Première table ronde : Cohérence et exigence du modèle républicain
Intervention de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, au colloque « Le moment républicain en France ? » du 11 décembre 2017.
Messieurs,
Chers amis,
Tout le monde ou presque se veut ou se dit, aujourd’hui, républicain. Formulons l’hypothèse que cela réponde à une attente plus ou moins consciente de la population.
I. Constatons néanmoins que la cohérence de l’idée républicaine est souvent méconnue.
J’entends, par-là, le lien entre liberté et souveraineté populaire, entre la souveraineté et la citoyenneté, le peuple souverain n’étant rien d’autre que l’ensemble des citoyens en corps, entre l’exercice de la citoyenneté et la volonté générale dont la loi identifiée au Bien commun est l’expression, entre la liberté et l’égalité, celle-ci ne se résumant pas à l’universalité du suffrage mais impliquant le caractère laïque et social de l’État, donc le rôle majeur du service public et, bien sûr, le refus de toute discrimination fondée sur l’ethnicité, le sexe ou la religion. Connaissance, enfin, du lien profond qui existe entre la laïcité et l’École républicaine dont la vocation est de former des citoyens. Nous entendrons avec un intérêt particulier Monsieur Jean-Michel Blanquer sur le thème « École et République ».
Pensons historiquement cette cohérence.
La République procède de l’idéal d’autogouvernement qui est apparu avec la Cité antique, particulièrement Athènes, et qui a aussi fondé la grandeur de la République romaine.
Cet idéal, ressuscité par les cités italiennes de la Renaissance, a été pour la première fois porté au niveau de grandes nations par les révolutions anglaise et surtout américaine et française aux XVIIème et XVIIIème siècles dit « Siècle des Lumières ».
La Révolution française a d’abord proclamé « la souveraineté de la nation ». Ce concept de souveraineté a été repris de Rousseau qui lui donne toute sa cohérence théorique dans son « Contrat social ». La Révolution franchit un grand pas par rapport à Rousseau, en établissant le principe d’une démocratie représentative. La Convention va proclamer la République en 1792.
Avec le suffrage universel, la souveraineté populaire se confond avec la souveraineté nationale. Encore faut-il faire des citoyens : c’est l’objet de l’École publique théorisée par Condorcet. À celle-ci revient le rôle d’instruire, de transmettre et de former le jugement autonome qui permettra aux citoyens de débattre, à la lumière de leur raison naturelle, de ce qu’est le meilleur intérêt général. J’ai employé le mot « raison ». Ce n’est pas pour le déifier. La République n’implique pas la croyance à une sorte de progrès mécanique, tout au plus une « volonté de progrès », pour parler comme Adorno. Volonté de progrès qui n’exclut pas le « sentiment tragique de la vie » !
Naturellement l’École ne peut développer le civisme que si celui-ci s’adosse à un patriotisme républicain bien compris. Ce patriotisme n’est pas le nationalisme (le nationalisme est la haine des autres, le patriotisme est l’amour des siens). Il n’est pas non plus le cosmopolitisme : « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, disait Jaurès. Beaucoup y ramène ».
La première table ronde, qui sera ouverte par Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, permettra de mieux approfondir la cohérence et l’exigence du modèle républicain.
II. Une des difficultés de l’idée républicaine, aujourd’hui, vient de ce que beaucoup doutent de ce qu’elle puisse encore s’exercer dans une géopolitique et une économie mondiales bouleversées.
Son cadre d’exercice serait dépassé, non plus la Cité grecque, dans laquelle a pris forme l’idéal de l’autogouvernement mais les nations aujourd’hui réputées trop petites ou alors discréditées. La nation est, en effet, fréquemment confondue par beaucoup de nos responsables politiques, et quelquefois de nos meilleurs esprits, avec le nationalisme et ainsi rendue responsable de deux guerres mondiales destructrices.
Il n’est pourtant pas difficile de montrer que ce ne sont pas les nations européennes qui ont déclenché la Première guerre mondiale mais une poignée de décideurs inconscients. Encore moins fut-ce le cas de la Seconde guerre mondiale : Hitler considérait les nations comme des formes d’organisations obsolètes. Il y substituait les races dont la hiérarchie reconstituée fournirait les briques d’une reconstruction de l’humanité future.
Constatons que le discrédit de la forme nationale concerne essentiellement l’Europe. Rien de tel ne s’observe aux États-Unis ni chez les grands « émergents » (Chine, Inde, Brésil, Iran, Turquie – je ne parle pas de la Russie qui est plutôt un réémergent qu’un « émergent »).
Ce qui fait problème en Afrique, c’est plutôt l’absence et la faiblesse des nations. J’excepte bien sûr l’Égypte, l’Afrique du Sud, l’Éthiopie, le Maroc et l’Algérie. Le problème, ailleurs, est plutôt la faiblesse quand ce n’est pas la faillite des États. Elles sont à plaindre, les nations qui « n’existent pas ». Je pense à la Centrafrique (où j’effectuai un voyage au temps de l’opération Sangaris), un pays qui n’a jamais connu d’État, même s’il a connu beaucoup de coups d’État.
Le « nation building » passe toujours par la création d’un sentiment d’appartenance.
Sur l’Europe, je risque donc une hypothèse : ce qui fait, aujourd’hui, la faiblesse de l’Europe c’est le discrédit et l’affaiblissement de ses nations. Historiquement et depuis le XVIème siècle, les nations européennes se sont passé le relais de l’hégémonie : Espagne, Pays-Bas, France, Angleterre. Leur concurrence n’a été ruineuse qu’au XXème siècle où elle a profité à des puissances extra-européennes.
Le lien entre nation et démocratie doit donc être rétabli si nous voulons donner des bases solides à la République et – nous le verrons – à l’Europe, elle-même.
La République est consubstantiellement liée à l’idée d’un intérêt général commun à tous les citoyens. La nation républicaine se définit d’abord comme « communauté de citoyens », à qui il appartient de définir l’intérêt général.
C’est pourquoi la République et la démocratie présupposent un puissant sentiment d’appartenance. Celui-ci fonde la soumission de la minorité à la règle de la majorité. La minorité dans une démocratie espère bien, en effet, devenir un jour majoritaire. Si ce sentiment d’appartenance n’existait pas, elle ne serait qu’une minorité opprimée.
En dehors de ce puissant sentiment d’appartenance, il ne peut donc y avoir de démocratie ni, par conséquent, de République. La « communauté de citoyens » s’adosse donc naturellement à un peuple historiquement constitué. La Révolution française, par exemple, a été précédée par un long processus historique qui a créé la Nation française.
L’Europe, au stade actuel, reste une Confédération de nations, en l’absence d’un sentiment d’appartenance aussi puissant que celui existant au sein des nations.
Certes il existe, dans l’Europe actuelle, des éléments de fédéralisme : la politique agricole commune (depuis 1962), la politique commerciale extérieure, l’administration de la concurrence par la Commission depuis l’Acte unique, la monnaie unique depuis le traité de Maastricht, en fait depuis 1999, une discipline budgétaire commune enfin, formalisée par le TSCG (Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance), depuis 2012. Et même faudrait-il ajouter la jurisprudence de la CJUE (Cour de Justice de l’Union Européenne), dont nous avons vu qu’elle a fait problème dans la discussion sur le Brexit. Mais les politiques communes restent, en dernier ressort, soumises à l’arbitrage du Conseil européen, c’est-à-dire des États. On peut faire valoir que le système marche au consensus.
En fait, comme l’a démontré le sociologue allemand, Ulrich Beck en 2006 dans « Pour un empire européen » [1], il marche à la peur : celui qui brise le consensus risque d’encourir des coûts supérieurs aux avantages que comporte l’acceptation de la règle du consensus. Le Brexit de 2016 a démenti cette thèse. Il se peut aussi qu’il la confirme à l’avenir. Seule l’Histoire pourra en juger.
En attendant, l’affaiblissement des nations, rendu sensible avec le séparatisme catalan, montre la fragilité de l’actuelle construction européenne. La crise de l’euro n’est pas derrière nous. Il n’est pas concevable, en effet, que l’Allemagne, avec un excédent extérieur supérieur à 10,5 points de PIB, puisse imposer au reste de l’Europe, et particulièrement à l’Europe du Sud, une politique structurellement déflationniste, et cela sans que la Commission européenne ait engagé aucune procédure correctrice (pourtant prévue dans les traités).
L’Europe, désormais à 27, avance ainsi cahin-caha vers un avenir encore improbable, faute d’une réorientation énergique que le Président de la République a appelée de ses vœux, mais à laquelle la plupart de nos partenaires tardent ou se refusent à souscrire.
Toute démocratie se doit d’entretenir le sentiment d’appartenance à un « demos » historiquement constitué. « Une nation, écrivait Max Gallo, ne peut exister et survivre que si on l’aime ».
Certes on peut rêver d’un « demos » européen. Mais la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe nous explique qu’il n’existe pas de « demos » européen et qu’en son absence, le Parlement européen n’est pas un Parlement mais la simple juxtaposition de la représentation de 27 peuples (« arrêt Lisbonne » 2010).
Un débat s’est noué depuis quarante ans entre ceux qui voudraient fonder le sentiment d’appartenance à l’Europe sur la désuétude du sentiment d’appartenance à la nation et ceux qui pensent dialectiquement l’Europe et les nations : une Europe forte a besoin de nations fortes, capables de converger vers un intérêt commun.
Ceux qu’on appelle les « Européistes » pensent sincèrement pouvoir créer les bases d’un fédéralisme européen. Ils ne comprennent pas qu’en déconstruisant la nation, ils fragilisent en fait l’Europe.
Le problème, mal posé, suscite et approfondit les fractures sociales, géographiques et politiques au sein de l’Europe et au sein des nations qui la composent. On le voit en Catalogne, en Flandre, en Lombardie.
Il faut inverser la logique : des nations fortes et européennes – c’est-à-dire ayant le sens de leur intérêt commun – sont nécessaires à la construction d’une Europe forte et démocratique.
Commençons par recenser les fractures ou les oppositions de perception qui existent entre nations afin de les réduire :
– fractures économiques et sociales au sein de la zone euro, et entre celle-ci et les pays demeurés au dehors,
– oppositions sur l’accueil des migrants,
– oppositions géopolitiques entre ceux qui voient les défis du futur à l’Est et ceux qui les prévoient plutôt au Sud,
– oppositions entre ceux qui raisonnent « Europe » et ceux qui, en fait, pensent « Euramérique ».
Aucune de ces positions n’est illégitime, dès lors qu’elle est loyalement reconnue et peut faire l’objet d’un débat « républicain », c’est-à-dire ouvert, transparent et soucieux de parvenir à un « intérêt général européen » qui est, par définition, toujours à construire. L’idée républicaine et l’idée européenne ne sont pas incompatibles si nous raisonnons « tendanciellement ».
Un malaise règne aujourd’hui dans le débat public sur le sort qu’il convient de réserver à la nation.
Ce débat oppose les républicains qui pensent que la nation reste le cadre privilégié de l’exercice de la démocratie et les tenants du « post-national » qui privilégient, après Habermas, des espaces procéduraux, principalement juridictionnels ou des espaces communicationnels, c’est-à-dire essentiellement médiatiques.
Ce débat retentit sur le récit historique qui, aux yeux des seconds, devrait cesser d’être « national » pour s’ouvrir au « mondial ».
Ce débat est fondamental. Pierre Nora, dans un colloque récent organisé par le Conseil d’État, a soutenu que « tout retour au ‘roman national’ était désormais impossible ». Comme je lui objectais que le « récit national », distinct du « roman national », restait nécessaire à l’exercice collectif de la démocratie, Pierre Nora m’a répondu que « le récit national ne serait alors qu’une version dégradée du roman national et tournerait très vite à la ‘romance’». Je crois le citer objectivement. Peut-être Pierre Nora a-t-il raison, mais c’est une manière de ranger la nation au magasin des antiquités, pour ne pas dire au musée.
Les racines de ce désaccord sont peut-être à chercher dans deux directions :
A mes yeux, la France a existé avant la césure métaphysique qu’a constituée, dans son Histoire, la Révolution de 1789. Me sentant l’héritier de la Révolution française, je ressens néanmoins mon appartenance à une nation qui s’est formée au fil des siècles, héritière de l’Antiquité gréco-romaine, de la Chrétienté médiévale et bien sûr de l’Europe des Lumières dont la Révolution est l’aboutissement en même temps qu’elle ouvre une ère nouvelle, comme l’avait vu Goethe, dans l’Histoire de l’humanité. Je ne dis rien d’autre que ce qu’avait dit Marc Bloch sous une autre forme à propos de l’attachement des Français au souvenir du sacre de Reims et à celui de la Fête de la Fédération.
Deuxième source de cette désaffection à l’égard de la Nation : 1940 et ses suites. À mon sens le fil de notre Histoire ne s’est pas brisé avec l’effondrement de 1940 et la fin du second Empire colonial et cela, à deux reprises, grâce à De Gaulle. Il est à reprendre avec un souci d’objectivité qui nous ferait rompre à la fois avec l’idée d’un « roman national » et avec une vision pénitentielle de notre Histoire, aujourd’hui à la mode.
Le peuple français est à la fois une communauté de citoyens et un peuple historiquement constitué : il faut tenir ensemble les deux bouts de la chaîne.
Il me semble qu’il y a là un vrai sujet.
Prenons un exemple pratique : on parle d’« Europe de la défense » mais ne voit-on pas que l’Histoire de chaque peuple a exercé une profonde fracture entre l’Allemagne, aujourd’hui profondément pacifiste, comme d’autres pays d’ailleurs en Europe, et, par ailleurs, la France et la Grande-Bretagne qui ont gardé un esprit militaire ? Croit-on que dans l’environnement stratégique dégradé qui est le nôtre, on puisse faire l’impasse sur la défense ? Ou alors faut-il s’en remettre aux États-Unis ? Serait-ce bien raisonnable ? Faire naître un esprit de défense européen est une tâche de longue haleine, inaccessible dans le temps resserré de l’action politique.
L’idée républicaine autorise que, dans le temps long, le sentiment d’appartenance puisse muter. L’idée d’un intérêt général européen n’est pas rédhibitoire. Elle peut même paraître éminemment souhaitable. Le réalisme impose cependant de considérer que le civisme restera encore longtemps national parce qu’il est adossé au patriotisme républicain. Tous les sondages le confirment : les Européens, avant de se dire « européens », se disent d’abord « allemands », « britanniques », « français », « hollandais », « polonais », « tchèques », « hongrois », etc. Pour autant, ils ne sont nullement menacés par le retour aux démons d’un nationalisme belliqueux.
Il n’est pas de politique qui vaille, disait Charles de Gaulle, en dehors des réalités. L’Europe a tout à gagner à être construite sur les solides briques de base que restent les nations.
C’est pourquoi le « récit national » est à mes yeux à la fois légitime et nécessaire, à condition, bien sûr, de s’ouvrir sur l’Europe et sur le monde, sans pour autant s’y dissoudre.
Il y a là matière à débat, ce sera l’objet de la deuxième table ronde.
III. Y-a-t-il un moment républicain en France ? C’est la matière de la troisième table ronde.
Je me bornerai à constater que l’élection d’Emmanuel Macron à la Présidence de la République a mis un terme à un système où deux partis de gouvernement, faisant leurs les contraintes nées des traités européens, s’étaient réfugiés dans une sorte d’immobilisme à la Henri Queuille. Or, de cet immobilisme de fait, faisant alterner le pareil et le même, le peuple s’était lassé.
En remettant en marche la machine de l’État, Emmanuel Macron a créé une deuxième rupture.
A-t-il pour autant substitué un paradigme nouveau à l’ancien ? Pour ma part, je crois trop à l’Histoire pour penser qu’il soit si facile de donner congé à l’ancien pour créer du nouveau.
C’est peut-être cela qui rend actuelle l’idée républicaine pour peu qu’on veuille bien la prendre au sérieux. Elle relierait le présent à la fois au passé et à l’avenir.
Nous entendrons avec un particulier intérêt les différents intervenants et les conclusions qu’apporteront notamment Monsieur Bernard Cazeneuve, ancien Premier Ministre, et Monsieur Richard Ferrand, Président du groupe parlementaire « La République en Marche ».
Je donne la parole à M. Jean-Éric Schoettl qui va développer ce qui fait la cohérence de l’idée républicaine.
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[1] Pour un empire européen, de Ulrich Beck et Edgar Grande, éd. Flammarion, avril 200
Le cahier imprimé du colloque « Le moment républicain en France ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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