément important pour le redéveloppement de cette zone.

C’est le moment du développement des réseaux des trains à grande vitesse (TGV) et de la réalisation de ce qu’André Laignel appelait les « autoroutes d’aménagement du territoire ».

Grâce à ces infrastructures, on a développé des projets. Je veux souligner avec force qu’il n’y a pas d’aménagement du territoire s’il n’y a pas de projets. Ce n’est pas la peine de créer des infrastructures s’il n’y a pas de projets. Comme le disait un ingénieur des Ponts qui a travaillé longtemps à la DATAR, « Le train s’est toujours arrêté à Laroche-Migennes, il ne s’est jamais rien passé à Laroche-Migennes ». S’il n’y avait pas eu le TGV il n’y aurait pas eu Euralille [8], il n’y aurait pas eu Euroméditerranée [9], il n’y aurait pas eu les développements que l’on observe autour de la gare de La Part Dieu [10] à Lyon, il n’y aurait pas eu des développements à Strasbourg, en Lorraine et, aujourd’hui, à Bordeaux, à Nantes et à Rennes. L’effet TGV, pour moi indéniable, ne doit pas être réduit à l’augmentation des prix fonciers !

Il en est de même de l’impact d’Université 2000.

Il ne faut pas oublier, dans les résultats positifs, que c’est au début de cette même période qu’est née la politique de l’environnement, autour de Serge Antoine et des équipes de la DATAR.

Il y a aussi des ombres.

La première ombre a été la réduction de l’appareil militaire qui a eu en matière d’aménagement du territoire, notamment des territoires à dominante rurale, un effet tout à fait négatif, par exemple dans le département de l’Aisne, site de nombreuses garnisons, ou dans des coins comme Barcelonnette. Jacques Chérèque, récemment décédé, pour qui j’avais une profonde admiration, avait coutume de dire : « Pierre Joxe ferme les casernes et moi je saute sur Kolwezi ». Il était en effet périlleux de venir annoncer, en 1990, à Barcelonnette, le départ du onzième bataillon des chasseurs alpins [11], qui faisait vivre la vallée de l’Ubaye depuis 1948 (1000 hommes dont 200 cadres). Les anciennes villes de garnison connaissent de graves difficultés économiques. La réponse qu’a donnée l’État, même si elle a eu beaucoup de succès n’a pas été, à mon avis, la réponse adaptée. En effet, pour combler le départ des régiments, et pour utiliser l’immobilier libéré, on a transféré beaucoup d’administrations de l’État. Faute de main d’œuvre qualifiée, on ne pouvait implanter d’activités industrielles dans ces zones qui n’avaient pas de tradition industrielle. On a donc transféré des administrations mais on les a transférées sans réflexion. Or, même si je ne suis nullement hostile à la décentralisation des administrations et des services publics, je pense que celle-ci n’a pas de sens si on n’a pas réfléchi au fonctionnement de l’appareil de l’État. Tout ceci n’était pas « pensé ».

Par ailleurs, surdéterminés par le problème des pôles de conversion [12], trop préoccupés par l’immédiateté, on n’a pas réfléchi sur le long terme.

Si on a développé les TGV, on a négligé l’entretien des autres lignes pendant trente-cinq ans sans avoir réfléchi, là non plus, à l’adaptation du service public, sans avoir « pensé » le service public. On en voit les conséquences aujourd’hui. Au moment où on se pose la question de l’avenir de ces lignes, il eût été utile d’examiner des expériences intéressantes, telle l’expérience, menée en Bretagne, de trains qui fonctionnent comme des cars, le conducteur étant en même temps receveur et contrôleur, entraînant des économies d’échelle qui permettent de maintenir l’activité des lignes. Cela n’a jamais été fait pour des raisons que l’on peut imaginer, si l’on se place du point de vue de la SNCF.

On ne s’est pas non plus préparés à l’évolution des services publics. Un appel d’offres sur le numérique lancé par la DATAR, en 1990, notamment sur l’utilisation du numérique dans les différentes administrations, je pense en particulier à la télémédecine, connut un échec cuisant, obtenant très peu de réponses.

Depuis, on a assisté à un lent délitement de l’aménagement du territoire :

Conséquence du marché unique, les incitations à l’implantation d’entreprises sont devenues plus difficiles et on a vu se poursuivre les réductions d’emplois. De 2006 à 2015, les industries manufacturières ont perdu 27 300 établissements (18 % du nombre des établissements) et 530 000 emplois (15 % de l’emploi).

La DATAR a perdu le contrôle sur les investissements au profit de Bercy. Je n’ai rien contre la création du dispositif qui a abouti aujourd’hui à Business France mais on a suivi une logique fondée davantage sur la recherche d’investissements financiers que sur celle d’investissements industriels, contrairement à ce qui était fait dans la période précédente.

Malgré des efforts d’inventivité tout à fait remarquables, que je salue : les pôles de compétitivité [13], les clusters [14], toujours sur l’idée de fonctionner en réseau, la DATAR, a perdu du poids et s’est retrouvée ballottée. Rattachée au ministère de l’Intérieur et non plus au Premier ministre, à la demande de Nicolas Sarkozy, elle est passée de l’avenue Charles Floquet à la rue de Penthièvre puis de la rue de Penthièvre au carrefour Pleyel. De DATAR elle est devenue DIACT (Délégation interministérielle à l’aménagement et à la compétitivité des territoires), avant de redevenir DATAR (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale) puis Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET). Même si l’idée du rapprochement entre la DIV (Délégation interministérielle à la ville) et la DATAR était une bonne idée, je ne suis pas sûr que le terme CGET était l’idéal. Enfin, grâce à vous, Monsieur le ministre, elle est revenue avenue de Ségur. Heureuse décision car la DATAR, dans son rôle interministériel ne peut fonctionner que dans un lieu central. On ne peut faire bouger l’appareil de l’État si on n’est pas au cœur de cet appareil.

Je ne reviendrai pas sur la réduction des moyens ni sur les fonds européens et la perte de leur contrôle que Jean-Pierre Chevènement a évoquée.

Enfin on a assisté à la montée des acteurs régionaux et locaux sans en tirer les conséquences opérationnelles, notamment quant aux liens entre les métropoles et leurs territoires.

Je terminerai en déplorant que la RéATE (Réforme de l’administration territoriale de l’État) ait conduit à un affaiblissement de l’appareil de l’État et pas du tout à sa remobilisation.

Aujourd’hui et demain

Pour prendre en compte les réalités, je vous ferai part de quatre convictions :

L’aménagement du territoire n’est pas une science exacte. Il n’y a pas de modèle mathématique, économique ni géographique permettant une répartition optimale des moyens et des facteurs. Et l’aménagement du territoire est une politique keynésienne par essence.

La mobilité des citoyens et des entreprises est un fait. Priscilla de Roo, une de mes anciennes collaboratrices à la DATAR, parlait joliment du « butinage territorial incessant des habitants et des entreprises ». Il faut en tenir compte dans les politiques que l’on mène. Dans toutes les études faites en matière de services publics, tout particulièrement en matière d’éducation et de santé, on constate que les habitants font un arbitrage entre qualité et proximité. Il faut veiller à ce qu’il y ait qualité et le maximum de proximité. Si on n’a que l’un ou l’autre, on va dans le mur.

Il ne faut pas non plus opposer mondialisation et localisation (Bottom up et Top down) mais jouer avec les deux car les territoires, facteurs de cohésion sociale et d’innovation industrielle, sont au cœur des enjeux et des stratégies qui visent à renforcer l’attractivité et la complexité du pays. À l’heure de la complexité il faut se fixer comme principe non une vaine égalité des territoires mais une égalité des chances des territoires. Il faut donner à chaque territoire la possibilité de développer des projets correspondant à ses capacités. Limoges n’a pas le poids de Marseille mais j’ai toujours été frappé par la capacité qu’a eue Limoges à utiliser sa compétence en matière de céramique pour développer l’utilisation innovante de la céramique dans de nouveaux process industriels à travers le pôle ESTER [15].

Les maîtres mots dans les années 60 étaient équilibre, harmonie et redistribution, solidarité. Il faut garder solidarité mais il faut y ajouter aujourd’hui management, réseaux, mobilité et réciprocité.

Je terminerai par sept axes d’action :

Il faut revenir aux fondamentaux. Il n’y a pas de politique d’aménagement du territoire sans vision à long terme, sans influence sur les politiques à moyen terme, sans action à court terme. Il faut donc relancer la réflexion prospective qui est engagée par le CGET et mieux l’articuler avec l’action de France Stratégie [16]. Tous les travaux de France Stratégie devraient avoir une dimension territoriale.

Il faut veiller à ce que toutes les réformes, toutes les inflexions des politiques publiques, particulièrement en matière de mobilités, d’universités, de recherche, de sécurité, soient jugées en fonction de leur impact territorial. Je n’ai pas besoin, à l’heure de la réforme de la SNCF, d’évoquer le sujet des TGV et des petites lignes. Il faut systématiquement que les études d’impact comportent un volet territorial. De ce point de vue, sur les politiques sectorielles, je ne saurais trop insister sur l’importance des politiques de santé et de sécurité. Les principales inégalités territoriales, celles qui sont le plus ressenties, concernent souvent la santé (ne pas pouvoir accéder rapidement à un hôpital, une clinique ou une maternité est un vrai problème) et la sécurité, je n’ai pas besoin d’y revenir, notamment au titre de la politique de la ville.

Je milite pour qu’on ne fasse pas de nouvelles réformes de nos structures territoriales, sauf à supprimer la métropole du Grand Paris – mais je ne suis pas très objectif sur ce point, ayant été préfet de région – et sauf à donner une fiscalité plus dynamique aux régions. Je pense aussi qu’il faut revoir le mode de calcul de la DGF (dotation globale de fonctionnement) pour lui donner un caractère moins statique et moins tourné vers le passé et donner une prime aux territoires dynamiques. Je ne dirai pas qu’il faut faire évoluer en douceur le département… Je trouve que les propositions qu’avait faites Manuel Valls en son temps, en distinguant les trois types de situations dans lesquelles on gardait les départements, les faisaient évoluer dans le sens que vous (s’adressant à Jean-Pierre Chevènement) proposait Pierre Mauroy en 1998, qui était de faire gérer les départements par des présidents d’intercommunalités. Mais, pour avoir déjà participé à un colloque de Res Publica [17], je garde le souvenir de m’être fait corriger vertement pour avoir osé dire que le département, notamment en Île-de-France, n’avait pas un avenir considérable.

Il faut inciter à la contractualisation ente les collectivités. Deux millions d’emplois ont été créés entre 1999 et 2011, dont 50 % dans trente zones d’emploi. Le problème de la diffusion de la croissance est central. Je ne suis pas partisan de la lutte contre la métropolisation. On a besoin de métropoles fortes. La « métropole d’équilibre » n’est pas un concept ringard, comme n’est pas ringard celui d’armature urbaine. Il faut donc établir des liens financiers entre régions, métropoles, réseaux de villes moyennes et petites villes. Pour cela, je crois que la contractualisation devrait être centrale.

Enfin, la politique de la ville est pour moi un élément essentiel de la politique d’aménagement du territoire. Je vois deux priorités : l’emploi et l’école. Il y a eu des succès qui prouvent qu’on peut agir sur la réalité : j’ai vu l’évolution de Clichy-Montfermeil depuis vingt ans. Mais la priorité, notamment à l’heure de la réforme de l’apprentissage et de la formation professionnelle, est celle de l’emploi des jeunes. Il faudrait une sorte d’ANRU (Agence nationale pour la rénovation urbaine) de l’emploi des jeunes.

Je terminerai par deux remarques d’ordre général :

Pour tous les territoires, la priorité est aujourd’hui le numérique. Le haut débit généralisé n’a que trop tardé. J’ai pris tout à l’heure l’exemple de la télémédecine, je crois beaucoup à son développement mais il faut encore que le numérique soit efficace.

Enfin j’évoquerai un thème transversal, celui de l’ingénierie publique. J’ai évoqué la faiblesse de cette ingénierie publique et l’impact des réformes comme la RéAT dans les années récentes. On ne va pas revenir aux DDE et DDA mais il faut créer des pôles forts d’ingénierie publique. C’est dans ce sens, Monsieur le ministre, et ce n’est pas flagornerie, que j’interprète votre volonté de créer l’agence de la cohésion des territoires. C’est pour moi un élément essentiel. Il faut que l’État aide les territoires à vivre et que ceux-ci aient la capacité de réfléchir à leur avenir. Il faut mettre les territoires en situation d’inventer leurs projets. Il n’y a pas de politique d’aménagement du territoire sans innovation.

Je conclurai par une conviction : il n’y a pas de territoire condamné, il n’y a que des territoires sans projet.

Merci.

—–

[1] L’égalité des territoires, une passion française, Philippe Estèbe, éd. PUF, coll. La ville en débats, avril 2015.
[2] Depuis 2013, le nom de Motorola a définitivement disparu du paysage économique toulousain. Fin 2012, la direction avait officialisé la fermeture du principal site français suite au rachat de la firme américaine par Google et à la suppression de 4 000 postes dans le monde.
[3] Hubert Germain fut ministre (UDR) des Postes et Télécommunications (1er et 2ème gouvernements Pierre Messmer (5 juillet 1972-28 mars 1973. 2 avril 1973-27 février 1974).
[4] Chartiste, nommée en 1946 à la tête de la sous-direction des spectacles et de la musique, Jeanne Laurent est remarquée pour son travail en faveur de l’accès à la culture par le plus grand nombre, notamment par le biais de la décentralisation théâtrale.
[5] DATAR, Scénario de l’inacceptable. Une image de la France en l’an 2000, La documentation Française, 1971, exemple resté célèbre d’une école française de la prospective.
[6] Le plan Université 2000 lancé par Lionel Jospin, alors ministre de l’Education nationale, a été conçu dans la période 1991-1998 pour assurer la démocratisation de l’accès à l’université, pour mieux faire face à la forte croissance annuelle du nombre d’étudiants et pour participer à l’aménagement du territoire par un rééquilibrage des équipements universitaires dans l’hexagone. C’était un schéma d’aménagement et de développement associant par des conventions de partenariat les principales collectivités territoriales à l’État. Il s’accompagnait d’un plan de financement de constructions universitaires et d’opérations de réhabilitation de locaux.
[7] En tant que préfet délégué au redéploiement industriel, Jacques Chérèque fut l’initiateur du PED (Pôle européen de développement) associant la France, la Belgique et le Luxembourg pour l’aménagement d’une zone industrielle transfrontalière dans le bassin de Longwy.
[8] Depuis le début de sa construction dans les années 1990, découlant de la création de la gare de Lille-Europe, de la LGV Nord (plaçant Lille au centre des trajets ferroviaires entre Paris, Bruxelles et Londres) et du tunnel sous la Manche, Euralille, l’un des plus grands centres commerciaux de France, contient 1 120 000 m2 de bureaux, mais également des logements, des hôtels, un casino, un palais des congrès et d’expositions, des restaurants, des parcs et espaces publics, une salle de concert, un zénith, des écoles d’enseignement supérieur ainsi que plusieurs lieux culturels.
[9] Née d’une initiative de l’État et des collectivités territoriales en 1995, Euroméditerranée est une opération d’intérêt national qui a pour ambition de placer Marseille au niveau des plus grandes métropoles européennes. Créateur de développement économique, social et culturel, Euroméditerranée est un accélérateur de l’attractivité et du rayonnement de la métropole marseillaise. Avec 480 hectares, Euroméditerranée est considérée comme la plus grande opération de rénovation Urbaine d’Europe.
[10] La Métropole de Lyon a initié un projet d’envergure, piloté par une structure dédiée, la SPL Lyon Part-Dieu, qui propose une offre tertiaire augmentée et mieux calibrée, conjuguée à une ambition forte sur les logements et les espaces collectifs.
[11] Les 1re et 2e compagnies de combat et la compagnie de commandement et des services (CCS) étaient implantés à Barcelonnette quartier Craplet.
[12] Créés en 1984, les « pôles de conversion » correspondent à des régions d’industries déclinantes, comme la sidérurgie, les charbonnages, les chantiers navals. Ces zones bénéficient d’aides publiques pour la création d’emplois, le reclassement des salariés, l’implantation d’équipements collectifs.
[13] Un pôle de compétitivité rassemble sur un territoire identifié et sur une thématique ciblée, des entreprises, petites et grandes, des laboratoires de recherche et des établissements de formation. Les pouvoirs publics nationaux et locaux sont étroitement associés à cette dynamique. Un pôle de compétitivité a vocation à soutenir l’innovation. Il favorise le développement de projets collaboratifs de recherche et développement (R&D) particulièrement innovants.
[14] Un cluster regroupe dans un bassin d’emploi des entreprises du même secteur.
[15] Le regroupement à Limoges de centre de recherches et de transfert de technologie, de formation et de nombreuses entreprises industrielles du secteur a conduit à la labellisation d’un Pôle de compétitivité : le pôle européen de la céramique.
Au sein, de la Technopole ESTER, une structure immobilière, le centre européen de la céramique a ainsi vu le jour.
[16] Héritière du Commissariat au Plan fondé en 1946, créée par décret le 22 avril 2013, modifié par décret le 24 mars 2017, France Stratégie est un organisme de réflexion, d’expertise et de concertation, autonome, rattaché au Premier ministre.
France Stratégie a quatre missions : évaluer les politiques publiques, débattre avec une pluralité de parties prenantes, anticiper les défis et les mutations et proposer de nouvelles solutions.
[17] Réforme territoriale et développement, colloque organisé par la Fondation Res Publica le 26 mai 2009 avec Jean-Pierre Duport, Conseiller d’État, ancien Datar et ancien préfet de la région d’Ile de France ; Philippe Lefebvre, Observatoire des pôles de compétitivité ; Patrick Quinqueton, Conseiller d’État et Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica.

Le cahier imprimé du colloque « Désertification et réanimation des territoires » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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