Débat final lors du colloque « Qu’y a-t-il dans le chaudron du Moyen-Orient ? » du 12 février 2018.

Michel Suchod
Ma question est très simple et s’adresse à tout le panel des orateurs. Dans une singulière interview, le président Trump a dit il y a quarante-huit heures qu’après avoir réfléchi à la situation du Proche-Orient, il avait confié à son gendre l’idée d’un accord général et il a avoué qu’il finissait par douter des Israéliens : Veulent-ils véritablement la paix ? Il semble que le président Trump hésite à ce sujet. Avez-vous une position sur cette déclaration ?

François Nicoullaud
C’est une phrase de Trump… Que dira-t-il après-demain ? Mais cela montre qu’un petit rai de lumière l’a touché et laisse espérer que, finalement, le travail du mûrissement diplomatique arrivera quand même à pénétrer son cerveau.

« So big ! », avait-il déclaré en arrivant au pouvoir, en parlant des affaires de l’État. Il avait été bluffé. Passant du commerce, du monde des affaires, à l’international, il changeait d’échelle. « Et puis il y a des morts… » avait-il ajouté. Il y a donc des choses qui peuvent l’ébranler. On va voir. Puisse être ébranlée sa conviction qu’il faut casser l’accord nucléaire entre les six puissances dont les États-Unis et l’Iran ! Parce que si vraiment cet accord est cassé, on va faire un saut dans l’inconnu. On espère que l’accord continuera à vivre sur trois pattes avec les autres participants mais, si les Américains réinstaurent des sanctions, il sera extraordinairement difficile de résister, beaucoup plus que dans les années 90 parce que la mondialisation a fait des progrès. Toute entreprise un peu importante a des intérêts aux États-Unis et les Américains n’ont même plus besoin de prendre des lois spécifiques pour viser les compagnies étrangères puisque tout le monde peut être frappé dans ses intérêts aux États-Unis. C’est vraiment inquiétant. On va entrer dans un inconnu dont on ne sait pas très bien comment on sortira.

Renaud Girard
Je crois qu’effectivement le discours de Trump est assez illisible. Son programme de politique étrangère comportait deux points intéressants. L’un était son refus du néo-conservatisme, cette doctrine prétendument héritée du philosophe Léo Strauss, élève dissident de Carl Schmitt, selon laquelle il faut préférer la conception qu’on a de la démocratie à la justice, à la paix. Les metternichiens, les kissingeriens, les réalistes, considèrent que le maintien de la paix est plus important que tout le reste car lorsqu’on commence une guerre on ne sait jamais où elle va finir ni même si on va accomplir un seul des objectifs annoncés. C’est la position de Trump, exprimée dans son programme, qui refuse le néo-conservatisme, c’est-à-dire le fait que la loi américaine devrait s’appliquer partout. Sur ce point il a pris une position inverse de celle d’Hillary Clinton et des néo-conservateurs de W. Bush. C’est un point très important. L’intervention en Libye, dont on a parlé, était le type même de l’expédition néo-conservatrice visant à imposer la démocratie par la force. M. Sarkozy n’a pas reconnu qu’il avait fait une erreur, la plus grave erreur de politique étrangère de toute la Vème République. En revanche, Obama, qui avait soutenu l’attaque franco-anglaise, a dit que cette expédition en Libye était la plus grave erreur stratégique de ses deux mandats. Trump refuse cette politique mais, sans doute pour des raisons internes, pour des raisons d’équilibre au Congrès, viscéralement antirusse, il n’a pas réussi à appliquer le deuxième volet de sa politique qui était l’entente avec la Russie. Il est pourtant flagrant qu’une entente stratégique entre les Russes et les Américains au Proche-Orient réglerait beaucoup de choses. Cette entente aurait été possible il y a quelques mois lors de la première offensive turque en Syrie qui visait Manbij, à l’ouest de l’Euphrate. À ce moment nous avions vu les Américains et les Russes s’entendre pour s’opposer à l’avancée turque. Une telle entente n’est donc pas intrinsèquement impossible mais, comme Jean-Pierre Chevènement l’a très bien dit, c’est le Congrès, plus que Trump, qui s’y oppose. C’est tout à fait regrettable.

Jacques Fournier
Que doit-on penser, du point de vue français, de la mouvance des Frères musulmans ? L’un d’entre vous a fait la différence entre les positions des Frère musulmans et celles de Daech. En Égypte, de mon point de vue, un processus de démocratisation, avec l’élection du premier président Frère musulman, Mohammed Morsi, en juin 2012, a été interrompu par la reconquête du pouvoir par le maréchal Sissi. À ce moment-là on a plutôt approuvé la chose, je ne suis pas sûr qu’on ait eu raison.

Sur la situation en Palestine, la perspective d’une réconciliation nationale entre les factions palestiniennes est à mon avis une des conditions pour qu’elles puissent peser un peu dans leur rapport à Israël.

Un troisième point nous concerne encore plus directement. Dans les pays du Maghreb, la coalition au pouvoir en Tunisie se fait avec un parti islamique dont je ne sais pas très bien quel est le positionnement par rapport aux Frères musulmans. Y a-t-il ou non la possibilité d’un islamisme relativement modéré dans le jeu démocratique ?

Jean-Pierre Chevènement
Les Frères musulmans, nés en Égypte, ont été au pouvoir en Égypte avec Morsi pendant deux ans. En Tunisie, pendant un moment très court, ils ont participé à une alliance avec deux petites formations. Ils sont très proches du régime turc d’Erdogan. Ils ont leurs quartiers au Qatar. En cherchant bien on trouverait d’autres ramifications dans beaucoup d’autres pays, y compris dans le nôtre. Il me paraît important de comprendre que cette branche des Frères musulmans, au départ réformiste (avec Hassan el-Banna) et marquée par le retour aux sources et le littéralisme, a ensuite connu des déviations terroristes en Égypte, avec Sayyid Qutb et ses disciples qui ont assassiné Sadate, avec ceux qui ont perpétré les attentats de Louxor. C’est ce qu’est devenue la mouvance Frères musulmans, notamment au Sinaï.

Il y a une autre mouvance, la mouvance salafiste de type wahhabite, Oussama Ben Laden, le djihad afghan, devenu ensuite le djihad planétaire anti-américain puis anti-européen, c’est Al-Qaïda. Daech en est une extension, avec un concept différent, celui d’un djihad territorialisé, alors que le concept d’Al-Qaïda était un djihad global qui ne visait pas la conquête d’un territoire. On voit une autre forme de djihad territorialisé se développer dans le nord du Nigéria. On trouvera ici et là, en Libye et dans le Sinaï quelques poches contrôlées par des groupes djihadistes. Pour autant on ne peut pas parler de résurrection du Califat, une idée virtuelle qui a un moment enflammé les imaginations et peut évidemment renaître. La défaite, elle, n’est pas virtuelle, elle est réelle, pour un temps.

Penser que les Frères musulmans offrent naturellement l’idée d’un islamisme civilisé fait litière du fait que pour eux le siège de la souveraineté n’est pas le peuple mais la loi d’Allah, la charia. La distinction est simple entre la souveraineté populaire fondée sur les droits de l’homme et du citoyen et, d’autre part, le droit divin qui peut revêtir diverses formes selon les pays et les civilisations. Avec les Frères musulmans, nous sommes en présence d’une idéologie de ce type même si elle se donne des atours, même si elle vise apparemment à s’intégrer mieux. Je ne dis pas qu’il n’y ait pas au sein de cette mouvance des différenciations qui pourraient s’opérer. C’est possible. Tout est possible. Mais pour le moment je resterai extrêmement prudent et je ne ferai pas une distinction entre les bons et les méchants.

Loïc Hennekinne
Nous pouvons remercier les différents intervenants. Ces échanges, très complexes, étaient passionnants. Ils ont permis de dessiner un certain nombre de suggestions dont pourraient s’inspirer le Président de la République et le Quai d’Orsay.

Merci à tous.

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Le cahier imprimé du colloque « Qu’y a-t-il du chaudron du Moyen-Orient ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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