Le chaudron moyen-oriental et la politique des puissances

Intervention de Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire de la Défense, auteur de « Dr. Saoud et Mr Jihad. La diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite » (Robert Laffont : 2016), membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, lors du colloque « Qu’y a-t-il dans le chaudron du Moyen-Orient ? » du 12 février 2018.

Loïc Hennekinne
Pierre Conesa est également un énarque. Spécialiste des affaires stratégiques, il a travaillé longtemps au ministère de la Défense avant de créer sa propre société de conseil. Le dernier de ses nombreux ouvrages, Docteur Saoud et Mister Djihad : la diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite, préfacé par Hubert Védrine (Robert Laffont, 2016), est une somme. J’avais aussi particulièrement apprécié La Fabrication de l’ennemi ou Comment tuer avec sa conscience pour soi (Robert Laffont, coll. « Le Monde comme il va », 2011).

Pierre Conesa va maintenant nous présenter les choses vues de l’Arabie saoudite, avec un focus sur la guerre au Yémen qui surprend beaucoup une communauté internationale qui peine à comprendre pourquoi elle a été déclenchée.

Pierre Conesa
Merci beaucoup. Je survolerai ce qui est justement désigné comme le « chaudron du Moyen-Orient »

Si on ne sait pas ce qu’est une frontière naturelle, on sait très bien ce qu’est une frontière artificielle. On se rend compte, par exemple, qu’on ne résoudra pas la question kurde, au cœur de la crise du Moyen-Orient, en se contentant de recommander de ne toucher à rien. Nous-mêmes avons contribué à la partition de la Yougoslavie, le Somaliland est indépendant, le Sahara occidental a été annexé… La guerre des frontières est ouverte dans beaucoup d’endroits du monde. Si, dans certains cas, la partition peut résoudre un certain nombre de questions, il ne faut pas refuser d’aborder la question.

La conclusion de François Nicoullaud me paraît malheureusement exacte : si nous nous revoyons dans quatre ans, nous traiterons des mêmes thèmes. C’est pourquoi je voudrais tenter un survol de la région pour essayer d’en expliquer la complexité et de voir quel type de comportement nous, Occidentaux, pouvons avoir.

Cette région vit la plus grave crise qu’elle ait connue depuis très longtemps.

Si on regarde le chaînage des crises, la région concernée va du Pakistan à l’Égypte et s’étend même jusqu’au Nigéria. Les Pakistanais estiment qu’ils ont perdu 74 000 personnes dans des attentats terroristes et se considèrent comme un des fronts de la lutte anti-terroriste. Les accusations de Trump passent mal et le président américain est d’ailleurs le seul à penser qu’il ne faut pas aider le Pakistan. Parmi les pays les plus touchés par le terrorisme viennent ensuite l’Afghanistan puis l’Irak. On retrouve dans ces trois pays des caractéristiques de crise qui ne se résolvent pas simplement par des discussions avec les capitales, l’Afghanistan étant probablement l’exemple le plus frappant. Ensuite, il y a évidemment la Syrie, puis le Liban, qui est dans une situation d’instabilité qui ne tient que parce que, heureusement, personne ne s’en mêle. Il y a l’occupation de Bahreïn. Il y a évidemment la guerre au Yémen. Et puis il y a le coup d’État en Égypte pour chasser les Frères musulmans et le chaos en Lybie.
Nous sommes donc dans un chaînage de crises comme cette région en a rarement connu. À cela s’ajoute une intervention de la Turquie.

Chacune des crises est à la fois une crise religieuse et une crise internationale.

Une guerre de religions entre chiites et sunnites a commencé au Pakistan et s’est étendue en Afghanistan, en Syrie, en Irak, au Yémen, à Bahreïn et même au Nigéria où Boko Haram se bat contre les chiites. Les « mauvais musulmans » sont aujourd’hui la cible première des salafistes. Le terrorisme tue aujourd’hui 90 % de musulmans. Ne pas prendre en compte ce fait, c’est entretenir l’illusion que nous pouvons, tel un chevalier blanc, contribuer à apaiser les tensions au milieu d’une guerre de religions. Je serai d’un cynisme absolu : nous avons mis un siècle et demi à découvrir la tolérance. Nous l’avons payé très cher. Je ne crois pas qu’on puisse faire l’économie de ce genre d’expérience pour découvrir ce qu’est la tolérance.

Dans chacune de ces crises, il y a une multiplicité d’acteurs.

En Syrie, il y a cinq guerres en une :
– La Turquie a pour objectif de casser le PKK, donc d’empêcher la partition (ou la reconstitution ?) du Kurdistan ;
– Les chiites contre les sunnites ;
– Les alaouites ne sont qu’une infime minorité autour de laquelle se sont regroupées toutes les autres minorités qui apportent leur soutien à Assad, notamment parce qu’elles sont conscientes que l’arrivée au pouvoir de Daech, d’Al-Nosra et même de l’ASL (Armée syrienne libre) ne rétablirait pas la laïcité telle qu’elle était à l’époque du socialisme arabe ;
– Assad contre tout le monde ;
– Nouveauté : une rivalité a donné lieu à des accrochements violents entre les héritiers d’Al-Qaïda (Al-Nosra) et Daech.
Au milieu de tout cela, les Occidentaux hésitent encore à identifier le véritable ennemi, en tout cas ils ont hésité longtemps : On se souvient que toute la France expliquait qu’il ne fallait pas bombarder Daech car cela risquerait de renforcer Assad !

Il en est de même au Yémen. Cinq acteurs pèsent sur cette crise :
L’Arabie saoudite et la coalition des pays sunnites ont décidé de s’attaquer aux Houthis qui, bien qu’à majorité chiite, se rallient à l’ancien président sunnite (Ali Abdallah Saleh) qu’ils finissent par assassiner en décembre 2017 ! Tout cela pour dire qu’on est dans une guerre assez complexe entre sunnites et chiites.
Al-Qaïda dans la péninsule arabique est considéré par la CIA comme la branche la plus dangereuse d’Al-Qaïda. Or on n’a pas compris si les Saoudiens se battaient contre Al-Qaïda ou pas. Ils ont occupé un certain nombre de villes à leur compte propre pendant une durée telle qu’on peut logiquement penser qu’AQPA est une cible prioritaire de la coalition.
Dernier acteur dans la crise : les sécessionnistes du sud, qui viennent de dire que cette guerre ne les concerne pas, sont soutenus par les Emirats arabes unis (EAU).

Au milieu de tout cela les Américains mènent leur propre lutte anti-terroriste et continuent à bombarder avec des drones. Or un drone, outre la personne visée, tue aussi un certain nombre d’innocents autour de sa cible, ce qui peut expliquer l’hostilité de l’opinion publique yéménite à l’égard des Américains. Comme au Pakistan et ailleurs, les populations civiles du Yémen sont des victimes collatérales d’une politique qui se décide à Washington.
Nous parlons de situations d’une extrême complexité. Je ne suis pas sûr que quiconque ait une idée très claire sur la façon dont cela peut se résoudre. Je rappelle que la guerre au Yémen est la sixième depuis l’indépendance du pays. Autant dire qu’au Yémen la situation normale… c’est la guerre !

Les puissances régionales ont toutes des stratégies propres, parfois opposées à celles des grandes puissances, ce qui complique encore la situation.
On l’a vu à propos de la Syrie. L’Arabie saoudite soutenait les islamistes bien que l’enjeu exprimé fût d’avoir la tête d’Assad. Mais on sait que cette guerre, telle qu’elle s’est passée, a été le champ d’ambitions tout à fait différentes. Les Iraniens, comme cela a été dit, soutiennent le régime Assad. Les Russes ont une logique de la stabilité qu’ils nous ont maintes fois expliquée : ils craignent que la destruction du régime d’Assad ne reproduise en Syrie la situation désastreuse créée par la guerre que nous avons menée en Libye. Ils ont évidemment un bon argument, c’est qu’après avoir détruit l’Irak de Saddam Hussein, on a vu l’apparition de Daech.

On ne peut pas dire que la stratégie des grandes puissances ait été d’une parfaite continuité. On n’est d’ailleurs pas sûr qu’elles aient une idée très précise du partenaire qui pourrait être l’élément de stabilité dans ces guerres à enjeux multiples. En effet chacun se bat contre tous les autres. On voit aujourd’hui les Turcs faire des incursions en Syrie pour lutter contre les Kurdes. On a vu hier les Américains bombarder des troupes syriennes et tuer des mercenaires russes pour défendre des positions ASL …

Au milieu de tout cela, dans un certain nombre de chancelleries, on entend dire qu’ « il faut y aller », qu’à l’instar des brigadistes de la guerre d’Espagne, nos jeunes se seraient engagés avec Daech pour mener une guerre de libération contre le dictateur Assad. La diplomatie occidentale, dans le long terme, a parfois été assez surprenante. Nous avons contribué à détruire tous les régimes laïques du monde arabe. Nous avons contribué à mettre Nasser sous embargo. Et si, heureusement, nous n’avons pas contribué à détruire Saddam Hussein, nous avons quand même détruit le régime de Kadhafi. Avec un peu de chance, nous aurons la tête d’Assad ! Tout cela au bénéfice de la seule force politique organisée, les islamistes. On peut négocier avec les Frères musulmans, parce qu’il y a une structure. Mais on ne négocie pas avec Daech dont le projet politique est la reconstitution du Califat, une entité supranationale qui regrouperait les sunnites. Les ennemis de Daech sont d’abord les « mauvais musulmans », chiites en tête puis soufis, ensuite les Occidentaux, enfin les Juifs. Mais j’insiste sur le fait que les massacres concernent d’abord les populations musulmanes. La dynamique de crise n’est pas forcément celle qu’on met en avant et donc la forme militaire de notre intervention pose problème.

Le soutien fanatique et constant à l’Arabie saoudite a été la deuxième grande erreur. Théoriquement une résolution met sous embargo les ventes d’armes aux belligérants… Il semblerait que l’Arabie saoudite ne figure pas sur la liste ! (Seule l’Allemagne a voté l’embargo sur les armes à destination de l’Arabie saoudite). Le soutien à Riyad est allé très loin. Entendre Trump, en Arabie saoudite, expliquer que le terrorisme prend sa naissance en Iran alors que nous avons eu dans nos rues 240 morts et 900 blessés imputables au salafisme, pur produit de l’Arabie saoudite… on s’interroge : les intérêts de l’Europe et des Etats-Unis sont-ils les mêmes ?

Trump, qui n’a aucune expérience internationale (on se souvient de l’épisode de son dialogue avec Kim Jong-un), est capable de faire des déclarations totalement contre-productives qui ne sont pas de l’intérêt des Européens. Cela devrait nous conduire à avoir notre analyse propre sur la crise. L’un des résultats de notre (absence de) diplomatie sur la Syrie, c’est que nous nous retrouvons en marge des tables de négociations. Celle des Russes ne nous accorde pas beaucoup de place. Je ne suis pas sûr que celle des Américains nous en accorde. En effet, nous nous sommes contentés de suivre ce qui se décidait ailleurs. Nous avons pensé que la crise se jouait à l’ONU auprès des membres permanents du Conseil de sécurité au lieu de regarder la réalité de la crise. « Piller d’abord, brûler ensuite », disait ce Viking à son fils. Nous avons commencé par brûler, ensuite nous avons essayé de réorganiser… La militarisation des crises dans lesquelles nous nous sommes engagés depuis la disparition de l’URSS – dont quelques-uns des résultats furent la Lybie et aujourd’hui la Syrie – nous a empêchés d’avoir une analyse politique claire afin de savoir si le moyen militaire était une solution à la crise. Je n’aurai pas la cruauté de rappeler le magnifique insuccès de l’Afghanistan, dont, heureusement, nous nous sommes retirés.

En tant que Français, je me pose la question du coût de nos interventions. J’ai fait le calcul pour l’Afghanistan, une opération terminée. Pour 3 000 hommes, le coût complet, calculé selon la méthode américaine (remplacement des matériels, paiement des pensions etc.) s’élève à 8 milliards d’euros. Le coût des OPEX ne se limite pas aux 800 millions budgétés chaque année. Le coût complet d’une opération militaire est un trou qui ne cesse de se creuser.

Dernier constat, lancinant : Nous avons été totalement incapables d’amener Israël à une table de négociations. Cette situation est un scandale dans l’ensemble du monde arabe. Nous sommes capables d’envoyer des troupes combattre Assad, on nous explique qu’il faut protéger les Kurdes mais il n’est jamais dit qu’il faut protéger les Palestiniens. Lors de la dernière opération, Gaza a reçu, au mètre carré, plus de bombes que l’Allemagne pendant la Seconde guerre mondiale. Est-ce comme cela qu’on arrêtera le salafisme ?

Je suis favorable à ce qu’on arrête et qu’on réfléchisse (comme disait Gébé [dessinateur de Charlie hebdo mort en 2004] : « On s’arrête, on réfléchit, et c’est pas triste. »). En effet, nous nous sommes enferrés dans des crises où, absurdement, l’analyse politique suivait l’analyse militaire.
Baudrillard l’avait dit à propos de la décision américaine d’envahir l’Irak : contrairement à la théorie énoncée par Clausewitz, la guerre n’est plus la continuation de la politique par d’autres moyens, avec George Bush c’est la continuation d’une non-politique.

Nous n’avons pas de politique au Moyen-Orient. Ce qui se décide à Washington n’est pas une politique. Mais nous avons décidé que Washington était le chef d’orchestre et nous avons suivi. La France a largement contribué aux erreurs commises au Moyen-Orient en surmilitarisant. Nous avons hésité sur les cibles en Syrie. Nous avons été d’un silence assourdissant sur le Yémen et, comme cela a été dit, nous avons rejeté la Russie. L’actuel Président de la République, sans doute conscient du désastre que fut la politique de l’équipe précédente, est en train de revoir la diplomatie française.

La France reste l’un des plus gros fournisseurs de l’Arabie saoudite, notre meilleur client en matière d’exportations depuis une vingtaine d’années. Au Yémen, le bilan humanitaire est aujourd’hui l’un des plus dramatiques qui soit. On estime que l’épidémie de choléra pourrait toucher un million de personnes. Il y a eu 10 000 morts. On estime que 30 % de la population est en situation de famine. Cela sous embargo des pays intervenant contre le Yémen. La situation fait écho à quelques épisodes de l’histoire : Hitler avait retenu Beneš quand il avait voulu démembrer la Tchécoslovaquie. MBS a voulu faire la même chose avec le Liban. Heureusement, le Président français est allé expliquer aux Saoudiens que ce sont des choses qui ne se font pas…

Je relève aujourd’hui trois facteurs de crise :
Il y a un problème saoudien, il ne faut pas le cacher : l’Arabie saoudite est un grand perturbateur régional. Crise à Bahreïn, embargo contre le Qatar, invasion au Yémen, soutien maintenu aux salafistes et tension avec l’Iran.
Un deuxième perturbateur, l’Iran, raisonne en tant que puissance régionale relativement classique, en fonction de son accès aux autres zones chiites sur la planète.
Les États-Unis, dans leur version Trump aujourd’hui, sont un troisième perturbateur.

Si nous continuons à nous en mêler comme nous le faisons actuellement, cette crise régionale peut devenir une guerre mondiale. Si les Américains rentrent dans une guerre avec l’Iran, il est évident que les Russes ne laisseront pas faire. Et nous nous retrouverons dans un scénario classique où nous ferons une guerre sans même nous être interrogés sur nos intérêts propres.

J’en arrive à un constat d’impuissance : Il vaut mieux ne pas intervenir que de devenir co-belligérants. C’est le scénario que nous avons connu en Irak. Après avoir soutenu l’Irak à l’époque de la révolution iranienne, nous sommes progressivement devenus co-belligérants (pour éviter de perdre le coût de nos contrats d’armement).

Nous devons être conscients que la France est particulièrement exposée à des retours de flamme du Moyen-Orient. En effet, la France a la plus grosse communauté musulmane, la plus grosse communauté juive de tous les pays de l’Union européenne. Nous avons eu 240 morts et 900 blessés dans nos rues. « Vous tuez les enfants chez nous, on vient tuer les enfants chez vous », lançait un des assaillants du Bataclan. Il est en effet plus facile de les tuer ici que d’aller les tuer aux États-Unis. Nous serions bien inspirés de nous interroger sur le rapport entre notre sécurité intérieure et les avantages que nous pouvons tirer d’une participation militaire à quelque chose qui, finalement, est d’une certaine complexité.

Dernière remarque, il n’y a pas de lien mécanique entre nos ventes d’armes et nos interventions militaires. L’Allemagne nous a dépassés en matière d’exportation d’armement sans participer à aucune intervention militaire.

Je vous remercie.

Loïc Hennekinne
Merci beaucoup. Nous avons eu trois exposés extrêmement complets qui ont montré que nous nous trouvons dans une situation que nous ne maîtrisons pas.

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Le cahier imprimé du colloque « Qu’y a-t-il du chaudron du Moyen-Orient ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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