Débat final lors du colloque « L’Europe, comment ça marche et comment la redresser ? » du 20 mars 2018.
Nous avons entendu des exposés très intéressants qui ont montré – c’est une bonne nouvelle – que la « machine européenne » marche bien. En tout cas suffisamment bien. Elle doit être retapée sur quelques points mais globalement elle marche bien.
Moi qui ne suis pas mécanicien, qui ne peux pas en juger savamment, j’ai une conception plus ingénue. Il me semble qu’il y a dans cette construction européenne, malheureusement, une accumulation de mensonges un peu inquiétante, parce qu’elle nous promettait la paix, la sécurité, et elle nous expose à une situation inverse ; elle nous promettait la croissance et nous sommes la lanterne rouge de la croissance mondiale ; elle nous promettait le plein emploi et la prospérité et nous avons le chômage.
Mais la question que je me pose et que je vous pose est : Que reste-t-il d’européen dans cette Union européenne ?
En réalité, l’Europe qui, au départ, était une union douanière avec un tarif douanier commun, est devenue une espèce de grande passoire. Au fond, elle n’a qu’une ambition, qu’elle n’arrive pas, malheureusement pour elle, à accomplir, c’est de réaliser le libre-échange mondial. C’est son rêve ! Ce qui n’a rien d’européen ! C’est une politique de libre concurrence dont je comprends que l’un de ses dogmes principaux est d’éviter la naissance de champions européens, ce qui n’est pas spécialement européen. C’est une Union européenne qui choisit de déléguer sa politique de défense à l’OTAN, c’est-à-dire aux États-Unis. C’est une Union européenne qui prétend avoir une politique étrangère mais dont on constate à chaque crise que cette politique étrangère est absente. Et quand elle n’est pas absente elle est nocive, comme on l’a vu en Irak.
Alors il reste, pour faire cette Union européenne, la partie la plus sacrée, ce sont les « valeurs ». Mais ces valeurs n’ont rien d’européen. Les droits de l’homme sont aussi bien japonais, australiens, qu’européens, ils n’ont rien de spécifiquement européen. L’ennui, c’est que des États Européens qui ne partagent pas ces « valeurs » sont pourtant dans l’Union européenne. Autrement dit, l’Union européenne n’est pas une entité politique mais une espèce d’entité religieuse qui a ses grands prêtres et ses dogmes. Et on peut prévoir une guerre de religions entre ceux qui prônent les droits de l’homme de façon classique et tous ces pays qu’on traite de « populistes » et d’« attardés » qui ont une autre conception des valeurs…
Alors qu’y a-t-il de réellement européen dans l’Union européenne ?
Pierre Levy
Je m’étais promis de rester coi mais, puisqu’on a dit que le prénom valait légitimité, je me permets de dire un mot pour réagir sur un détail et pour poser une question
Le détail, c’est pour aller dans le sens de Jean-Pierre Chevènement – qui n’a pas besoin que je vole à son secours – sur la question de la peur. Je ne sais pas si c’est une peur panique mais, tout de même, ce n’est pas nous qui avons inventé cette expression typiquement communautaire qu’est la « pression des pairs ». On peut appeler ça de la peur, on peut trouver un autre mot mais il y a bien un mécanisme qui fait que, quand on est en minorité, la pression est là. Elle est certainement amicale mais peut quand même présenter quelques aspects qui relèvent de ce que Jean-Pierre Chevènement a souligné.
J’en viens à la question qui m’intéresse. Vous avez souligné, M. Vimont, la difficulté à avoir un débat substantiel, sérieux, au niveau des chefs d’État mais aussi avec les citoyens. Quand on parle d’Europe ça fait fuir tout le monde, avez-vous déploré. Je le regrette aussi, pour des raisons probablement inverses des vôtres. Simplement, il faut se demander pourquoi.
Vous avez cité le Danemark. Je vous rappelle que le Danemark fait partie des pays qui ont voté non à un référendum européen, encore récemment en décembre 2015. D’ailleurs, peu importe la question, à chaque référendum portant sur l’Europe la réponse est non. J’entends bien que les référendums ne sont pas quelque chose d’absolu mais ils ont un inconvénient qui est aussi un avantage, c’est qu’on peut voter non. Or on a le sentiment – c’est une piste sur laquelle je voudrais vous inviter à réfléchir – que quand les « sachants » parlent d’Europe, c’est toujours un débat entre ceux qui sont pour, ceux qui sont pour et aussi ceux qui sont pour, voire ceux qui sont pour une autre Europe. Mais ceux qui mettent en cause les fondements mêmes de cette intégration sont-ils légitimes pour débattre ? J’ai bien en tête les figures repoussoirs qu’on va avancer pour me répondre. J’ai le sentiment que, dans les quelques cas où on accepte que ces gens existent au sein des peuples, on les traite de manière quelque peu condescendante sur le mode : ils ont peur de l’Europe parce qu’ils ont subi la mondialisation, parce qu’ils ne comprennent pas bien, parce qu’on ne leur a pas expliqué …
Je vous pose la question, à chacun d’entre vous qui êtes intervenus : Seriez-vous prêt, personnellement ou représenté par les personnalités avec qui vous travaillez, à débattre, à même hauteur, sans condescendance, avec des interlocuteurs qui s’efforceraient d’avoir des arguments factuels et qui posent la question fondamentale : Faut-il poursuivre la construction européenne ou, au contraire, faut-il que chacun des peuples recouvre sa souveraineté ? Sachant qu’il y a un vice initial de construction qui est le fait que, dès 1958, aucun des pays fondateurs n’a consulté quelque peuple que ce soit avant de ratifier le traité. Je pose cette question sans agressivité, sans que ça soit un piège. Dans un cadre qui reste à définir, accepteriez-vous de discuter avec des personnes fondamentalement opposées au principe même de l’intégration ?
Pierre Vimont
À Monsieur l’ambassadeur Robin, j’aurais envie de dire, compte tenu de mon expérience personnelle, qu’il suffit d’habiter aux États-Unis pendant quelques années pour comprendre qu’il y a un modèle européen et une réalité européenne que l’on retrouve dans toutes les statistiques. Vous avez été plusieurs, y compris vous, Monsieur le ministre, à mettre en avant la faiblesse de la croissance européenne. Il est vrai qu’elle est plus faible que d’autres. En revanche, les mêmes statistiques montrent que cette faiblesse de la croissance européenne s’est accompagnée d’une moindre inégalité sociale et d’un creusement moins fort des inégalités que dans la plupart des autres pays. C’est ce modèle économique et social européen que l’on continue aujourd’hui encore d’essayer de défendre. Il se répartit dans plusieurs secteurs différents, ce que signalait Pierre Sellal, mais il y a une réalité européenne. Dans certains États américains, quand on entend les citoyens parler de leur protection sociale, on a les cheveux qui se dressent sur la tête. Il y a donc quand même de vraies divergences, de vraies différences. Ce n’est pas parfait, nous avons encore de nombreux problèmes à régler mais il y a une réalité européenne que l’on ressent très fortement quand on voyage hors d’Europe. C’est ce modèle qu’il faut continuer à essayer de défendre face à ce qu’on voit apparaître, un contre-modèle chinois d’un côté, américain de l’autre, avec M. Trump. Ce n’est pas facile, nous ne sommes pas forcément tous d’accord sur la bonne manière d’avancer mais cette réalité européenne est quand même là. Il faut peut-être arrêter l’auto-flagellation constante car notre modèle peut être défendu avec une certaine fierté.
Sur la question que vous posez, M. Lévy, je trouve tout à fait normal que les Danois ou les Irlandais aient voté non aux traités de Maastricht ou d’Amsterdam. On en a tenu compte, on a essayé de faire évoluer les choses, plus ou moins bien. C’est très différent en ce qui concerne la Grande-Bretagne. Pierre Sellal et Pierre de Boissieu faisaient remarquer avec raison que les Britanniques, en décidant de sortir complètement du système, découvrent les contraintes et les difficultés. Les Danois ou les Irlandais, quant à eux, voulaient des améliorations sur des points très précis. Il est d’ailleurs frappant de voir dans les débats tels qu’ils se développent au sein de l’Union européenne que ceux qui pouvaient avoir des réserves vis-à-vis de tel ou tel aspect de notre intégration ont une attitude tout à fait différente depuis le Brexit. La vraie difficulté est de trouver le moyen d’organiser un débat de ce genre dans les opinions publiques. On voit bien qu’à travers la consultation qui est en train d’être lancée on essaye d’inventer une nouvelle formule. Je ne suis pas sûr que ça marchera, cette espèce de recherche permanente est extrêmement difficile. Cela signifie-t-il que les pro-européens sont tous arrogants et condescendants ? Je ne suis pas du tout d’accord avec vous sur ce point-là. Je serais tout à fait prêt à me laisser convaincre, y compris par des partisans du Brexit qui m’expliqueraient qu’ils sont en train de gagner sur tous les terrains et que l’avenir va être radieux. Pour passer beaucoup de temps actuellement en Grande-Bretagne, je peux vous dire qu’en discutant avec les uns et les autres je ressens leur profond désarroi devant l’avenir. Peut-être, dans dix ou quinze ans, auront-ils surmonté leurs difficultés et retrouvé une certaine croissance mais ce sera quand même très difficile pendant une dizaine d’années. Ils en sont tous assez conscients.
Pierre Sellal
Je partage tout ce qu’a dit Pierre Vimont à propos du modèle européen vis-à-vis du reste du monde. Les meilleurs propagandistes de cette identité, de ce modèle européen, sont aujourd’hui l’Amérique de Trump et la Chine.
Vous déplorez le manque de réalisations par quoi l’Europe s’identifie. On pourrait en réalité multiplier les sujets : Ce qui a été défini, proposé, entériné à l’accord de Paris sur le climat est un produit européen, une invention européenne dans un cadre européen. Sera-t-il mis en œuvre ? C’est toute la difficulté mais personne ne peut contester la paternité européenne du schéma. Vous avez parlé d’économie numérique, Monsieur le ministre. Le cadre juridique le plus élaboré, le plus sophistiqué, le plus complet en matière de protection des données personnelles est européen depuis quelques mois, il entrera en vigueur au mois de mai prochain. C’est une référence pour le monde entier. Vous évoquiez notre faiblesse vis-à-vis des GAFA. La seule autorité politique qui, ces dernières années, se soit révélée capable de sanctionner les GAFA, certes de manière encore insuffisante, en matière de concurrence ou de fiscalité, est l’autorité européenne. L’administration américaine elle-même s’est dite impuissante à prendre des décisions dans ce domaine.
Jean-Michel Quatrepoint
Elle vient de récupérer 65 milliards de dollars…
Pierre Sellal
… par une réforme fiscale générale. En matière de concurrence il n’y a aucune décision limitative
Jean-Michel Quatrepoint
La proposition européenne de taxe GAFA provisoire de 3 % qui, si elle est adoptée, ce qui est loin d’être acquis, ne s’appliquerait qu’aux entreprises du numérique affichant un chiffre d’affaires annuel supérieur à 750 millions d’euros au niveau mondial et de plus de 50 millions d’euros au sein de l’Union européenne, devrait rapporter globalement un montant estimé à cinq milliards d’euros.
Pierre Sellal
Cette taxe est encore en cours de négociation mais la réforme de la fiscalité américaine est de portée générale, elle n’est pas spécifique aux GAFA. Par ailleurs, l’enjeu principal, c’est la sous-fiscalisation actuelle des GAFA, par quelque pays que ce soit.
Comme Pierre Vimont, je serais très désireux d’avoir un débat pragmatique à Bruxelles mais ici c’est difficile à organiser.
J’insiste, moi aussi, sur ce que représente le Brexit aujourd’hui. On évoquait la difficulté du débat sur la réalité européenne. Ce débat, qui n’a pas eu lieu avant le référendum au Royaume-Uni, a lieu en ce moment tous les jours aux Communes. Chaque jour, les Britanniques débattent, prennent la mesure de ce que signifie rester ou ne pas rester dans le cadre des règles de discipline européenne. Le plus extraordinaire est que le gouvernement de Mme May présente aujourd’hui comme une première grande victoire dans la négociation le fait d’avoir arraché un répit de deux ans avant la sortie effective, tant l’angoisse de la « chute de la falaise », comme on dit au Royaume-Uni, est aujourd’hui prégnante.
Pierre de Boissieu
Sur le débat, la difficulté n’est pas le refus ni la condescendance. À cela, vraiment, je ne crois pas. Je participerais volontiers à un débat serein. Ce qui est très difficile, c’est d’être exposé à des arguments de type « Farage ». Quand on commence par dire que le continent a toujours été l’ennemi du Royaume-Uni depuis 1066… le débat s’arrête. En Grande-Bretagne, le débat, des deux côtés, a tourné à une forme d’hooliganisme qui fait qu’on ne peut plus parler.
Je comprends bien ce que dit l’ambassadeur Robin. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que nous en parlons lui et moi. S’il est une chose que nous ne pouvons pas reprocher à l’Union européenne, c’est de ne pas faire assez dans le domaine de la défense. Pendant quarante ans, nous, Français, avons tout fait pour que l’Union européenne ne parle jamais de défense ! Je peux vous le dire, c’est moi qui ai introduit la première fois, dans le traité de Maastricht, le mot « défense » [1]. Vous n’imaginez pas la violence des réactions que j’ai rencontrées à Paris à l’époque. On ne peut donc pas faire ce reproche à l’Europe. C’est à nous, Français, de voir ce que nous voulons faire et avec qui, comment nous nous situons par rapport au Royaume-Uni une fois qu’il aura quitté l’Union européenne, par rapport à l’Allemagne et comment nous pouvons articuler quelque chose. Mais cela ne viendra évidemment pas des 28 dans le cadre communautaire traditionnel. M. Chevènement disait que l’Allemagne est pacifiste, mais l’Autriche n’est pas terriblement guerrière, l’Irlande non plus, beaucoup de pays, en fait, n’ont plus d’armée ou n’en ont jamais eue. La pente à remonter est donc très longue, le résultat dépend beaucoup de l’évolution de notre relation avec l’Allemagne. Tout cela pour dire qu’on ne peut pas reprocher à la Communauté de ne pas avoir exercé une compétence que nous lui avons refusée pendant des années.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur l’ambassadeur.
Je partage ce que vous venez de dire. Je voudrais rappeler que Mme Merkel a quand même déclaré, il n’y a pas très longtemps, que pour la première fois on ne pouvait plus compter sur un allié absolument fiable en toutes circonstances de l’autre côté de l’Atlantique. Si c’est ce qu’elle pense vraiment, cela pourrait s’avérer une voie nouvelle intéressante.
Alain Dejammet
Au crédit de ceux qui plaident sans condescendance, sans orgueil, je dois préciser que très régulièrement les ambassadeurs de la France auprès de l’Union européenne s’expriment devant les membres de la commission des Affaires étrangères du Sénat avec lesquels ils débattent. Il y a donc quand même une information et de vrais débats car les questions que pose la commission des Affaires étrangères du Sénat sur les questions européennes sont assez aiguës. Indéniablement, il y a donc malgré tout un débat sérieux et parfois assez aigre, assez dur, au moins devant des instances parlementaires. Il reste que l’opinion générale est exclue de ce débat.
C’est très bien de parler de la taxe GAFA ou du triomphe de la déclaration sur le climat… mais je remarque qu’elle a été acquise en faisant fi des réticences d’un petit pays [2] (Est-ce à dire que la peur régnait aussi à propos de la déclaration sur le climat ?).
Ce qui frappe l’opinion publique, c’est le spectacle que donne l’Union européenne en matière de sécurité au sens large, je ne dis pas « de défense » car en tapant sur l’Irak nous ne nous défendions pas. La désunion de l’Europe en 2003, qui venait non seulement de certains de nos proches mais de nouveaux pays, a quand même été aveuglante. Comme a été spectaculaire la désunion de l’Europe à propos de la Libye, comme elle l’est à propos de la Syrie.
Pierre de Boissieu a eu raison de rappeler que dans l’affaire géorgienne (août 2008) le président Sarkozy a agi absolument seul, il n’a pas fait de crochet à Bruxelles quand il a rejoint Moscou. C’est bien l’impression qu’il a donnée au reste du monde. J’ajoute d’ailleurs qu’il a bien agi. Il a agi seul également pour arranger les choses lors de la crise financière et pour provoquer la première réunion au sommet du G20 des chefs d’État et de gouvernement. Ces décisions individuelles n’ont pas été simples à prendre. Et ça frappe.
J’ajoute qu’il sera extraordinairement difficile de convaincre les Allemands, de ne pas imposer, pour chaque déclaration sur l’exécution de ce que Pierre de Boissieu avait prévu pour « conduire, le moment venu, à une défense commune », un préambule rappelant le rôle essentiel de l’OTAN.
Je voudrais vous interroger sur le risque de schizophrénie qui pourrait s’emparer de la France et des autres pays occidentaux à la faveur du divorce entre les ordres juridiques. Les Nations unies, qui disposent de peu d’instruments, recourent aux sanctions pour tenter de régler les questions de sécurité. L’efficacité de ces sanctions repose sur le fait que « les décisions du Conseil de sécurité ont force obligatoire et s’imposent à l’ensemble des États membres de l’ONU ». Or voici que la Cour de justice de l’Union européenne s’oppose à l’application des sanctions ! Je pense notamment à l’arrêt Kadi… J’aimerais avoir votre sentiment sur le risque de divorce que fait peser sur notre système juridique cette contradiction entre les décisions obligatoires du Conseil de sécurité portant sur le terrorisme et l’attitude de la Cour de justice européenne qui donne raison aux plaignants contre les actions gouvernementales visant à appliquer des sanctions. Je rappelle que l’article 103 de la Charte des Nations unies « dispose que les obligations des membres des Nations Unies en vertu de la Charte prévaudront en cas de conflit avec leurs obligations en vertu de tout autre accord international » (§ 171). Aujourd’hui, on voit la Cour de Strasbourg (Cour européenne des droits de l’homme) suivre la Cour de justice, comme en témoigne l’arrêt récent Dembele. Quel est votre sentiment sur cette contradiction ?
Jean Cadet
Merci beaucoup pour ce débat très intéressant, très riche et bien alimenté par les intervenants et par les questions.
Une dernière question m’interpelle : Le fondement même de la construction européenne n’était-il pas à l’origine la volonté de réconciliation et la recherche de la paix sur tout le continent ? Et si c’est bien le cas, comment sommes-nous arrivés à la profonde division actuelle, tant au sein de l’Union européenne elle-même qu’entre celle-ci et l’est de notre continent où des affrontements de toute nature ne sont aujourd’hui pas à exclure. Et que prévoit-on de faire pour retrouver la volonté d’origine et désamorcer cette situation déplorable ?
Yvonne Bollmann
M. de Boissieu a dit que les institutions européennes ont été conçues pour gommer ce qu’il y avait d’excessif dans les frontières nationales. À ce propos l’un des projets d’une révision du traité de l’Élysée en cours est d’augmenter l’autonomie des cinq eurodistricts franco-allemands. D’après ce que j’ai entendu lors des rencontres du Bundestag et de l’Assemblée nationale le 22 janvier 2018, l’initiative de cette révision du traité de l’Élysée viendrait de M. Schäuble. Or, en 2002, M. Schäuble s’était déclaré favorable à la création d’un nouveau district européen Strasbourg-Kehl. Les bases en ont été posées dès janvier 2003, l’eurodistrict élargi Strasbourg-Ortenau a été institué en 2005. On trouve les détails d’une volonté de créer des eurodistricts quasiment autonomes dans la résolution commune franco-allemande du 22 janvier 2018. Je considère que c’est une faute de se soumettre à cette volonté de l’Allemagne qui peut ainsi récupérer sans guerre des territoires qu’elle a perdus par la défaite. C’est un déni d’histoire par rapport à l’issue des deux guerres mondiales ; c’est un affront envers les citoyens qui habitent près de la frontière allemande et une atteinte à l’intégrité de la France « une et indivisible ». Il faut empêcher cela.
Dans la salle
Vous avez utilisé l’argument de la Grande-Bretagne qui est en fâcheuse posture, notamment économique, après le Brexit. Mais on aurait pu utiliser le même argument contre le démantèlement de l’Union soviétique puisque les pays qui sont sortis de l’Union soviétique ont vu leur économie s’effondrer. On ne doit pas seulement prendre en compte les conséquences économiques mais les peuples doivent pouvoir évaluer les conséquences sur leur souveraineté, sur leur ressenti, la représentation qu’ils ont de leur futur. Vous avez parlé d’un manque de légitimité de l’Union européenne qui ne vient pas seulement du fait qu’on ne vote pas, qu’on n’élit pas directement les représentants mais plus généralement du fait qu’on vote à une majorité, ce qui n’est pas un fondement de légitimité en soi. Derrière une majorité il doit y avoir un tout qui a un sens. Pour l’instant on n’a pas trouvé un sens convaincant.
Pierre Sellal
La question d’Alain Dejammet sur l’arrêt Kadi pose le problème général de la judiciarisation de l’action publique. Ça ne concerne pas uniquement le Conseil de sécurité. Nous sommes confrontés aujourd’hui dans tous les domaines de décision de politique étrangère à ce que les diplomates considèrent comme un risque de contrôle juridictionnel de la diplomatie, ce que les zélateurs de l’État de droit considèrent comme un progrès démocratique. C’est un sujet difficile mais toute une série d’arrêts de la Cour de justice, par rapport à des décisions propres de l’Union européenne, ont insisté sur le respect impératif de principes juridiques fondamentaux, parmi lesquels le caractère contradictoire de la procédure, la transparence, les droits de la défense etc. C’est effectivement un vrai sujet de politique étrangère.
Jean Cadet a raison de rappeler que le principal acquis est l’absence de conflit sur le territoire de l’Union européenne depuis cinquante ans. Des divergences et des dissensions existent aujourd’hui. L’important c’est qu’elles trouvent leur lieu de dialogue et, si possible, de solution dans le cadre des institutions. C’est ce qu’on essaie de faire, sans solution à ce stade mais sans que l’on puisse considérer que cela pourrait dégénérer en conflit. J’ai évoqué la directive d’exécution relative au détachement des travailleurs. Le fait qu’on ait réussi à prendre une décision à la majorité et qu’elle n’ait pas été contestée par ceux qui s’y opposaient montre qu’il y a quand même une capacité de dialogue et de discussion.
Le Brexit est l’illustration de l’approche pragmatique que vous souhaitiez. Je prends un seul exemple : nos amis britanniques ont eu ces dernières semaines à décider si, sur une compétence qui avait été déléguée, à savoir l’expertise et l’autorisation de mise sur le marché des médicaments, ils devaient revenir à une compétence nationale ou continuer, toute honte bue, à dépendre de l’Agence européenne du médicament (je dis « toute honte bue » car, en plus, cette agence va quitter Londres pour aller à Amsterdam). Mme May a annoncé la semaine dernière qu’il était plus simple de continuer à dépendre de cette agence alors même que le Royaume-Uni n’aura plus de droit de regard sur la décision puisque ne sera plus État membre. C’est cela la démarche pragmatique que nous appelons de nos vœux pour apprécier au cas par cas, domaine par domaine, si cela apporte quelque chose d’être membre de l’Union européenne ou si recouvrer une souveraineté pleine et entière est davantage bénéfique.
Pierre Vimont
Alain Dejammet semblait mettre en opposition l’Union européenne et les Nations unies. Il se trouve que sur ce sujet précisément j’ai eu à aller discuter avec les gens des Nations unies et qu’ils étaient les premiers à reconnaître que les questions posées par les arrêts de la Cour leur posaient à eux aussi des problèmes de fond sur la judiciarisation des sanctions et qu’eux-mêmes ne pourraient pas continuer à ignorer cette réalité qui pose des questions extraordinairement complexes d’échanges de renseignements confidentiels, de transferts d’informations, de données personnelles etc. C’est un sujet que les services des Nations unies ne balayent pas d’un revers de la main et sur lequel eux-mêmes commencent à se poser de vraies questions.
Alain Dejammet
Les services du Secrétariat des Nations unies n’ont rien à faire avec les sanctions. Ce sont les diplomates représentant des États à qui on donne des instructions. Ce sont les États qui sont responsables. On peut critiquer la manière dont le comité des sanctions du Conseil de sécurité opère mais il y a véritablement une schizophrénie totale, une contradiction absolue entre, d’une part, des États qui respectent l’article 103 de la Charte et qui considèrent que le traité qu’ils ont signé en 1945 ou plus tard, lorsqu’ils ont adhéré à la Charte, a prééminence sur tous les autres et puis la contradiction que leur oppose la Cour de justice. Mais ce ne sont pas des « services », ce sont les diplomates.
PIerre Vimont
Quand la victime d’une de ces sanctions personnelles introduit un recours qu’elle gagne, les États ne peuvent pas totalement ignorer cette réalité-là.
Pierre de Boissieu
Sur la Syrie et la Libye, c’est une question essentiellement américaine et française. Les Européens au sens des 28 ont tout fait pour rester le plus possible en arrière. Il est donc difficile de dire que l’Europe a quelque responsabilité dans cette affaire.
Sur les districts européens, c’est une affaire purement bilatérale. Il appartient aux gouvernements français et allemand de se mettre d’accord ou non. S’ils créent des districts, ils pourront bénéficier de quelque argent disponible sur le budget de l’Union européenne, mais l’Union européenne n’interférera pas dans cette affaire.
Ce que vous dites, Madame, me rappelle une discussion que j’ai eue il y a six ou sept ans avec Farage. Vous regrettez que le Parlement ne soit pas vraiment un parlement, que la Commission ne soit pas un gouvernement… Nous ne pouvons pas nous faire diriger par des technocrates, me disait Farage, ce à quoi je lui avais répondu : Etes-vous vraiment prêts à ce que ces technocrates soient élus ? Etes-vous prêts à avoir une Commission élue, responsable devant un vrai Parlement ? Etes-vous prêts à franchir le pas ?
Ce qui me frappe dans la position britannique, que tout le monde respecte, c’est que Mme May, sans doute comme une majorité de Britanniques, fait tout ce qu’elle peut pour rester le plus proche possible de l’Union européenne, même, paradoxalement, en matière de défense. Jusqu’à il y a trois ans, le Royaume-Uni était l’État le plus réfractaire à toute idée de coopération dans le domaine de la défense. Il demande maintenant à y être associé. Il veut également s’associer à Erasmus ; aux programmes d’échanges culturels, aux programmes scientifiques. Les Britanniques ressentent le besoin de maintenir un lien dans des domaines qui ne sont pas purement économiques. Bref, comme le dit le Premier ministre Bettel, la Grande-Bretagne a été pendant plus de 40 ans avec des opting out un peu partout ; elle veut maintenant devenir un État tiers avec de nombreux opting in.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur l’ambassadeur, merci à vous et à vos arguments très raffinés et sophistiqués qui nous ont beaucoup instruits.
Merci à vous tous.
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[1] « La politique étrangère et de sécurité commune inclut l’ensemble des questions relatives à la sécurité de l’Union européenne, y compris la définition à terme d’une politique de défense commune, qui pourrait conduire, le moment venu, à une défense commune. »
— TUE Titre V Article J.4.1
[2] Le commissaire libéral belge Karel De Gucht, désigné pour les questions commerciales, avait fait de part de son opposition à une approche « qui se heurtera à beaucoup de problèmes pratiques ».
Le cahier imprimé du colloque « L’Europe, comment ça marche et comment la redresser ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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