La politique étrangère de l’Iran et l’Arabie saoudite
Intervention de François Nicoullaud, ancien ambassadeur en Iran, lors du colloque « Qu’y a-t-il dans le chaudron du Moyen-Orient ? » du 12 février 2018.
Nous allons maintenant nous intéresser au point de vue iranien.
François Nicoullaud a commencé sa carrière diplomatique au milieu des années 60. À sa sortie de l’ENA, il fut nommé au Chili où il me succéda comme deuxième secrétaire dix jours après le coup d’État (septembre 1973). Son action remarquable, sous l’autorité de Pierre de Menthon, pour accueillir les réfugiés à l’ambassade de France et les exfiltrer ensuite vers la France, révéla d’exceptionnelles qualités de lucidité et de courage qu’il a confirmées par la suite. Il s’est beaucoup impliqué dans les questions culturelles et de coopération au Quai d’Orsay, notamment au moment de la fusion entre le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la Coopération. Il a été ambassadeur en Hongrie (1993-1997). Il a travaillé avec Pierre Joxe au ministère de la Défense. La diversité de son expérience lui donne une vision très large de la politique internationale. Ambassadeur à Téhéran de 2001 à 2005, il continue à nous parler de l’Iran, notamment à travers ses articles que nous lisons avec beaucoup d’intérêt dans Le Monde.
François Nicoullaud
Merci beaucoup de ces propos beaucoup trop élogieux.
J’aimerais immédiatement rebondir sur un point clef du bel exposé de Renaud Girard sur la résilience des États. On a tellement lu et entendu que les frontières « artificielles » du Moyen-Orient, dessinées par les Français et les Britanniques en 1916, lors de l’accord Sykes-Picot, étaient vouées à disparaître ! Pas du tout. Il se produit une alchimie assez mystérieuse quand on installe les gens dans des frontières, même si elles paraissent artificielles (et on sait ce que les frontières dites « naturelles » ont coûté en guerres et en désastres de toutes sortes). Cette alchimie, cette polarisation de la société qui fait que les gens s’attachent au territoire qui leur a été confié, au drapeau qui leur a été donné, est très visible en Irak. On ne donnait pas cher de l’Irak il y a encore quelques années mais on a vu qu’il y avait quand même un ressort véritablement « national » que le présent Premier ministre Abadi a très bien exprimé et concrétisé et qui, finalement, a triomphé à la fois des tentations séparatistes kurdes et des tentatives de mise sous tutelle des Iraniens. Les Irakiens prennent leurs distances avec tout cela, même s’ils savent ce qu’ils doivent aux Iraniens dans des moments dramatiques, quand l’État islamique approchait des portes de Bagdad.
Il y a des contre-exemples. La Yougoslavie a éclaté. Mais en général, les contre-exemples illustrent le phénomène de très vieilles nations qui n’ont pas disparu. Les Croates, par exemple, avaient mille ans d’histoire derrière eux. C’est vrai aussi des Slovènes et on pourrait multiplier les exemples.
La résilience des nations, la résilience du sentiment national se vérifie au Moyen-Orient. Je l’ai dit pour l’Irak, c’est vrai aussi pour la Syrie. En effet, en dépit de tous les affrontements, personne n’a demandé que l’on découpe la Syrie, même pas les Kurdes.
C’est vrai pour l’Iran. Comme toutes les révolutions (française, russe), cet objet géopolitique non identifié qu’a été la République islamique a hésité entre le prosélytisme internationaliste sous la bannière d’un islam rénové et le sentiment national ; entre la posture de Don Quichotte (volonté de rayonner dans le monde) et celle de Sancho Pança, qu’on retrouve dans la volonté de protéger le pré-carré national, en même temps que les intérêts du régime, la survie de ses dirigeants et, aujourd’hui, de leur lignée (les enfants des ayatollahs se retrouvent souvent aux postes-clés des grandes affaires et, d’ailleurs, dans de nombreux circuits de corruption).
Au début, le prosélytisme l’emporte, tous les musulmans doivent se débarrasser de leurs dirigeants corrompus et impies et se fondre au sein d’une umma reconstituée autour du guide infaillible de la révolution, l’Imam Khomeyni.
Mais après cette bouffée d’élan révolutionnaire, de projection de l’idéal islamiste, qui a connu des succès mitigés, on a assisté au retour du national, avec la guerre Irak/Iran. En effet, Saddam Hussein, qui avait peu apprécié ces appels au renversement des « mauvais dirigeants » (il était directement visé), a attaqué l’Iran. C’est alors qu’on a vu le réflexe national prendre le dessus, un peu comme à « Valmy » pendant la Révolution française, ou comme en Union soviétique avec la « Grande guerre patriotique » (quand Staline s’attaque aux nazis, il ne le fait pas au nom des idéaux prolétariens mais au nom de la défense de la « Sainte Russie »).
Les Saoudiens ont été également visés dans cette première phase de la révolution car les Iraniens leur ont contesté le contrôle exclusif des lieux saints qui, selon eux, devaient appartenir à l’ensemble de l’umma musulmane. L’année 1979 est pour les Saoudiens une « annus horribilis » : En novembre un commando de Sunnites exaltés s’empare des lieux saints de la Mecque pendant une dizaine de jours, en plein Hadj, prenant des pèlerins en otages (le ministre de l’Intérieur saoudien avait demandé le renfort d’un commando de gendarmes français du GIGN). Au même moment survient le soulèvement de la minorité chiite à l’est du pays (région pétrolière stratégique), qui scande le nom de Khomeyni. Ce soulèvement a donné lieu à une répression sanglante et les deux épisodes ont donné le signal d’une régression sur le plan intérieur avec le retour en force du wahhabisme. En effet, dans les années 70, en Arabie saoudite, il y avait des cinémas et les femmes pouvaient se déplacer sans abaya. Se sentant menacée par l’expansionnisme idéologique de l’Iran, l’Arabie saoudite bâtit alors son propre expansionnisme. C’est le début du prosélytisme wahhabite tous azimuts, le soutien aux Talibans en Afghanistan, la création du Conseil de coopération du Golfe, qui n’a d’ailleurs jamais très bien fonctionné mais qui a été conçu pour faire bloc à l’égard de l’Iran. On assiste aussi à la montée en puissance de l’arsenal militaire saoudien, avec l’achat de missiles balistiques chinois de longue portée pouvant frapper Téhéran. La rivalité qui opposait déjà l’Iran et l’Arabie saoudite du temps du Shah se cristallise à nouveau sur d’autres bases. Le roi Khaled, puis le roi Fahd soutiennent Saddam Hussein. En laissant filer vers le bas le prix du pétrole à partir de 1985, sur le conseil des Américains, ils mettent peu à peu l’Iran à genoux. Par la même occasion, ils mettent à genoux l’Union soviétique. C’est vraiment un coup double.
Côté iranien, à partir de 1981, les pèlerins iraniens à la Mecque, expressément encouragés par l’Ayatollah Khomeyni, lancent des slogans hostiles à l’Arabie saoudite, aux États-Unis, à Israël… et s’en prennent à la police ; en 1986, la police découvre des explosifs dans les bagages de pèlerins iraniens ; en 1987, nouvelle manifestation à la Mecque de pèlerins qui brandissent des portraits de l’Ayatollah Khomeyni ; il s’en suit une bousculade et des tirs de la police saoudienne qui font plusieurs centaines de morts, notamment du côté iranien. À Téhéran, les ambassades du Koweït et d’Arabie saoudite sont alors mises à sac, l’ambassade saoudienne est incendiée, les diplomates saoudiens sont pris à partie par la foule et l’un d’eux saute par la fenêtre et se tue (les Iraniens ont une vieille tradition du non-respect des privilèges diplomatiques, qui remonte au XIXème siècle, où ils avaient déjà massacré un pauvre ambassadeur russe, le diplomate et poète Griboeidov. On se souvient aussi de la prise d’otages à l’ambassade américaine en 1979). Peu après, plusieurs explosions frappent des installations pétrolières dans l’est du pays. Riyadh rompt alors ses relations diplomatiques avec Téhéran. Elles seront rétablies en 1991, après la mort de Khomeyni, sous l’impulsion du Président Rafsandjani, partisan de l’apaisement.
Dans la relation entre les deux pays, qui tend quand même à s’apaiser lentement avec la fin de la guerre Irak-Iran, l’intervention américaine en Irak, en 2003, crée un effet de seuil. Les Saoudiens ne peuvent accepter que cet important pays voisin, dirigé depuis l’empire ottoman par des Sunnites, tombe sous la coupe des chiites. Si le principe majoritaire lié à l’introduction de la démocratie doit s’appliquer au Proche et Moyen-Orient, alors la Syrie n’a plus à être sous la coupe d’un minuscule clan alaouite. Assad doit partir, les sunnites, qui représentent autour de 65% de la population doivent en prendre les commandes. S’ils sont proches du salafisme wahhabite, c’est encore mieux.
Pour les Iraniens en revanche, qui n’ont rien demandé, mais qui ont tiré les marrons du feu de l’intervention américaine en Irak, pas question de voir des sortes de néo-Talibans s’installer en Syrie, avec ensuite pour premier objectif de déstabiliser l’Irak, et de venir alors battre les frontières de l’Iran.
Tous les éléments de la crise syrienne se mettent alors en place. De part et d’autre, on va alimenter la fournaise jusqu’à ce jour.
Nouvelle brûlante déception pour les Saoudiens avec la conclusion en juillet 2015 de l’accord nucléaire entre l’Iran et six puissances, dont la négociation a été menée par les États-Unis et l’Iran. Les Saoudiens se réveillent avec la triste prise de conscience qu’ils ne sont plus les chouchous exclusifs de Washington dans la région du Golfe persique. Nouveau choc quelques semaines plus tard. Les Saoudiens réalisent qu’ils sont allés trop loin en fournissant des armes anti-chars efficaces aux rebelles syriens. L’armée d’Assad vacille, les Iraniens appellent les Russes à leur secours. Leurs bombardements commencent fin septembre, le sort de la guerre bascule du côté les forces loyales au régime. La théorie du « croissant chiite », popularisée dès 2004 par le roi Abdallah de Jordanie prend son envol, elle est rejointe par celle du « corridor terrestre Téhéran-Méditerranée ».
L’année 2015 est aussi une année charnière. Le roi Abdallah meurt, le roi Salman lui succède et, déjà très affaibli lui-même, concède de plus en plus de responsabilités à son fils chéri Mohammed, nommé dès janvier 2015, à trente ans, ministre de la Défense, responsable du conseil de gestion économique du pays et aussi responsable du pétrole. Jeune et impulsif, il s’éloigne de la ligne traditionnelle de prudence, de la posture conservatrice, presque craintive, de la diplomatie saoudienne (je me souviens par exemple qu’en 2007, alors que les Américains étaient prêts à frapper l’Iran, les télégrammes de Riyad les en dissuadaient : en dépit de leur langage guerrier, ils avaient très peur du passage à l’acte). En mars 2015, le prince Mohamed Ben Salmane, qui n’a plus ce genre de scrupule, ni le sens de la décision collective qui faisait que tout était lent, amorti dans les décisions du pouvoir saoudien, déclenche la guerre au Yémen, devenue aujourd’hui un bourbier dont les Saoudiens ne savent plus comment sortir. En septembre 2015, il est peut-être involontairement à l’origine du mouvement de foule et de la panique collective qui entraîne à la Mecque la mort de 2 000 pèlerins dont 400 Iraniens. En décembre, pour faire bon poids avec l’exécution d’une quarantaine de jihadistes, il fait décapiter un dignitaire chiite de l’est du pays qui pourtant, même s’il critiquait le pouvoir saoudien, excluait d’employer la violence pour le renverser. C’en est trop pour les Iraniens. Début 2016, l’ambassade d’Arabie Saoudite et le consulat saoudien à Machhad sont mis à sac. Les relations diplomatiques sont rompues. On en est encore là aujourd’hui. À l’heure qu’il est, force est de constater la prévalence de la méfiance et des préjugés sur les deux rives du Golfe persique.
Côté saoudien, le complexe d’une jeune nation encore mal assurée de l’avenir de ses institutions et de sa société entretient l’image d’un monde perse ennemi séculaire du monde arabe. Et le wahhabisme désigne les Iraniens comme porteurs d’un schisme aux limites du paganisme, portant atteinte à la cohésion du monde musulman. Les Iraniens au contraire présentent le chiisme comme l’un des rites de l’islam, rien dans les différentes formes de dévotion ne justifiant d’entrer en guerre les uns contre les autres. Pénétrés de leur identité millénaire, ils sont fiers d’avoir porté de grands phares de la culture et de la science universelles. Hors propos officiels, ils laissent transparaître leur commisération pour le monde arabe en général, et en particulier pour les derniers arrivés en civilisation que sont leurs voisins du Golfe persique.
Chacun sait pourtant qu’il n’y aura pas de début d’apaisement des crises du Proche et du Moyen-Orient sans un minimum de compréhension et d’acceptation mutuelles entre l’Iran et les principaux pays arabes, à commencer, en l’état d’affaiblissement actuel de l’Égypte, par l’Arabie saoudite.
Pour sortir de cette impasse, le ministre des Affaires étrangères iranien, Mohammad Javad Zarif, a plaidé récemment pour « la mise en réseau » des pays de la région afin de gérer entre eux, sans intervention extérieure, leurs différends en matière de sécurité et de tenter de faire naître entre eux, par une série de gestes mutuels, un début de détente. La première étape en serait la création d’un Forum de dialogue régional dans le Golfe Persique. Mais cette idée a du mal à prospérer. L’Arabie saoudite craint sans aucun doute de se trouver presque seule à seule avec son puissant voisin, et d’être entraînée dans un exercice qui légitimerait l’expansion de l’influence iranienne dans la région, l’Iran apparaissant aujourd’hui, quand on fait un bilan provisoire, comme le grand vainqueur. Il est douteux que les Etats-Unis acceptent de se voir écartés d’un processus déterminant pour la physionomie future de la région. On est donc, il faut le reconnaître, dans une situation bloquée. On n’ira pas à la guerre entre l’Arabie saoudite et l’Iran, les deux pays savent que ça ne peut pas aller jusque-là, mais on est devant cette situation assez frustrante pour les observateurs, pour les diplomates, devant un cas de figure où il n’y a pas de solution immédiate. Il va donc falloir attendre que le temps fasse son œuvre, que les choses bougent dans des directions inconnues pour arriver, peut-être, à débloquer cette situation.
Je termine sur cette note d’attente face à une situation de crise qui n’est pas encore dénouée.
Loïc Hennekinne
Merci beaucoup de nous avoir donné ces éléments de compréhension de la position iranienne.
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