Discussion entre les intervenants

Discussion entre les intervenants lors du colloque « L’Europe, comment ça marche et comment la redresser ? » du 20 mars 2018.

Jean-Pierre Chevènement
Merci à tous les quatre, Messieurs les ambassadeurs. D’abord à Alain Dejammet qui a eu l’idée de cette conversation au sommet entre trois ambassadeurs de France qui ont exercé des responsabilités continues de 1993 à fin 2017. Pendant un certain laps de temps, vous avez été la France auprès du Conseil européen et vous avez même été, M. de Boissieu, le secrétaire général du Conseil.

Alors, me direz-vous, nous sommes restés des hauts fonctionnaires, ce sont les hommes politiques qui décident… Non, ce n’est pas ainsi que cela se passe : vous donnez beaucoup de conseils avidement suivis par les hommes politiques qui ne connaissent pas tout ce que vous savez et dont vous nous avez heureusement gratifiés. Soyez-en, au passage, chaleureusement remerciés.

Je ne dissimulerai pas que ma curiosité n’est pas entièrement satisfaite.

« Ça marche », nous a dit M. Sellal et vous avez tous suivi sauf peut-être, un peu, M. Vimont qui a quand même pointé l’absence de débat sur des questions fondamentales. Ce n’est pas tout à fait négligeable.

« Ça marche », selon toutes sortes d’études, au consensus et quelquefois à la majorité qualifiée. Mais ceux qui ont vraiment étudié les instances où l’on vote à la majorité qualifiée (Conseil des ministres, etc.), savent qu’en réalité on ne vote pas : « Je crois que nous avons atteint une majorité qualifiée sur ce texte, dit le président, y a-t-il une opposition ? » … et personne ne se manifeste, le texte est adopté sans qu’on passe vraiment au vote. C’est ce que j’ai lu dans plusieurs ouvrages savants dont l’un sur le fonctionnement du Conseil, de Stéphanie Novak, préfacé par Bernard Manin [1]. En réalité on ne vote pas, le Conseil des ministres marche au consensus.

En fait, oserai-je dire, ça marche à la peur, comme l’avait déjà observé Ulrich Beck, un sociologue allemand, dans un livre déjà ancien [2]. Les ministres votaient parce que l’inconvénient qu’il y aurait eu à voter contre ou à paraître s’opposer était en définitive supérieur aux inconvénients qu’il y avait à s’incliner devant une majorité qualifiée déclarée atteinte par le président. Celui-ci a quand même une bonne information, en principe la meilleure, en tout cas souvent supérieure à celle des différents États membres. Donc « ça marche » avec cette idée qu’il ne faut pas sortir de la voie tracée, « ça marche » un peu tout seul, non sans d’abondantes négociations entre les différents protagonistes.

M. Sellal et M. de Boissieu nous disent que ça marche si bien que lorsque, comme les Britanniques, on sort du système, c’est une pluie de catastrophes qui s’abat sur le pays… et nous n’en sommes qu’au début, vous allez voir la suite ! Je fais simplement observer que beaucoup de catastrophes qui avaient été prévues ne se sont pas réalisées s’agissant de l’économie britannique. Évidemment, l’avenir est toujours lourd de menaces. Mais il est lourd de menaces pour tout le monde. Je dirai que si ça se passait vraiment très mal pour la Grande-Bretagne, nous en ferions aussi les frais. Mais passons …

Comment ça marche ? Je le répète, ça marche quand même à la peur, une peur certes discrète. On ne veut pas trop sortir la tête du trou, il ne faut pas trop se manifester. Si je me trompe je serais heureux d’avoir ouvert un débat.

Pierre de Boissieu
Je ne suis pas d’accord avec cette présentation qui me paraît très académique et très loin de la réalité. Lorsqu’une décision est adoptée par un vote lors d’un Conseil, elle est adoptée soit en « point A », soit en « point B ». Les points A ne relèvent pas d’une discussion. Ils ont été préalablement agréés, n’ont fait l’objet d’aucune objection et sont donc approuvés automatiquement. Dans ce cas, le président commence la lecture : Point A, projet de directive n° … du Parlement et du Conseil sur … il n’y a pas eu d’objection, la directive est adoptée. Ce n’est pas de la peur, loin de là, c’est une procédure formelle. Et c’est la majorité des décisions. Quand on en vient parfois à des décisions prises après discussion à la majorité qualifiée, là non plus, la peur ne joue aucun rôle ou pratiquement jamais. On essaie de ne pas isoler celui qui est contre, sauf s’il le souhaite véritablement. S’il lève le doigt pour rappeler qu’il vote contre, ce qui arrive, quand ça lui est utile vis-à-vis de son opinion publique, on le note. Je veux dire qu’en vingt ans de pratique bruxelloise, j’ai peut-être vu un ou deux cas de « peur », mais guère plus.

Alain Dejammet
Ce n’est pas de la peur mais c’est souvent de l’hypocrisie. Cette méthode est aussi un peu celle qui existe à l’OTAN. On est catégoriquement en désaccord sur une décision importante qui entraînera des mouvements de troupes, des morts et des blessés… mais, comme l’objectif majeur est le consensus, la position négative que l’on exprime se retrouve dans une note en bas de page. C’est de l’hypocrisie totale. On fait valoir que l’on n’est pas d’accord avec un objectif d’ailleurs projeté pour l’Union européenne et pour l’inclusion de la marche de la Russie vers ce monde magnifique occidental ; ce désaccord sur une définition de ce que doit être le système économique du monde occidental est exprimé, à tort ou à raison, par un Président de la République… la déclaration finale du sommet de l’OTAN [3] ne mentionnera pas cette réticence, il faudra insister pour avoir finalement une note en bas de page ! Ce n’est pas de la peur, c’est de l’hypocrisie. Mais je vois que le sommet est en désaccord…

Pierre Sellal
La plupart des décisions importantes, structurantes, depuis deux ou trois ans, ont été prises à la majorité qualifiée au Conseil des ministres. Je pense aux directives « énergie-climat » où il a fallu voter contre les fanatiques du charbon. Je pense à la directive concernant le détachement des travailleurs, l’une des négociations les plus lourdes des dix-huit derniers mois qui s’est terminée par une décision à la majorité. Je pense au renforcement et à la réforme très profonde, la première depuis vingt ans, des instruments de défense commerciale où le Conseil a été exactement partagé 14 contre 14 pendant des années. Il a fallu le basculement allemand pour qu’on prenne une décision. Je pense aux décisions en matière migratoire, il a fallu prendre des décisions à la majorité contre la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie, la Slovénie, la Roumanie. Je pense aux décisions en matière de libéralisation des visas, où la France et l’Allemagne ont dû prendre acte de leur position minoritaire.

Les domaines dans lesquels le ralliement au consensus par la peur existe sont paradoxalement ceux où l’unanimité est nécessaire. Je pense à la fiscalité. Il s’est produit des choses étonnantes depuis trois ou quatre ans en matière de fiscalité. On a plus avancé en matière d’harmonisation fiscale qu’au cours des cinquante années précédentes. Pourquoi ? La pression américaine d’abord, du temps du Président Obama, la pression de l’opinion ensuite. Et là, la peur fonctionne, effectivement, parce que même le Luxembourg, les Pays-Bas, même l’Irlande, même Malte n’ont pas osé se mettre en travers d’un consensus. Là, effectivement, le Conseil a fonctionné par la peur.

Jean-Pierre Chevènement
On navigue entre la peur, l’hypocrisie ou tout simplement le conformisme. En Conseil des ministres il y a aussi très peu d’opposition, il faut bien le dire, je vous parle d’expérience. Il n’y a pas de publicité des débats, et pour cause puisqu’il n’y a pas de vote ! On ne peut pas publier les débats et les conditions dans lesquelles les décisions sont prises. Mais la question de la démocratie interroge.

Je ne parle pas contre l’idée de l’Europe parce que je pense sincèrement que les peuples européens doivent s’unir sur l’essentiel. Nous avons reconnu depuis longtemps l’importance et la réalité de la chose européenne dont vous avez été très largement les artisans. Nous nous interrogeons quand même et nous posons certaines questions. Par exemple, vous avez parlé du Parlement européen qui s’était substitué à la Commission européenne dans la définition de l’intérêt général européen. L’intérêt général, dans la doctrine républicaine, ressort du débat républicain, sort des élections, sort des urnes, à une majorité, après un débat qui a vu s’affronter les arguments : ça c’est du solide ! Mais la Commission européenne, gardienne de l’intérêt commun selon les textes depuis la CECA [4], est-elle vraiment une instance où peut se définir un intérêt général ? Peut-il même être défini par le Parlement européen (qui n’est pas un parlement, au dire du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe, puisqu’il juxtapose la représentation de 27 ou 28 peuples) ? Et si l’on ajoute qu’il y a 24 langues autorisées, avec 5 langues passerelles, on voit que c’est quand même très compliqué ! Les débats ont plutôt lieu en Commission. Mais on peut quand même s’interroger sur les conditions dans lesquelles se définit l’intérêt général au niveau européen.

Là se pose le problème du déficit d’explication que vous avez évoqué. Faute d’un sentiment d’appartenance assez puissant au niveau de l’Europe l’explication est impossible car il faudrait expliquer de manière différente à tous les pays, à tous les peuples, qui ne sont pas sur la même longueur d’ondes. Or on sait que le sentiment d’appartenance va beaucoup plus aux nations qu’à l’Europe. De nombreux sondages l’attestent.

Je serais favorable à l’idée d’une fédération si les peuples, ou du moins certains d’entre eux, consultés sur ce point capital par référendum, étaient d’accord pour qu’il y ait un Parlement commun réellement élu au suffrage universel dans des circonscriptions, avec de vrais députés. Mais on ne s’engage pas sur cette voie parce que les choses ne sont pas mûres. Le sentiment d’appartenance à l’Union européenne est déficient, ce qui fait que, du point de vue de la démocratie, « ça marche » forcément d’une manière quelque peu bancale.

Puisque « ça marche », quels sont donc les résultats ?
La croissance européenne depuis déjà plus de vingt ans atteint à peine la moitié de la croissance mondiale. Le chômage reste important. Les fractures géographiques, sociales, générationnelles, se sont creusées. C’est l’explication du Brexit, du mouvement Cinq étoiles en Italie, de beaucoup d’autres choses encore… Nous sommes en présence d’une Europe qui perd des parts de marché à l’échelle mondiale et qui peine à définir des réponses face à des défis, comme le fonctionnement de la zone euro où les Grecs, les Italiens, les Portugais, les Espagnols auraient beaucoup de choses à dire.

Le fonctionnement même des institutions européennes pose problème. Les institutions européennes n’ont plus le même centre de gravité que dans les années 60. Avec l’élargissement, le centre de gravité s’est déplacé au centre de l’Europe. C’est l’Allemagne qui est le pays central, ce n’est plus la France, on le sait. Et les décisions, bonnes ou mauvaises, n’ont pas toujours été prises par M. Sarkozy ou M. Hollande, mais plus souvent par Mme Merkel, en ce qui concerne la zone euro, l’énergie ou encore en ce qui concerne les migrants. Mais il y a quand même un fédérateur de fait, c’est inévitable. Quand on ne peut pas ou qu’on ne veut pas se mettre d’accord selon des règles précises, une espèce de loi de gravité s’applique.

Du point de vue des résultats, ce n’est certainement pas l’Europe qui est responsable des migrations, Monsieur l’ambassadeur de Boissieu, mais l’Europe définit quand même des règles, qu’elles soient réglementaires ou jurisprudentielles, qui rendent possible ou non la mise en œuvre d’une politique, par exemple de reconduite à la frontière (j’étais ministre de l’Intérieur, je pourrais vous en parler savamment) ou de contrôle des mouvements d’armes, au nom de la libre concurrence… C’est difficile, beaucoup de choses paraissent assez surréalistes.

L’Europe n’est pas responsable, certes, mais elle doit faire face à l’immense défi qui est devant nous, qui n’est pas seulement lié aux crises régionales Syrie-Irak mais aussi aux déséquilibres démographiques, à l’interconnexion du monde, à l’alphabétisation très largement avancée de régions comme l’Afrique qui vont doubler, voire tripler leur population dans les cinquante années qui viennent. Comment aborder ces questions, difficiles pour les États comme pour l’Europe ? Je ne suis pas sûr que nous ayons trouvé la bonne réponse. Aujourd’hui je suis même persuadé du contraire.

En matière de défense, Robert Marjolin, un de vos lointains prédécesseurs, avait dit qu’en faisant l’Europe essentiellement sur la base du marché, celle-ci s’en remettait aux États-Unis pour sa défense. L’Europe avait d’avance abdiqué sa capacité stratégique.
L’Europe est-elle capable d’avoir une stratégie ? Dans le domaine de la défense, c’est à mon avis très difficile parce que l’Allemagne est un pays pacifiste. Cela vaut peut-être mieux, d’ailleurs, mais cela rend très difficile l’Europe de la défense !

Dans le domaine industriel, plus important, peut-être, celui de la révolution numérique, il faudrait mettre en œuvre des moyens gigantesques pour avoir des GAFA ou des Alibaba européens. Sommes-nous capables, au niveau des institutions telles qu’elles fonctionnent, d’avoir ces initiatives qui seraient pourtant de survie pour l’Europe ? En effet, si nous ne sommes pas capables de les prendre, nous serons pris dans les pinces du G2, entre les États-Unis et la Chine, car le XXIème siècle sera dominé par cette bipolarité sino-américaine. Nous, Européens, avons-nous pensé à la manière d’exister entre les deux ?

Je n’ai fait qu’aborder quelques questions. J’aurais pu parler de la Russie. La manière dont le partenariat oriental a été négocié, l’accord de libre-circulation entre l’Union européenne et l’Ukraine, avec les résultats qu’on voit, c’est-à-dire un effondrement de l’économie ukrainienne et des tensions avec la Russie qu’on aurait pu éviter (la Russie avait déjà un système de libre-circulation avec l’Ukraine) … est-ce que tout cela a été pensé ? Non cela n’a pas été pensé ! Il n’y a pas de « méchant », je n’incrimine pas le commissaire compétent, M. Fülle ou la Troïka présidée par la Pologne qui était chargée de la supervision. Disons qu’il y a eu beaucoup trop de laisser-aller au niveau du Conseil européen lui-même pour vraiment mesurer la direction dans laquelle on s’engageait.

Je ne veux pas en dire beaucoup plus mais si on en juge aux résultats, on peut légitimement se poser des questions. Les grands problèmes sont devant nous et, comme l’a dit M. Vimont, sur ces questions fondamentales il n’y a pas de vrai débat au niveau du Conseil européen. Cela s’explique, il en a donné les raisons et c’est probablement bien ainsi. Mais on pourrait imaginer qu’entre la France, l’Allemagne et quelques pays qui ont des moyens, une histoire, une certaine surface, quelque chose se fasse.

J’ai entendu que plusieurs suggestions avaient été faites par les trois ambassadeurs. Elles me paraissent intéressantes. M. de Boissieu nous a engagés dans une réflexion sur la subsidiarité : rendre aux États les moyens de protection que l’Union européenne ne peut pas exercer, puisque l’Union européenne, conçue comme zone de libre-échange, « libère ». Mais ce libre-échange ne se limite pas à la circulation des produits et des services. C’est aussi la concurrence des fiscalités, la concurrence des systèmes sociaux, avec des distorsions, des dissymétries qui sont très préoccupantes dès lors qu’on ne peut pas les réduire.

Il y aurait ce qu’on peut faire à l’intérieur de l’Union européenne si on voulait aller dans ce sens et puis il y aurait ce qu’on pourrait faire, peut-être, en dehors de l’Union européenne. Ne faudrait-il pas s’engager dans quelque chose qui consisterait à faire, en dehors de l’Union européenne, qui est d’abord le marché unique, une structure qui nous permettrait d’agir stratégiquement pour répondre aux défis de l’avenir ? Est-ce qu’il ne faut pas sortir des traités ? Je suis assez d’accord avec l’idée que plus on les modifie plus on s’empêtre. Nous n’avons pas eu la main verte dans ce genre d’affaires ! Ce sont des questions que vous avez posées vous-mêmes, Messieurs les ambassadeurs. Je vous les renvoie à la lumière d’un exposé forcément un peu critique parce que je n’ai évidemment pas abdiqué ma liberté de pensée. Ne faut-il pas s’engager sur des voies nouvelles ? La subsidiarité est-elle vraiment à la hauteur ? Ne faudrait-il pas explorer d’autres pistes ? Un traité hors du traité ?

Pierre Vimont
Je vous répondrai sur la partie stratégique, en un mot. J’en profiterai aussi pour revenir sur la remarque d’Alain Dejammet.

D’abord, très brièvement, pour Alain Dejammet. En ce moment, dans les débats de politique étrangère au niveau du Conseil des ministres des Affaires étrangères, de plus en plus de ministres critiquent ouvertement les textes qui ont été préparés par les fonctionnaires et sur lesquels tout le monde semblait d’accord. Ce ne sont pas des notes de bas de page qu’ils demandent mais le renvoi du texte. Sur la question des droits de l’homme, lors des débats sur les migrations, c’est la Hongrie qui s’est mise en avant, sur d’autres points c’est la Grèce. Ils « lèvent leur pancarte », refusent le texte, demandent à ce qu’il reparte devant les fonctionnaires et qu’on en reparle. Personnellement je crois de moins en moins que la peur domine et que nous serions dans un système otanien. On a vu encore récemment le délégué de l’Union européenne dans l’incapacité de prendre la parole aux Nations unies au nom des 28 parce qu’un des États membres, qui n’était pas d’accord sur le fond, s’y était opposé. Je crois qu’on est plutôt dans une évolution exactement contraire à celle à laquelle vous faisiez allusion.

Le problème plus général de la stratégie, notamment de la vision géopolitique de l’Union européenne, m’inspire deux réflexions. À travers vos propos, Monsieur le ministre, vous sembliez vouloir remettre en cause la relation transatlantique, la solidarité transatlantique. Or, tout le problème de la défense européenne a été celui de trouver sa place à côté de l’OTAN et en complémentarité avec cette organisation. Les uns sont favorables à un collège européen à l’intérieur de l’OTAN. Pour les autres il faut essayer d’inventer quelque chose « à côté » de l’OTAN. C’est le vrai débat actuel.

En réalité, de manière tout à fait pragmatique, on est en train de voir apparaître trois pistes possibles de coopération et de progrès en matière d’intégration, de sécurité et de défense :
La voie du traité est probablement, à certains égards, la plus limitée. Pierre de Boissieu y faisait allusion : les capacités militaires, comment essayer de mieux travailler ensemble, on invente le fonds européen de défense, il y a l’agence de défense européenne… il y a tout un travail qui se fait là et qui avance, tous ensemble ou avec ceux, en tout cas, qui sont prêts à y mettre quelques moyens.

Il y a de l’autre côté les coopérations bilatérales. Ce n’est pas simplement la France et la Grande-Bretagne et les Accords de Lancaster House (2010). Les Allemands et les Néerlandais coopèrent sur de nombreux points et d’autres pays continuent à avance de leur côté en bilatéral.

Un troisième élément, intéressant, est en train d’apparaître. Le Président de la République a avancé l’idée d’une « initiative européenne d’intervention » qui consisterait, pour quelques-uns des États membres qui partagent les mêmes idées, à monter des coopérations en dehors du traité, mais, éventuellement, avec des éléments inspirés du traité. Nos amis britanniques, qui vont bientôt être en dehors de l’Union européenne, sont très intéressés par ces formules plus souples où ils y voient une manière de continuer à développer une coopération avec leurs anciens partenaires de l’Union européenne. Ce sont des choses de ce genre qui avancent et qui montrent qu’il y a de l’imagination, une capacité de réaction, et la volonté de continuer à avancer. Je trouve que c’est assez positif.

Pierre Sellal
J’invite à bien réfléchir avant de dire que la sécurité relève de la subsidiarité. Je ne partage pas tout à fait ce que vous avez dit. Pierre de Boissieu a raison de rappeler que le sujet sécurité-défense a été laissé délibérément en dehors du traité depuis les origines, avec un rappel récent quand Tony Blair avait fait de l’inscription de la compétence exclusive des États en matière de sécurité dans le traité de Lisbonne une des conditions de son ralliement. Mais je trouve que c’est très dangereux. Considérer que les institutions européennes ne sont en rien comptables de la sécurité, donc de la protection des citoyens, et que ceci ne dépend que des États, c’est prendre le risque d’une distance grandissante entre les populations, les citoyens et l’Europe. À cet égard, le diagnostic du Président de la République, qui considère qu’il ne peut pas y avoir de reconnaissance et de relégitimation des institutions européennes vis-à-vis des citoyens si elles n’assument pas leur devoir de sécurité et de protection me semble juste. Le problème est de savoir ce que l’on peut faire dans ce domaine. Considérer que l’Europe ne s’occupe que de la libre-circulation des personnes mais que tout ce qui relève du contrôle des frontières doit être confié exclusivement aux États crée le risque d’un déséquilibre et, encore une fois, d’une distance entre les citoyens et l’Europe. Je crois que l’Europe doit réinvestir le terrain de la sécurité. Cela n’implique pas une défense européenne, c’est une autre problématique, mais une Europe qui se désintéresserait des notions de protection et de sécurité n’a aucune chance de reconquérir les opinions.

Pierre de Boissieu
Je crains d’avoir été mal compris quand j’ai parlé de protection. Ce que j’ai dit, c’est que la Communauté avait été construite sur une idée qui n’était pas celle de la protection qui, en 1958, restait l’affaire des États. Mais bien évidemment aujourd’hui il faut voir comment articuler le mieux possible ce que font les États et ce que fait l’Union européenne en matière de protection. C’est pourquoi je vous disais : Il y a des actions de l’Union européenne qui gênent les États, ces actions sont-elles justifiées ou non ? Il y a des actions positives de l’Union européenne qui sont absolument nécessaires. Mais l’articulation n’est pas donnée, comme pour le commerce ou pour d’autres activités traditionnelles. Il faut d’autant plus l’inventer que, dans ces matières qui relèvent de la sécurité, nous avons encore des droits nationaux différents. Aucun des 27 n’a le même système légal et juridique que son voisin. L’adaptation est d’autant plus difficile que Bruxelles doit éventuellement faire face à 27 positions et situations différentes de pays qui n’ont ni les mêmes instruments, ni les mêmes moyens, ni les mêmes structures juridiques. C’est ce que je voulais dire. Je citais cela comme un thème sur lequel il faut avancer. Donc je partage complètement la conclusion. C’est un des thèmes de réflexion majeur.

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[1] La prise de décision au Conseil de l’Union européenne : pratiques du vote et du consensus, vol. 18, Stéphanie Novak (éd. Dalloz, coll. « Nouvelle bibliothèque de thèses », 2011).
[2] Pour un empire européenDas kosmopolitische Europa:Gesellschaft und Politik in der Zweiten Moderne »], Ulrich Beck (éd. Flammarion, 2007).
[3] Rome, novembre 1991.
[4] « Les institutions de la Communauté doivent, dans le cadre de leurs attributions respectives et dans l’intérêt commun … », disposait déjà le Traité de Paris instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier en 1951.

Le cahier imprimé du colloque « L’Europe, comment ça marche et comment la redresser ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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