Intervention de Marcel Gauchet, philosophe et historien, rédacteur en chef de la revue « Le Débat » au colloque « Le moment républicain en France ? » du 11 décembre 2017.
Je voudrais modestement y apporter deux compléments de nature, peut-être, à introduire une perspective d’avenir par rapport au désenchantement que l’on ressent couramment lorsqu’on évoque cette idée républicaine à la fois plébiscitée et, pour employer un mot trivial, « ringardisée ».
Ce qui peut justifier de parler aujourd’hui d’un moment républicain est le fait que ce moment est à venir et non simplement passé.
Il est à venir en fonction du constat de crise du système de représentations dominantes et de règles de fonctionnement qui s’est mis en place à la faveur du moment libéral sous le signe duquel nous vivons depuis une quarantaine d’années. Or l’analyse des raisons de ce moment libéral me semble faire défaut dans les bilans qui peuvent être dressés de l’idée républicaine aujourd’hui. Cette analyse est d’autant plus cruciale que nous ne sommes pas là dans le champ d’un affrontement d’idéologies qui tantôt l’emporteraient et tantôt perdraient mais devant un fait historique majeur. Ce moment libéral triomphant à l’échelle globale ne s’est pas imposé par hasard, il n’est pas tombé du ciel, il ne se réduit pas à un air du temps, à une embardée idéologique plus ou moins inintelligible et irrationnelle dans ses raisons, il correspond à un développement historique qu’il s’agit d’élucider pour en mesurer les limites.
La déferlante des droits individuels qui est en son cœur vient de loin et, sans interrogation sur ses racines, on reste impuissant devant elle. Ce n’est pas le lieu d’entrer dans une analyse qui nous emmènerait loin mais c’est l’occasion de souligner un point qui engage l’idée républicaine de la démocratie. Vous me pardonnerez cette obstination à associer les deux termes : République n’est qu’une spécification de ce phénomène plus large, plus général, qu’est à mes yeux la démocratie. Le républicain, comme le démocrate, croit à l’histoire comme auto-construction de l’humanité et, plus que le démocrate, dans l’acception générale et diffuse du mot, le républicain croit à la capacité collective de maîtriser, de comprendre, de gouverner ce déploiement de l’aventure humaine dans le temps. C’est l’une de ses principales différences avec le libéralisme actuel qui nous projette dans une posthistoire, une société de l’activisme au présent, sans passé ni avenir.
Le moment libéral a pris appui pour se justifier sur les failles et les dysfonctionnements indiscutables d’un modèle étatiste-bureaucratique auquel les républicains se rattachaient volontiers dans leur ensemble, un modèle qui avait ses vertus mais qui a révélé aussi dans le temps de graves défauts. Il faut d’autant plus le reconnaître que s’il y a un trait propre de l’esprit républicain, c’est, me semble-t-il, l’autocritique, en regard de l’autorégulation à laquelle les libéraux pensent nécessaire de s’en remettre.
Pour un libéral, les défaillances qui surviennent dans le fonctionnement collectif, à quelque niveau que ce soit, doivent trouver leur issue dans la mise en marché des acteurs, laquelle ne manquera pas de ramener un cours normal des choses et de produire une optimisation générale des résultats.
Le républicain croit davantage à la réflexion et à la capacité autocritique d’une collectivité de corriger les erreurs et de se dégager des impasses dans lesquelles elle s’est engagée.
Remettre ce moment libéral en perspective historique, c’est se donner les moyens d’en mesurer les limites à la lumière de l’état de crise où il plonge nos démocraties. Dans cette perspective nous cessons d’être de « vieux croyants », position qui, je l’avoue, ne m’enchante guère, même si je suis obligé d’en constater la validité relative. Mais je crois à la capacité d’avenir des vieilles croyances quand elles savent se réactualiser. Nous avons à redevenir des porteurs de futur.
« Moment républicain » ne peut vouloir dire, à mon sens, que l’actualisation de ce qui a été effectivement dépassé dans une version historique antérieure vis-à-vis de laquelle nous avons à « faire le tri », selon la formule consacrée, entre « ce qui est vivant et ce qui est mort ».
L’idée républicaine est à redéfinir en regard de la crise dans laquelle le néo-libéralisme ambiant plonge les démocraties. Il y a eu à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle une crise du libéralisme classique. Nous sommes dans une nouvelle crise, non plus du libéralisme mais du néo-libéralisme (une entité idéologique assez différente) qui va remettre au premier plan, pour y répondre, de vieux principes auxquels il ne s’agit pas de se raccrocher, comme s’ils détenaient une validité intemporelle, mais de procurer une traduction contemporaine à l’aune du monde très différent dans lequel il nous est donné de vivre.
La gestion de la chose publique.
Il est au moins une dimension de l’idée républicaine à ajouter à la récapitulation de M. Schoettl, une dimension trop souvent absente de la réflexion des « vieux croyants », comme de la société politique en général, alors pourtant qu’elle est décisive ? Cette dimension concerne la gestion de la chose publique. Cette absence, à dire vrai, ne me surprend qu’à demi, pour observer depuis de longues années le dialogue de sourds entre le personnel politique et les électeurs que la vie démocratique manifeste élection après élection. L’image terrible du personnel politique qui se dégage de cette confrontation ne peut qu’inquiéter au plus haut point un républicain.
Tout aussi inquiétant est le sentiment qui s’est répandu parmi les citoyens de ne pouvoir se faire entendre de leurs représentants, ce que révèlent quasi-quotidiennement les enquêtes et les reportages de terrain. Plus de huit Français sur dix répondent non à la question : Pensez-vous que les gens qui vous représentent s’intéressent aux préoccupations des gens comme vous ?
Ce jugement, il faut le souligner, ne vise ni la droite ni la gauche en particulier, mais l’ensemble du personnel politique. Or, en dépit de ces données accablantes, régulièrement rappelées, il ne se passe rien. Elles constituent un véritable point aveugle de la société politique, en donnant à cette notion sa plus grande extension, incluant les militants et les responsables d’appareils au-delà des élus et des gouvernants. Ce point aveugle nourrit le divorce entre la République et les citoyens et il alimente en profondeur le scepticisme envers l’idée républicaine elle-même.
Cette absence de référence à l’exigence républicaine en ce domaine est un peu surprenante si l’on considère que la gestion de la « chose publique » (je choisis à dessein la dénomination qui me paraît la plus neutre et la plus ouverte) fait l’objet de deux articles, pas moins, dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, l’article 6 [1] et l’article 15 [2].
Et pour cause. Ils ne tiennent pas par hasard une telle place dans ce texte. Qui connaît un peu l’histoire de la Révolution française ne peut ignorer que les deux points visés par ces articles étaient au cœur de la critique de l’Ancien régime et de sa crise de légitimité. Ces deux points furent décisifs dans le déclenchement de la Révolution. Les « capacités », les « vertus » et les « talents » étaient rarement au rendez-vous dans une société réglée par le critère de la naissance et le bon vouloir du prince. Et l’arbitraire le plus complet régnait en matière tant d’établissement de l’impôt que de l’utilisation de ses recettes. C’est de cet état de fait qu’il s’agissait de sortir en 1789. Où en sommes-nous aujourd’hui sur ces sujets ?
La République, c’est la chose publique, je n’ai pas besoin de m’étendre sur ce point. Sur un plan concret, le fonctionnement de la chose publique passe par deux canaux : l’exercice des fonctions publiques et l’emploi de l’argent public.
Ces fonctions publiques sont de deux ordres : les fonctions électives et les fonctions administratives (pour employer de nouveau des dénominations tout à fait neutres, même si elles ne sont pas suffisamment précises dans le détail).
Les fonctions électives ne sont pas en cause, ou plutôt elles le sont indirectement (là est la source du malentendu : on cherche en général la source du problème là où elle n’est pas) car être élu c’est accéder au rôle crucial qui consiste à décider – à des niveaux et à des degrés très divers – des nominations aux emplois publics et de l’utilisation de l’argent public.
Mais dans le regard des citoyens cette diversité se résout dans une unité : tout cela appartient à une sphère unique, même si elle est nébuleuse dans l’esprit de la plupart de nos concitoyens, la sphère de la décision publique, « l’État » dans le sens le plus banal du terme, tel que précisément les citoyens l’entendent.
C’est une grave erreur que de considérer qu’il s’agit là de questions subalternes ou instrumentales, comme le suggère la notion redoutablement réductrice de « pouvoir exécutif ». Comme si « l’exécutif » en question se contentait d’exécuter, de traduire la volonté générale en décisions concrètes sur le terrain. L’exécutif est en fait le pouvoir principal dans la République. Il a fallu une longue expérience pour arriver à ce constat mais nous savons que cette notion a un enjeu tout à fait particulier, pour un républicain plus que pour n’importe qui d’autre. Cela ne conduit pas à minorer l’importance des discussions et des délibérations sur les grandes orientations de la « politique générale ». Mais pour le citoyen de base, le cœur de la vie quotidienne de la République réside dans les contacts avec les fonctionnaires publics auxquels il est confronté et dans l’emploi de l’argent public qu’il peut constater.
C’est sur cette sphère de la décision publique que nous devons concentrer nos regards. Car il faut bien constater que, aux yeux des citoyens – dont je suis –, l’opacité et l’arbitraire y règnent. D’une certaine manière, l’Ancien régime a recolonisé la Révolution et la République qui en est le produit.
Il faudrait ici toute une généalogie historique pour comprendre comment cette situation s’est installée. Elle est le fruit de grands bouleversements qui ont démultiplié la place et le rôle de la puissance publique, avec la montée en puissance des exécutifs, justement, ou encore la création de l’État social. Toujours est-il qu’à l’arrivée le constat est dramatique quant au jugement que les citoyens portent sur le fonctionnement de leur démocratie et de leur État. Aux yeux de beaucoup d’entre eux, même s’ils n’emploient pas ce langage, la France n’est plus une République que de nom.
Je me concentrerai, dans le temps bref qui m’est imparti, sur le sommet des pouvoirs, dont on devrait attendre en principe l’exemplarité, en formulant deux constats lapidaires :
Oui, il y a une anomalie française en matière de nomination aux principaux emplois publics. Son caractère discrétionnaire est tout aussi rarement au service des « capacités », des « vertus » et des « talents » évoqués par la déclaration des droits de l’homme et du citoyen qu’il ne l’était en 1789, en dépit de la méritocratie théorique qui préside à l’accès de la plupart de ces fonctions.
Oui, il y a une anomalie française en matière d’emploi de l’argent public. Nous en connaissons les données par cœur : un niveau exceptionnellement élevé de dépenses publiques avec des résultats qui ne se distinguent pas par leur excellence. Le problème n’est pas de « réduire la dépense publique », comme le serinent les simplets, il est de maîtriser la dépense publique en la rendant intelligible par la communauté des citoyens. Or elle n’est ni maîtrisée ni intelligible.
Je m’empresse de dire que je ne plaide pas pour la « transparence », un mot commode pour répondre à ces questions mais qui n’apporte qu’une réponse démagogique et vaine : il n’y aura jamais de transparence en ces matières pour des raisons de technicité faciles à comprendre. En revanche il peut y avoir – c’est pour cette solution que je plaide – de la confiance, la confiance qui s’établit par des règles, par des mécanismes, par des procédures… Nous ne sommes pas les seuls à réfléchir à ces questions et nous disposons d’une abondante expérience internationale sur le sujet. Du reste, en France même, il est à observer que ces exigences sont mieux respectées à la base qu’au sommet. Le fait donne à réfléchir.
Si l’analyse est juste, la récente loi qui devait être au départ de « moralisation de la vie publique », et qui est devenue précisément une loi « de confiance », n’est qu’un majestueux coup d’épée dans l’eau. En effet, elle passe à côté du sujet, elle frappe en dehors de la cible en persécutant inutilement des élus qui ne comptent pas pour grand-chose dans ces anomalies sans voir où est le véritable problème. Un aveuglement dont l’étendue me semble préoccupante quand on pense qu’il était prévu de faire de cette loi un élément fondamental du rétablissement d’un climat apaisé dans les relations entre le pouvoir et les citoyens. Je crois que nous en sommes très loin.
Le programme républicain pour le futur découle de l’analyse. C’est dans ce sens qu’on pourrait parler véritablement d’un « moment républicain » : rebâtir l’État, faire de l’État en France un État républicain qu’il n’a en fait jamais pleinement été (ce qu’un peu de temps et d’histoire suffiraient à montrer).
Rebâtir l’État est une tâche d’autant plus urgente que ce malheureux État a été mis à mal par les différentes politiques de prétendue « modernisation de l’État » qui se succèdent et s’enchaînent depuis un moment. Elles resteront dans les annales comme un moment peu glorieux de l’histoire de ce pays quand on songe à ce que l’État, avec tous ses défauts, a pu y représenter.
Tout est à faire en la matière. Il faut le souligner pour mesurer l’étendue de la tâche, c’est un objet que la tradition républicaine, en dehors de quelques personnages singuliers dans le paysage politique français, a presque constamment négligé en fonction d’un héritage historique très lourd qui nous vient droit de la Révolution française. En se construisant contre la monarchie d’abord, puis contre le bonapartisme, la République ne s’est pas vraiment demandée de quel système de pouvoir elle avait besoin pour son propre compte. Elle n’a vu que les défauts des systèmes qu’elle combattait, tout en reprenant sans plus d’examen ceux de leurs éléments dont elle avait immédiatement l’utilité, le tout couvert par la conviction d’exprimer le vœu populaire. Il n’est que temps de repenser cet héritage.
Pourtant c’est aujourd’hui la question qui arrive au premier plan : construire un appareil public donnant une traduction opérationnelle à l’esprit de la chose publique. Voilà ce qui permettrait de parler pour de bon d’un « moment républicain ». Même si, malheureusement, nous ne voyons pas encore les acteurs de cette entreprise émerger, c’est l’idée d’avenir sur laquelle il faut miser au-delà de nos nostalgies légitimes, compréhensibles, de « vieux croyants » de l’idée républicaine.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Marcel Gauchet, de nous avoir ouvert de nouvelles pistes si nous n’y avions pas réfléchi.
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[1] Art. 6. La Loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.
[2] Art. 15. La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration.
Le cahier imprimé du colloque « Le moment républicain en France ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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