Être républicain aujourd’hui : de l’actualité d’un archétype
Intervention de Jean-Éric Schoettl, conseiller d’Etat (h), ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au colloque « Le moment républicain en France ? » du 11 décembre 2017.
Définir l’idée républicaine, c’est aussi comprendre pourquoi certains d’entre nous nous définissons ainsi.
C’est donc faire la clarté en nous-mêmes sur les raisons qui nous font nous ressentir et nous déclarer républicains, plutôt que, par exemple, démocrates, progressistes, socialistes, libéraux etc.
C’est à ce travail d’introspection que nous a conviés Jean-Pierre Chevènement en juillet dernier, en demandant à plusieurs d’entre nous, membres ou amis de Res Publica, de jeter sur une seule page le noyau dur de leur profession de foi républicaine.
Mon propos ici est de tenter de faire la synthèse, si possible articulée, de ces réponses, sans m’interdire d’y ajouter un grain de sel personnel.
1. Le mini-sondage commandé par Jean-Pierre Chevènement était, à y repenser, un test assez redoutable : des réponses floues, convenues, contradictoires ou trop disparates – alors surtout qu’elles auraient émané de personnes protestant volontiers de leurs convictions – auraient fâcheusement révélé l’étiolement, voire la désintégration, de l’idée républicaine.
Disons sans tarder qu’il n’en est rien, ce qui est le premier constat auquel j’arrive. On est au contraire frappé – à la lecture de réponses rédigées indépendamment les unes des autres, et sans que personne ne regarde sur la copie du voisin – de la récurrence des mêmes concepts, des mêmes mots, des mêmes exigences – ainsi que de leur force et de leur cohérence. La braise républicaine brûle toujours sous les cendres.
2. Il est non moins frappant de constater combien nos réponses retrouvent les traits caractéristiques de la tradition constitutionnelle républicaine française, tels que les brossent la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et le Préambule de la Constitution de 1946 [1] :
– Caractère indivisible, laïque, démocratique et social de l’État,
– Égalité des citoyens sans distinction d’origine, de race ni de religion et dans le respect de toutes les croyances,
– Principe selon lequel la souveraineté nationale appartient au peuple, sans qu’aucune section du peuple ni aucun individu ne puisse s’en attribuer l’exercice,
– Principe selon lequel la République est le gouvernement du peuple, par le peuple ou pour le peuple, le suffrage étant universel et égal,
– Principe selon lequel la loi est l’expression de la volonté générale, à laquelle tous les citoyens ont le droit de concourir, par eux-mêmes ou par l’intermédiaire de leurs représentants,
– Principe de la séparation des pouvoirs.
Ces traits dessinent non une forme précise de gouvernement, mais une pluralité de formes républicaines possibles, ayant cependant en commun l’idée de la primauté de la Représentation, élue par le peuple tout entier, dans l’énonciation de la volonté générale.
3. Troisième constat : on mesure combien le son concordant, qui émane tant de nos réponses que du simple rappel de la tradition constitutionnelle républicaine, est en décalage, pour ne pas dire en opposition, par rapport aux leitmotivs qui innervent le discours politique aujourd’hui dominant.
Les réponses à la commande de Jean-Pierre Chevènement mettent en effet l’accent, entre autres :
– sur la recherche du bien commun plutôt que sur la satisfaction des désirs individuels et des doléances minoritaires,
– sur ce qui unit la Nation plutôt que sur ce qui la divise,
– sur la raison plutôt que sur l’émotion (que celle-ci relève de l’indignation ou de la compassion),
– sur l’expérience mûrie et non sur la table rase,
– sur le citoyen plutôt que sur l’ayant droit,
– sur le représentant élu plutôt que sur l’expert ou le juge,
– sur l’acceptation de l’économie de marché, sous réserve de régulation et de correction des inégalités par l’État,
– sur le refus, en revanche, de la société de marché,
– sur la Nation comme instance première du sentiment d’appartenance,
– et sur le concert des Nations comme facteur de paix, plutôt que sur le gommage des frontières comme condition nécessaire et suffisante de la concorde universelle.
Serions-nous devenus de vieux croyants, contraints à l’exil intellectuel au pays de Rousseau, Condorcet et Michelet ?
Il faut, pour répondre à cette douloureuse question existentielle, ausculter de plus près nos réponses.
4. Au commencement, disent nos réponses, est l’intérêt général, ou, plus exactement, la recherche collective – à travers le Représentant – du bien commun.
Cette recherche du bien commun, disent nos réponses, doit inspirer tous les dispositifs particuliers (institutions, politiques publiques, services publics) qui organisent la collectivité.
Dans cette conception, l’intérêt général prime les intérêts particuliers ; les disciplines collectives prévalent sur les prérogatives individuelles, sur les revendications catégorielles et sur les vues corporatistes.
Plus encore : la personne mérite la sollicitude publique au travers de politiques visant à couvrir les besoins, les aspirations et les intérêts légitimes des gens bien davantage que par l’attribution à l’individu de droits subjectifs, opposables et justiciables.
Plutôt construire des logements que d’instituer un « droit au logement opposable » (loi du 5 mars 2007) qui n’est au mieux qu’un coupe-queue dans une file d’attente ; plutôt aider les étudiants à obtenir des stages à l’étranger que de faire « reconnaître à la Nation » le droit de chaque jeune « à bénéficier d’une expérience professionnelle ou associative à l’étranger » (article 68 de la loi du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté) [2] ; plutôt élargir la capacité des cantines scolaires municipales que d’instituer un « droit de tous les enfants scolarisés à l’’inscription à la cantine des écoles primaires, lorsque ce service existe » (article 186 de la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté) qui laissera désemparées beaucoup de communes ayant fait l’effort de créer une cantine, mais dépourvues des moyens d’y accueillir avant longtemps tous les enfants scolarisés.
Notons au demeurant que la Déclaration de 1789, sans être évidemment holiste et tout en se dressant contre l’arbitraire, comprend de façon trois fois limitative les droits individuels : ce sont des droits-libertés et non des droits-créances ; leur liste est fermée ; ils sont conditionnés. Le citoyen est par ailleurs requis de payer de sa personne (militairement) et de ses biens (fiscalement).
Un républicain admettra toujours plus volontiers la vaccination obligatoire ou les disciplines de la sécurité routière qu’un libéral de stricte obédience.
De Rousseau, le républicain retient l’idée du contrat social : en me soumettant volontairement au bien public, formulé par la volonté générale, je n’aliène pas mon libre-arbitre, mais au contraire proclame ma liberté, comme celle d’autrui, et les préserve de ce qu’elles auraient d’antinomiques et de mutuellement destructrices en l’absence de loi [3].
Cependant, nous dit Dominique Lecourt, le républicain tempère de diverses façons ce qu’aurait de potentiellement totalitaire l’absolutisme de la volonté générale chez Rousseau :
– dans l’ordre politique, par l’élection du Représentant à intervalles réguliers et suffisamment rapprochés, par la liberté d’expression, par le pluralisme et par la séparation des pouvoirs ;
– dans l’ordre philosophique, par la conviction que la société ne se réduit pas au politique (même si le politique n’est pas un simple gardiennage de la société, comme le voudraient les libéraux) et qu’il est vain de chercher le bon sauvage en cet animal depuis toujours social qu’est l’homme.
5. A la révérence pour l’intérêt général doit être rattachée la vertu républicaine (Jacques Fournier).
Sans avoir la force surhumaine de toujours pouvoir l’incarner, le républicain adhère à un idéal de vertu fait de dévouement à la chose publique, d’amour de la patrie, d’intégrité morale, de sincérité, de libre arbitre et d’honneur.
Une vertu héritée de la Rome antique et décantée par le christianisme, la chevalerie, la philosophie des Lumières, la morale kantienne et le Club des Jacobins.
La vertu s’exerce, mais aussi se fortifie, en faisant face aux crises et à l’urgence (David Djaïz). Elle est fille des épreuves et des secousses de l’histoire. Elle ne garantit pas le succès, mais tire les enseignements de l’échec. Pour le républicain, la vertu est une ascèse individuelle et collective
6. Autre point important : l’éminence de l’intérêt général et la force de la vertu, dans la vision républicaine, se fondent sur le sentiment d’appartenance à la Nation, sur le demos (Jean-Pierre Chevènement).
Nos réponses insistent à cet égard sur l’importance du récit national.
Elles rappellent, avec Ernest Renan, que la Nation est un référendum permanent et, avec Marc Bloch, qu’il faut vibrer à la fois au souvenir du sacre de Reims et de la fête de la Fédération.
Un républicain écrit Nation avec une majuscule.
Nation, République, patrie lui paraissent les éléments consubstantiels d’une trinité monophysite. Avec Max Gallo, il chérit la patrie toujours vivante. Il s’attriste d’en entendre parler comme d’un amour défunt (« La patrie est notre passé, l’Europe est notre avenir ») et s’élève contre les beaux esprits à la mémoire honteuse.
Le passé doit être assumé avec ses hauts et ses bas. Il y a des pages glorieuses et d’autres qui ne le sont pas. Elles composent toutes le récit national. Va-t-on en déchirer ou en raturer ? C’est le bilan qui compte et il est honorable. Ainsi, pourquoi s’accuser sempiternellement de la traite négrière au lieu d’être fier que la République ait aboli l’esclavage, cette antique et sale manie du genre humain ?
Le républicain accorde une grande importance à sa continuité culturelle et historique :
– D’abord parce qu’elle nourrit le sentiment commun d’appartenance, lequel, à son tour, garantit l’acceptation de la loi majoritaire par une minorité ayant vocation à devenir demain majorité et, plus généralement, la recherche confiante du bien commun au travers des mécanismes de la représentation,
– Mais aussi parce que c’est dans le corps de doctrine forgé par les hommes de 1789, et notamment dans les notions de citoyenneté et de souveraineté, que la tradition républicaine française puise son matériel génétique et ses concepts opératoires (Marie-Françoise Bechtel).
Le sentiment d’appartenance lie solidairement l’intériorisation d’un passé qui nous constitue et nous oblige, la trame d’un présent dont nous sommes quotidiennement redevables à l’égard de nos proches et de nos semblables et la construction d’un futur qui nous dépasse.
Pour un républicain, toutes les occasions sont bonnes de fortifier le sentiment d’appartenance et de « faire nation » : consultations électorales bien sûr, mais aussi participation à la vie municipale, conscription, bénévolat, instruction civique, revitalisation de la France périphérique. Il pense que la République a besoin de rites, d’emblèmes et de commémorations, car aucune société ne peut se passer d’ordre symbolique. Il rêve d’un nouveau service national obligatoire.
Le besoin de communion est au demeurant une aspiration spontanée de la collectivité nationale, comme en témoignent l’ampleur de la manifestation ayant suivi la tuerie de Charlie hebdo ou la ferveur entourant les obsèques de personnalités comme Jean d’Ormesson et Johnny Hallyday, significativement assimilées par les personnes interrogées à des membres de la famille.
Le sentiment de commune appartenance n’est pas un refus du nouveau venu, et ce pour trois raisons majeures :
– d’abord, parce qu’il n’a rien d’ethnique. Son ambition est au contraire de construire un « être ensemble » de portée universelle, le mot « universalité » étant d’ailleurs le maître mot de toutes nos réponses ,
– ensuite, parce qu’il admet parfaitement que l’identité culturelle nationale échange avec les autres et absorbe les apports extérieurs, tout en rayonnant vers l’extérieur,
– enfin et surtout, parce que le partage de la mémoire est la condition de l’intégration de l’autre et que l’amour de la France garantit le vivre ensemble. Difficile d’ailleurs, pour l’autre, d’aimer une France qui ne s’aimerait plus, qui ne se remémorerait que dans la contrition.
Mais ouverture n’est pas béance. Accueil n’est pas effacement de soi. L’autre est le bienvenu s’il communie avec la Nation ; il est un problème s’il rejette des valeurs nationales comme l’égalité des droits, la laïcité ou la tolérance.
Faute de cette communion dans la Nation, de cette adhésion à ses valeurs cardinales, l’autre, tout Français qu’il sera juridiquement, ne sera qu’un Français de papier.
7. Les réponses insistent sur l’actualité, pourtant bien chahutée, du principe d’égalité.
L’égalité des droits, proclamée par l’article 6 de la Déclaration de 1789, ne peut tolérer de différences de traitement, qu’elles soient favorables ou défavorables, fondées sur les origines ethniques, la religion etc. …. Et pas davantage sur le sexe, jusqu’à ce que la bien-pensance ait obtenu la constitutionnalisation de la parité arithmétique entre hommes et femmes pour l’accès aux responsabilités, électives, professionnelles et sociales (modification de l’article 1er de la Constitution par les lois du 8 juillet 1999 et du 23 juillet 2008).
À cette réserve près, qui est une brèche dans la tradition républicaine, l’égalité des droits s’oppose à toutes les discriminations, qu’elles soient positives ou négatives.
Dans l’accès aux emplois publics et aux distinctions publiques, elle ne veut d’autre différence de traitement que celle basée sur les vertus et les talents.
L’égalité est donc inséparable de la méritocratie.
Elle ne s’y réduit pas. Ou, plus exactement, comme l’explique Jean-Yves Autexier, un autre concept républicain vient compléter la méritocratie en faveur de ceux restés sur les bords de la route. C’est celui de fraternité.
La fraternité (notion la moins juridique du triptyque républicain) revêt deux aspects :
– Le premier est celui du sentiment de commune appartenance (encore lui), qui forge la civilité républicaine (Michèle Gendreau-Massaloux), le respect de l’autre, le légalisme, la confiance mutuelle, la répudiation de la violence comme mode de résolution des contradictions, le rejet de la fraude et de la corruption comme aménagements de la règle (la mauvaise règle doit être modifiée par les voies légales et, en attendant, respectée). Ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous divise. Ce que nous mettons en commun augmente chacun de nous. Le civisme, la réciprocité, l’entraide nous fortifient, nous garantissent les uns grâce aux autres et non les uns contre les autres. L’adversaire politique n’est pas un ennemi. La courtoisie est une vertu républicaine,
– Le second aspect de la fraternité est celui de la solidarité, qui impose à la fois de faire fonctionner l’ascenseur social pour les méritants et la voiture de secours pour ceux restés au bord du chemin. Il trouve son expression dans la lutte contre la pauvreté, dans la protection sanitaire et sociale, dans les politiques d’inclusion, dans une politique de la ville résolument intégratrice, dans la revitalisation de la France périphérique et singulièrement dans l’école.
La mission de l’école, comme nous le rappelle l’actuel ministre de l’Education nationale (le plus républicain de nos ministres), c’est à la fois l’épanouissement des plus doués et le rattrapage des retardataires. Dans les deux cas, c’est la valorisation du travail et de l’effort.
L’éducation doit se démultiplier pour lutter contre l’échec scolaire, qui prolonge bien souvent la précarité des parents et préfigure l’échec social de leurs enfants. Comment ? Par des initiatives telles que la division par deux des effectifs des petites classes dans les zones d’éducation prioritaire, le programme « devoirs faits », le développement des internats, le port de l’uniforme. Tout cela est engagé par Jean-Michel Blanquer et notre soutien lui est acquis, car son action est, par elle-même, un moment républicain.
Il faut attribuer des bourses et des tutorats, ouvrir des concours spéciaux et des « troisièmes voies », sans remettre en cause les filières d’excellence ou, mieux encore (pour citer Marie-Pierre Logelin), « afin que bourses et tutorats nourrissent les filières d’excellence en les fondant sur des critères d’excellence ».
L’école doit par ailleurs infuser le sentiment d’appartenance au travers de l’afectio nationis et de l’adhésion aux valeurs républicaines. Chaque classe est une petite République, nous dit Jean-Michel Blanquer, parce que le sort de la République se joue dans chaque classe. L’école est l’épine dorsale de la République, parce que l’école et la République sont sœurs siamoises : la santé de l’une revigore l’autre ; la langueur de l’une affaiblit l’autre.
Chez les petits, priorité à l’apprentissage du respect d’autrui, à celui du langage parlé, de la lecture, de l’écriture et du calcul.
Tout au long de la scolarité, un accent vital est à mettre sur la maîtrise de la langue et de la logique, qui ouvriront aux enfants les portes d’un monde où le partage des idées, la connaissance des choses et le sens critique sont possibles.
Les hussards noirs de la République restent notre mythe fondateur. Comment le faire revivre ? Des vocations de hussards noirs de la République, il y en a encore, mais pas assez pour les besoins actuels de transmission et d’intégration, qui sont immenses.
Comment ressusciter ce livre de lecture qui a accompagné encore certains d’entre nous dans les petites classes : le « Tour de France par deux enfants » ? Pourquoi André et Julien, les deux petits orphelins lorrains héros de cette histoire, ne seraient-ils pas campés aujourd’hui par deux petits frères nigérians découvrant la France après avoir fui les persécutions de Boko Haram ?
Malgré la bonne volonté du ministre, on est encore loin du compte. Pour retrouver la piste perdue des hussards noirs, il faudrait débroussailler des massifs de démissions en tous genres…
Par-delà l’école, l’égalité des droits, pour un républicain, doit s’accompagner de politiques actives de promotion sociale. Au plan des règles de sélection, c’est l’égalité des chances et non celle des résultats qui s’impose à ses yeux. Mais l’égalité des chances doit être complétée, selon lui, de mécanismes d’aide et d’incitation en amont, de rattrapage et de recyclage en aval. Ces mécanismes doivent rebattre les cartes de la réussite sociale sans céder à la tentation paresseuse des discriminations positives.
La méritocratie est le contraire de l’élitisme car l’une et l’autre entretiennent des rapports inverses à l’excellence : l’élitisme entend la confisquer au profit d’une caste ; la méritocratie va la chercher partout où elle est en germe dans la société.
À l’égalité des droits méritocratique, accusée par le parti bourdieusien de reproduire un ordre injuste, tend en effet à se substituer, depuis une trentaine d’années, une recherche immédiate de l’égalité de fait, au titre de la réparation des torts commis par les dominants à l’égard des dominés. C’est d’ailleurs une vieille tentation : dès la révolution française, l’égalité réelle est opposée à la méritocratie par un Gracchus Babeuf (« Périssent s’il le faut les arts pourvu qu’il nous reste l’égalité ») [4].
Cette tentation a été surmontée. La tradition républicaine lie au contraire étroitement citoyenneté, égalité des droits, unicité et souveraineté du peuple. Mais la tradition républicaine est aujourd’hui contestée. Babeuf a été battu, mais il est de retour.
8. Quant à la laïcité, elle a, dans la tradition républicaine, un sens juridique, mais aussi, plus largement, extra-juridique.
Sauf hypothèse exceptionnelle (aumôneries scolaires, militaires et pénitentiaires), les personnes publiques, que ce soit au travers des règles qu’elles instituent, des deniers qu’elles manient, des procédures qu’elles mettent en œuvre ou des décisions individuelles qu’elles prennent, doivent être indifférentes aux appartenances religieuses, comme d’ailleurs ethniques ou sexuelles.
Réciproquement, nul ne doit pouvoir exciper de ses croyances pour se soustraire à la règle commune. La loi religieuse s’efface devant la loi civile dans le domaine séculier.
C’est déjà beaucoup. C’est plus que ce que font croire les tenants d’une « laïcité positive » (méfions-nous des adjectifs qui ne sont accolés à un substantif que pour mieux l’étouffer).
Mais il y a plus. Au-delà de la loi de 1905, la laïcité a un sens comportemental large et qui a fait longtemps consensus : le pacte de discrétion. Chacun peut croire et pratiquer librement, mais sa croyance doit rester discrète dans l’espace public. Ceux d’entre nous qui avons fait nos études secondaires dans un collège ou lycée public des années 50 et 60 peuvent témoigner de cette intériorisation de la discrétion religieuse, bien oubliée aujourd’hui, surtout dans certains quartiers où chaque communauté se compte.
La laïcité, telle que je viens de la décrire, est aux antipodes de la vision « multiculturaliste » de l’accueil de l’autre, qui fait de la pleine reconnaissance de la religion du nouveau venu, y compris dans son emprise la plus visible sur les comportements sociaux, le critère même du bon accueil.
9. Plus généralement, cette conception du bon accueil considère que l’identité de l’autre, sous tous ses aspects, profanes ou religieux, est à valoriser et l’identité nationale à refouler, ou mieux à « déconstruire », en partie parce que l’identité nationale est haïssable (les croisades, l’esclavage, le colonialisme, Vichy), en partie pour ne pas intimider le nouveau venu en encombrant la mémoire collective de Gaulois, de Romains et de cathédrales.
Selon cette vision, il faudrait éviter d’enseigner encore, avec Paul Valery, que la marque de fabrique européenne est dans la rencontre de l’intelligence grecque, du droit romain et de la spiritualité judéo-chrétienne. N’est pas en effet déjà de l’islamophobie par omission ?
Selon cette vision du nouveau venu (vision d’ailleurs très « essentialiste », car le supposant irréductiblement exogène et le définissant avant tout par sa religion, jusque dans sa supposée solidarité avec les fanatiques de sa chapelle [5]), l’accueil implique l’acceptation de l’ensemble des discordances que sa Weltanschauung présenterait avec la nôtre, y compris celles qui contrediraient les valeurs d’ouverture et d’humanité au nom desquelles nous l’accueillons.
Cette conception estime que l’intégration est une violence ; qu’il n’est d’inclusion respectueuse que de juxtaposition ; que le souci de l’autre implique l’épuration de tout ce qui, dans notre histoire et nos usages, est susceptible de l’incommoder. Ainsi, pour expier la traite négrière, il faut débaptiser les lycées Colbert, en attendant de déboulonner Bonaparte.
Lorsqu’elle ne rejette pas explicitement la tradition républicaine – Nation, laïcité, méritocratie – cette vision retourne les mots de la République contre la République (Anne-Marie Le Pourhiet) :
– Elle édulcore le principe de laïcité au point de soutenir qu’il impose aux pouvoirs publics des obligations positives en vue de favoriser la libre expression des convictions religieuses dans les lieux publics et d’aider les croyances nouvelles venues à rattraper le retard qu’elles ont accumulé sur les anciennes du point de vue de leur inscription dans la société,
– Elle invoque l’égalité pour instituer des quotas ou censurer les mauvaises pensées,
– Au nom de la lutte contre les discriminations, elle invente la notion de discrimination indirecte (avec inversion de la charge de la preuve), pénalise les propos inconvenants (fussent-ils le fait d’anthropologues ou d’historiens, comme dans l’affaire Bensoussan) et arme le bras d’associations militantes dont le discours de haine est souvent plus patent que celui qu’elles imputent aux prévenus de la 17ème chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris, chargée de réprimer les délits de presse…
L’insistance lancinante sur la défense des droits collectifs des groupes réputés dominés, qu’il s’agisse de minorités sexuelles ou des descendants (réels ou supposés) des victimes des vilenies passées de la Nation, rebute le républicain. Il en connaît par ailleurs les effets politiquement contreproductifs, en France comme ailleurs (voyez la dernière élection présidentielle aux Etats-Unis) : attiser, par réaction, le populisme, le sexisme et la xénophobie.
Pour le républicain, aujourd’hui comme en 1789, la souveraineté nationale appartient au peuple tout entier, « sans qu’aucune section du peuple ne puisse s’en attribuer l’exercice ».
Pour le républicain, plus encore aujourd’hui qu’hier, le renoncement à intégrer est le plus mauvais service à rendre à l’immigré, comme à la Nation.
Pour un républicain, Stanislas de Clermont-Tonnerre a tout dit en 1791 en présentant la loi sur l’émancipation des juifs : « Il faut tout leur refuser en tant que nation ; tout leur accorder comme individus ». Le républicain ne voit pas pourquoi cette maxime ne serait pas applicable aux Corses ou aux musulmans.
10. Autre détournement des mots de la République : l’utilisation de l’adjectif « citoyen » qui accompagne la montée en puissance d’une démocratie directe, informelle, émotionnelle et médiatique prétendant contrôler, voire remplacer le Représentant, soit par l’activisme de terrain, de rue et d’occupation territoriale (zones à défendre), soit par la mobilisation des groupes de pression sur les réseaux sociaux, soit par la délibération permanente de « personnes motivées » sur les agoras électroniques, soit par un mixte de tout cela. Ces initiatives déclinent à l’infini l’adjectif « citoyen » non dans le sens du désintéressement républicain respectueux des formes légales, mais sous les espèces de la dénonciation et de l’indignation.
Or un citoyen est beaucoup plus qu’un militant. Le citoyen est quelqu’un qui se sent redevable à l’égard de la collectivité et non en colère contre elle ; c’est quelqu’un qui se sent débiteur plutôt que créancier, qui cherche à participer plutôt qu’à interpeller. Le citoyen se sent comptable d’une aventure collective, aux antipodes des différentes formes de corporatismes et de tribalismes contemporains. La citoyenneté n’abolit pas les appartenances particulières, mais les surplombe et les dépasse.
Pour un républicain, le lien entre citoyenneté et Nation imprime, sur le plan moral et émotionnel, une spécificité à l’engagement du citoyen, en dehors même de sa participation aux procédures démocratiques. Ce lien distingue l’engagement du citoyen des autres formes d’engagement, de bénévolat et d’action désintéressée. Il se marque par le civisme et le légalisme, par des démarches positives concrètes plutôt que contestatrices, par une adhésion à des projets plus vastes, plus fédérateurs et porteurs d’enjeux à plus long terme, même à l’échelon local. Son lieu d’expression emblématique serait un service national obligatoire.
Le détournement du mot « citoyen », sournoisement adjectivisé, avec les simagrées qui l’accompagnent souvent (bonnets phrygiens etc.), est une dérision cruelle aux yeux du républicain « canal historique ».
De même, l’idée que la combinaison de la puissance des algorithmes et des points de vue individuels émis sur la toile pourrait générer des normes, voire se substituer à la régulation étatique, outre qu’elle est techniquement et logiquement illusoire (qui spécifiera les algorithmes ?), méconnaît la raison d’être du Représentant. Celle-ci est d’énoncer, par le débat collégial en un lieu consacré (dans tous les sens du terme « consacré »), la volonté générale, irréductible à la sommation, même sophistiquée, de positions personnelles, nécessairement biaisées, partielles et segmentaires.
En contrepoint de ces caricatures de citoyenneté, nous assistons heureusement à une résurgence du véritable esprit républicain. Beaucoup de jeunes rejoignent le service civil volontaire ou s’engagent par idéal patriotique dans l’armée, la gendarmerie ou les services d’incendie.
11. Ayant évoqué la place de la religion dans la tradition républicaine, place reposant sur une séparation stricte du spirituel et du temporel, il me faut constater – mais ce n’est qu’un apparent paradoxe – que les réponses à la question de Jean-Pierre Chevènement n’en attribuent pas moins une dimension sacrée à l’idéal républicain lui-même.
Il s’agit évidemment là d’une transcendance séculière, d’une transcendance que je ne peux définir qu’en osant un oxymore : « une transcendance immanente ». Marie-Pierre Logelin parle d’un « transfert de sacralité » vers une République qui s’est construite sur le modèle de l’Église plus encore qu’en opposition à elle.
Précisons. La recherche de l’intérêt général peut servir des intérêts particuliers légitimes, réparer des injustices. Elle n’en attend pas moins de chacun contribution, vertu (Jacques Fournier), abnégation (Jean-Yves Autexier), mort au champ d’honneur, sacrifice de soi, fût-ce « à petit feu » (Jean-Pierre Chevènement). La dimension du devoir est inhérente à la citoyenneté depuis 1789 : conscription, consentement à l’impôt, disponibilité civique.
Aussi la foi dans ce surplomb de tous et de chacun qu’est le bien commun revêt-elle un caractère quasi-sacré.
Si tel n’était pas le cas, la liberté, pourtant elle-même sacralisée par le credo républicain, ne saurait être limitée. Or pareille limitation est admise par les textes fondateurs au nom de l’intérêt général dans ses différentes composantes (qu’il s’agisse de l’ordre public, de la santé publique, des besoins de la défense nationale ou des intérêts supérieurs de la Nation).
Je vous renvoie à cet égard aux pages 89 et 90 du dernier essai de Régis Debray (« Le nouveau pouvoir »). Nous ne sommes vraiment liés les uns aux autres que par ce qui nous dépasse, nous dit l’auteur. C’est ce que ressent le républicain.
La Révolution française a rompu avec l’âge théologique pour ne plus devoir asseoir les tables de la loi sur une Révélation divine, mais non pour se passer de transcendance.
Le républicain a besoin d’un point de fuite à l’horizon du destin collectif, un « par delà dans l’empirique » (pour reprendre les termes de Régis Debray). Il veut un idéal qui sous-tende les finalités réalistes par lesquelles nous avons remplacé les utopies dévastatrices du siècle dernier.
Et cette asymptote fédératrice, le républicain la trouve dans l’intérêt général, non réductible à la somme des prétentions individuelles, catégorielles et communautaires.
Qui plus est, entre l’intérêt général et le citoyen, le républicain veut une relation directe, à laquelle ne doivent pas faire écran les corps intermédiaires. On est républicain indépendamment de ses appartenances régionales, sociales ou religieuses, indépendamment même de ses engagements politiques, associatifs ou syndicaux. Dans ce tête à tête intérieur avec son surmoi civique, le républicain se sent personnellement comptable de ses actes, sans avoir à prendre de consigne auprès d’un clergé spécialisé. C’est (pour faire un clin d’œil à Régis Debray) le côté protestant de la tradition républicaine.
Voilà pourquoi le républicain se sent aujourd’hui orphelin de la sacralité qui scellait à ses yeux le pacte social.
Pour refonder celui-ci, le républicain ne peut se contenter des nouveaux horizons démocratiques que célèbre la modernité :
– ni de ce devoir de transparence tous azimuts (qui lui paraît sacrifier l’action politique à la pose morale),
– ni de ce tissu de relations purement contractuelles, sous-tendu par une logique économiste ou consumériste, que devient le corps social,
– ni de ce réseau numérique interconnectant des subjectivités individuelles se voulant émancipées, prescriptrices et justicières, mais engoncées dans leur égocentrisme et leur narcissisme, que Régis Debray appelle joliment le « Tout à l’ego ».
Ce qui apparaît au libéral ou au progressiste contemporain comme le nec plus ultra de la démocratie moderne a, pour le républicain, un goût de désincarné, d’inconsistant. Mourrait-on (même seulement à petit feu) pour ces valeurs : ouverture, mobilité, transparence, horizontalité ?
Le libéral ou le progressiste contemporain rétorquera ici que la question du sacrifice de soi est une incongruité, à la fois scabreuse et hors sujet : le sacrifice de soi, comme la Nation, sont des reliques barbares, rendues heureusement sans objet par l’essor de la morale et du droit.
Le républicain, lui, pense que la politique en général, et la géopolitique en particulier, tiennent plus du champ de bataille où s’affrontent intérêts et passions que de ce mélange de centre commercial et de camp scout que serait devenu un monde assagi par le doux commerce et aimablement monitoré par des instances internationales et des cours supranationales chargées d’évacuer le tragique de l’Histoire.
Voilà pourquoi la citoyenneté européenne – et a fortiori planétaire – apparaissent au républicain non pas certes comme des objets en soi détestables, mais plutôt comme des ersatz insipides du demos, car exclusivement éthiques et juridiques. De pâles substituts à la seule citoyenneté dotée d’une consistance terrestre : celle que forge la ferveur d’une commune appartenance, celle pour laquelle on est prêt à risquer sa peau.
Le républicain n’est pas le seul à être affecté par ce déficit de transcendance, par cette perte d’un sens majeur à donner à nos vies au-delà de nos projets immédiats. Comme l’explique, dans son dernier ouvrage (République, Nation, laïcité), une personnalité aussi peu suspecte d’illibéralisme que Dominique Schnapper, ce vide fragilise tous ceux qui ne sont pas à même, par manque de qualifications et de mobilité, de tirer parti de la liberté procurée par l’effacement des frontières matérielles et immatérielles. Les plus marginalisés risquent alors de chercher dans différentes formes de tribalisme ou de fondamentalisme un sens à leur existence privée de causes fédératrices.
12. Un autre acte de foi qui émane de nos réponses est que, dans la tradition républicaine, la recherche du bien commun doit mobiliser, outre le sentiment de commune appartenance, les ressources et les exigences de la raison.
Il s’en dégage un modèle de gouvernance fondé sur l’arbitrage réaliste entre ressources limitées et besoins infinis.
Dès Condorcet, la pensée républicaine noue un lien étroit entre la raison d’une part, la liberté et la démocratie d’autre part. L’autonomie de la personne, comme la participation à la vie publique, ne peuvent s’exercer à bon escient que si le libre arbitre du citoyen est éclairé par la raison, elle-même forgée dans le creuset de l’instruction.
La raison doit non seulement éclairer le citoyen, mais guider le Représentant.
Cet arbitrage est soucieux de faisabilité et d’effectivité ; il se préoccupe des effets indirects, différés, collatéraux ou pervers des mesures prises ; il ne se contente pas de bonnes intentions ; il se défie des emballements émotionnels ; il ne confond pas action et communication ; il pratique avec honnêteté les études d’impact.
Et cet arbitrage incombe en dernière instance non à des autorités indépendantes ou à des juridictions, mais à des responsables procédant du suffrage universel, qui peuvent être éclairés par des experts ou contrôlés par des juges, mais ne doivent pas leur être subordonnés.
Pour un républicain, ce type d’arbitrage, inspiré par l’éthique de la responsabilité et exercé par le Représentant, est l’essence même et la noblesse du politique.
Et comment n’invoquerait-il pas à cet égard la figure tutélaire de Pierre Mendès France et sa République moderne ?
Un exemple, parmi tant d’autres, d’arbitrage rationnel, dans un domaine pourtant purement politique en apparence, est celui de la définition du mode de scrutin. Aucune méthode scientifique ne fournira le mode de scrutin idéal, mais une approche rationnelle permettra de combiner (en retenant les dosages appropriés) les objectifs suivants : la gouvernance, qui suppose un scrutin majoritaire ou une prime majoritaire pour transformer en majorité absolue en sièges une majorité relative en voix et prévenir ainsi blocages, instabilité et coalitions bancales ; le sentiment de chacun d’être représenté, facteur d’adhésion et de participation, qui suppose un minimum de scrutin proportionnel ; l’acceptabilité des règles électorales, qui suppose la lisibilité et la permanence du mode d’élection.
À ce modèle rationnel de gestion des affaires publiques s’opposent évidemment le primat des droits subjectifs et des principes abstraits, le règne de la sensiblerie et de la moraline, qui, depuis que nous sommes entrés dans « l’Empire du Bien » de Philippe Muray, c’est-à-dire depuis une quarantaine d’années :
– produit une « démocratie contentieuse » (Jean Paul Pagès) et transforme l’État en assureur universel,
– préformate nos politiques publiques en réduisant toujours davantage, dans des domaines majeurs de l’action publique, la marge de manœuvre des pouvoirs exécutif et législatif,
– siphonne la souveraineté populaire en dépouillant toujours plus le Gouvernement et le Parlement au profit d’organes non élus, de groupes de pression et de juges, tant nationaux que supranationaux, érigés par la clameur médiatique en chaperons du Représentant et en protagonistes principaux des percées démocratiques,
– prétend faire advenir un idéal sans en cerner les voies et moyens, produisant ces lois bavardes d’autant plus difficiles à appliquer par l’administration et par le juge qu’elles instituent des obligations de résultat floues, équivoques ou inaccessibles.
13. Nos réponses évoquent aussi la notion de progrès dans la tradition républicaine.
Cette notion (proche parente de celle de raison) reste partie intégrante de l’idéal républicain, mais elle s’est nuancée et enrichie. Le progrès est désormais compris comme un processus d’apprentissage collectif auto-correcteur par lequel l’homme apprend non seulement à dominer la nature, mais encore à se dominer lui-même, en particulier dans son rapport avec la nature.
La connaissance scientifique n’est plus suffisante, mais elle reste nécessaire. Le progrès scientifique doit aussi servir à maîtriser le progrès technique.
Cette vision responsable du progrès, qui n’était d’ailleurs pas inconnue d’un précurseur des Lumières comme Rabelais (« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme »), remplace celle de développement linéaire convergent et automatiquement bienfaisant des idées, des sciences, des arts et des techniques, qui avait cours chez les républicains du XIXème siècle.
Pour filer l’analogie informatique suggérée par Jean-Pierre Chevènement (« existe-t-il un logiciel républicain ? »), cette partie du « logiciel républicain », qui avait produit des « bugs », a été reprogrammée au vu des horreurs guerrières, des catastrophes écologiques et des possibilités de manipulation biologique apparues depuis le siècle dernier. Là encore, toutefois, les amendements républicains à la notion de progrès n’épousent pas l’air du temps.
Demeure, chez le républicain, la foi en la perfectibilité de l’homme, en la supériorité de la raison sur la passion, en la liberté de la recherche.
Le républicain croit à la « flèche » de l’épopée humaine (même momentanément arrêtée par les vicissitudes de l’histoire ou, à l’inverse, accélérée par les sauts qualitatifs accomplis par la civilisation), à l’accumulation (même non linéaire) du patrimoine commun, à la légende des siècles, au progrès futur, bâti sur l’acquis des progrès antérieurs (même si les marches de cet escalier sont irrégulières). C’est un progressiste conservateur à la manière de Victor Hugo.
Surtout, l’horizon, pour le républicain, doit être crédible et non eschatologique ; le progrès est une construction et non une révolution ; il est une patience et non une rédemption. L’homme nouveau ne s’accouche pas au forceps. La Terreur a non seulement souillé mais trahi la République. L’humanité ne se bonifie qu’à long terme et avec ménagement.
S’il n’ignore plus la fragilité de l’aventure humaine, la conscience des risques ne se traduit pas chez le républicain par une suspicion systématique à l’égard de la recherche ou des nouveaux équipements (qu’ils soient nucléaires ou aéroportuaires).
Le républicain tient les acquis de la civilisation comme d’autant plus précieux qu’il les sait vulnérables. Face aux incertitudes, le républicain s’agrippe à la science au lieu, comme d’autres, de la repousser.
Le républicain veut même que les faits scientifiques soient pris en compte par les votes et les négociations. Réciproquement, il refuse que les faits scientifiques soient l’objet de votes ou de négociations. Le laboratoire ne doit pas être une enceinte politique. La science est en effet pour lui un processus cumulatif.
Il pense qu’au terme du doute qui doit habiter tout chercheur, il y a, tôt ou tard, place pour une validation scientifique. La vérité scientifique est une construction toujours inachevée certes, mais dont il serait régressif de saper les assises comme le fait un certain relativisme technophobe, aux accents souvent complotistes.
La vérité scientifique doit être assumée, serait-elle dérangeante, déprimante ou démobilisatrice. « La République est le lieu où les connaissances doivent pouvoir circuler sans être prises en otage ni entravées par les croyances », nous dit Etienne Klein.
C’est particulièrement net en matière d’environnement. Le républicain se méfie des principes malthusiens comme le principe de précaution.
Par ailleurs, il ne voit pas en quoi le souci de l’environnement devrait faire naître de nouveaux droits, comme l’a fait la Charte de l’environnement [6] (droit de chacun « à vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » [7], droit de toute personne « à participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement » [8]) ou comme proposent d’en ajouter les groupes militants (par exemple en reconnaissant des droits aux animaux).
Comme tant d’autres politiques publiques – plus encore même en raison de la transversalité des intérêts généraux en cause – la défense de l’environnement doit, pour un républicain, revêtir une dimension objective plutôt que subjective.
14. Gouvernance. À lire nos réponses, les deux types de gouvernance, la républicaine et la libérale, s’opposent également sur le rôle de l’État :
– D’abord parce qu’un républicain attachera plus d’importance qu’un libéral ou qu’un progressiste à l’autorité de l’État et à son respect. Il prendra beaucoup plus au sérieux, comme l’opinion publique d’ailleurs, les questions régaliennes. L’ordre public est pour lui la garantie des libertés. L’autorité de l’État est une condition de la paix civile. L’existence de zones de non droit au sein de la République le préoccupe beaucoup plus que le dérapage budgétaire d’un dixième de point de PIB par rapport aux critères de Maastricht,
– Ensuite, parce que, pour un républicain (même non socialiste), l’État conserve un rôle irremplaçable, non seulement dans le domaine régalien, mais encore comme prestataire de services publics, régulateur de la vie économique et sociale et promoteur des politiques industrielles garantes de l’indépendance nationale,
– Enfin parce que le républicain souhaite la revalorisation morale et matérielle du rôle des agents publics, tout en rappelant ceux-ci à leurs devoirs. Les agents publics sont les gardiens du bien public. Leur statut doit être spécifique. Ils méritent des égards particuliers, estime le républicain à l’opposé du libéral épris d’externalisation et de privatisation. Mais ces égards, oppose-t-il au corporatisme, sont la contrepartie d’obligations supérieures (continuité et adaptation du service public, obéissance hiérarchique…). Des obligations d’autant plus grandes que, bien souvent, le fonctionnaire est, pour le citoyen ou l’usager, le visage même de l’État : noblesse oblige.
15. Autre ligne de fracture entre républicains et libéraux : la montée en puissance du pouvoir juridictionnel.
La religion des droits fondamentaux et, plus généralement, ce que Marcel Gauchet a appelé l’« abouchement du droit des juristes et du droit des philosophes » ont fait émerger un juge démiurge, à l’image de la Cour suprême des Etats-Unis, du Verfassungsgericht, des cours de Strasbourg et de Luxembourg et de leurs divers émules en Occident.
Ce juge thaumaturge, non content d’imposer la prépondérance des droits individuels sur l’intérêt général, ce qui désespère déjà le républicain, en énonce de nouveaux en produisant à jet continu, par-dessus la tête du Représentant, un droit supra-législatif ineffable et arborescent, élaboré sans garde-fou à partir des formulations très générales qui abondent dans nos textes constitutionnels et conventionnels.
Cette apothéose du juge (que les politiques ignorent ou feignent d’ignorer) est saluée par la nouvelle doxa juridique comme l’avènement de l’État de droit.
Pour la plupart nos réponses y voient au contraire une régression : le retour des parlements d’ancien régime, contre lesquels la Révolution française s’est en partie faite.
La souveraineté populaire, c’est la démocratie représentative avant la jurisprudence, l’élection avant le pouvoir juridictionnel.
La loi doit prévaloir en dernier recours sur les arrêts du juge. Ma liberté n’ayant de bornes que celles des droits et libertés d’autrui et de l’intérêt général, c’est principalement à la loi et non principalement au juge de fixer ces bornes.
La recherche du bien commun par les représentants de la Nation est l’expression de la volonté générale. Elle ne peut résulter de l’exécution contrainte d’un catalogue de droits et principes pré-institués par des chartes et grossis sans frein par la jurisprudence des cours.
La mission du juge est d’appliquer la loi. Elle est aussi de l’interpréter, certes, mais sans la dénaturer, ni la compléter. Le juge constitutionnel ou conventionnel ne devrait pouvoir censurer que les dérapages manifestes du législateur dans l’exercice de la conciliation qui lui incombe entre droits et libertés des uns et des autres et intérêts généraux.
Toutefois, la revalorisation de l’intérêt général et de la Représentation nationale (par rapport au juge et aux prétentions particulières), à laquelle aspirent nos réponses, se heurte à la déferlante des droits subjectifs qui atteint la France comme toutes les démocraties occidentales depuis une quarantaine d’années.
Les sources de cette déferlante se trouvent dans la société, à la confluence de trois phénomènes : le « Vagabondage d’idées chrétiennes devenues folles » (Gilbert Keith Chesterton) ; l’épanchement d’un État providence devenu « État nounou » (Michel Schneider) ; enfin, un gauchisme trouvant dans le droits-de-l’hommisme médiatique et contentieux un substitut aux luttes révolutionnaires de naguère….
Les revendications victimaires/minoritaires qui alimentent cette déferlante, médias et sensiblerie générale aidant, invoquent un droit des groupes. L’État est sommé non seulement de protéger celui qui, par son appartenance, a subi un préjudice personnel, mais encore de réparer matériellement et moralement les torts passés, actuels ou potentiels causés par la Nation à toute sa catégorie.
Le droit (textuel et jurisprudentiel) ne cautionne ce dévoiement de l’individualisme philosophique, cette dévaluation des exigences collectives, que dans un second temps.
En France, Conseil d’État et Conseil constitutionnel ont d’abord résisté sur le terrain de l’intérêt général, de l’égalité des droits et de la conception universaliste de la citoyenneté (notamment en matière de parité et de discriminations positives ou à l’encontre d’une conception illimitée de la liberté individuelle…).
Malheureusement, la digue se fissure, y compris au Conseil d’État, par exemple avec une subjectivisation du droit des étrangers qui fait prévaloir sur toute autre considération les conséquences de l’application de la loi sur la situation personnelle de l’intéressé ; ou encore avec la technique de la neutralisation de la loi « dans les circonstances de l’espèce », sur la base de l’empathie du juge à l’égard d’une situation individuelle concrète, comme dans une affaire d’insémination post mortem jugée en mai 2016 [9].
Des notions vagues comme le « respect de la vie privée et familiale » (convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme) ou « l’importance primordiale devant être accordée à l’intérêt supérieur de l’enfant » (convention de New York sur les droits de l’enfant) fondent, en France comme ailleurs, ce pouvoir juridictionnel (judiciaire ou administratif) impressionniste, plus souvent bienveillant pour le requérant emblématique que soucieux des enjeux collectifs et des intérêts des tiers, désinvolte envers le législateur.
Même empressement du côté du Conseil constitutionnel qui pourtant n’a pas à appliquer les traités et dont le contentieux normatif, même a posteriori (Question prioritaire de constitutionnalité – QPC), est objectif (voir sa jurisprudence ultra-restrictive sur les traitements de données personnelles ou l’intempérance de son contrôle de proportionnalité en matière de procédure pénale et de police administrative).
Les deux ailes du Palais-Royal jouent toujours plus les bons élèves de Luxembourg et de Strasbourg, rejoignant ainsi les juges judiciaires, devenus depuis longtemps les supplétifs des cours supranationales. Tous les juges de France, de Navarre et de Lotharingie, communient désormais dans la suprématie des droits subjectifs.
Ce ralliement trouve un moteur supplémentaire dans la griserie du juge à devenir le grand prêtre de la nouvelle religion, accueillant sous son aile les doléances des victimes du système et soumettant celui-ci à ses censures et injonctions, sous les applaudissements médiatiques.
L’intervention du juge, surtout si c’est un juge constitutionnel ou conventionnel, surtout si c’est une cour suprême, amplifie le phénomène en traduisant en exigences supra-législatives les pleurnicheries sociétales. Même les prudents du Palais-Royal ou du quai de l’Horloge y cèdent, sous la pression d’officines militantes (usant et abusant de leur capacité à se porter parties civiles), par concession à l’air du temps, de crainte d’être taxés de réactionnaires, pour jouer le jeu européen ou par panurgisme jurisprudentiel (puisque c’est à la seule aune de « l’audace » dans la défense des droits fondamentaux que les organes d’opinion jaugent les juges).
Du coup, le prétoire, plus encore que l’hémicycle, devient l’enjeu des groupes de pression et de leurs juristes (promus experts par les médias et par Bruxelles).
Cercle vicieux car cet engouement pour le juge renforce l’hubris juridictionnelle et marginalise toujours plus les élus et gouvernants, réduits au rôle de de courroies de transmission ou à la fonction de souffre-douleur d’ailleurs consentant (masochisme attesté par la récurrence des lois de moralisation de la vie publique).
Ainsi, la procédure pénale, la législation fiscale, les règles relatives aux traitements de données personnelles, la politique migratoire sont en grande partie dictées depuis une quarantaine d’années par la jurisprudence des cours suprêmes. De Gaulle aurait-il pu l’imaginer ?
Les politiques se taisent. Les seuls à en parler, généralement les partis populistes, prennent des engagements que seul pourrait tenir un État intérieurement et extérieurement souverain.
Le juge était la bouche de la loi pour Montesquieu ; c’est désormais la loi qui est la bouche du juge.
Les gens ordinaires, quant à eux, sont bien loin de se douter de tout ça. Ils ont bien sûr des doléances contre l’impuissance de l’État et la faiblesse de la justice, mais ils attribuent celles-ci à des causes subalternes (corruption ou indifférence des élus, absence de volonté politique des dirigeants, erreurs matérielles commises par l’administration ou par les tribunaux). Ils pensent encore naïvement que l’État de droit c’est d’abord un État qui les protège contre les prédateurs et veille souverainement à leur sécurité.
La majorité de la doctrine vit sur une autre planète : ce qui menace l’État de droit, pour elle, c’est moins le terrorisme que l’état d’urgence.
16. Par ailleurs, le républicain comprend mal la revendication d’indépendance émanant de la magistrature française depuis une quarantaine d’années :
– Le juge du siège peut-il être plus indépendant qu’il ne l’est, lui qui est inamovible et dont la manière de juger ne peut être contestée au plan disciplinaire ?,
– L’indépendance n’est-elle pas d’abord affaire de conscience ? Ne consiste-t-elle pas aussi à tenir en laisse ses propres préjugés ? Ne va-t-elle pas de pair avec le sens des responsabilités, la retenue, le doute systématique, l’humble recherche de la vérité et la considération pour les sentiments de ce peuple au nom duquel on juge ?,
– L’obsession de l’indépendance ne révèle-telle pas, chez certains magistrats, un mélange de passion purificatrice et de fronde corporatiste se manifestant, affaires aidant, par une guérilla contre la classe politique (guérilla apparentée, selon les cas, à une course aux trophées de chasse ou au sabotage d’une élection) ?
Quant au parquet, son indépendance (annoncée au travers d’une révision constitutionnelle et préfigurée par une récente QPC adressée par le Conseil d’État au Conseil constitutionnel [10]) laisserait-elle la moindre place à une politique pénale de la Nation, que la tradition républicaine veut voir supervisée par l’Exécutif, responsable devant le Parlement [11]?
Les instructions dans les affaires individuelles ont disparu en 2013, alors que la loi du 9 mars 2004 (portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité) [12] assuraient leur transparence par leur caractère écrit et leur versement au dossier. Cette prohibition des instructions individuelles est une absurdité, car la frontière entre l’individuel et le général est impossible à tracer, nombre d’affaires individuelles soulevant des questions générales.
Les instructions générales vont-elles connaître le même sort, alors qu’elles assurent, rappelle le Conseil constitutionnel, l’égalité devant la loi pénale sur tout le territoire ?
Va-t-on vers un parquet hors sol (y compris pour ses tâches gestionnaires, qui sont loin d’être marginales) ? Vers une politique pénale par ressort juridictionnel ?
17. Dernier élément de nos réponses : l’Europe. Nos réponses la veulent des Nations plutôt que des institutions, des coopérations concrètes plutôt que des souverainetés transférées.
La citoyenneté européenne se définit juridiquement, à partir des citoyennetés nationales. Au-delà de ce noyau juridique, qui s’appuie sur les États-nations, la conscience d’une communauté de civilisation entre peuples européens, bien réelle, ne suffit pas à construire un demos assez fort pour donner chair à une citoyenneté européenne.
Je n’en dis pas plus sur ce point pour ne pas empiéter sur la deuxième table ronde.
Deux mots de conclusion.
Nous mesurons, à l’énoncé du « manifeste » qui émane de nos réponses, combien en effet nous sommes devenus de vieux croyants dans un monde qui a troqué la foi républicaine contre des indifférences profanes ou des crédulités new age.
Pour illustrer l’écart entre ce vieux credo républicain et l’air du temps, on a l’embarras du choix.
En cette fin d’année 2017, je pense par exemple aux « ateliers en non mixité raciale » organisés par le syndicat SUD éducation de Seine Saint Denis pour former ses ouailles à la dénonciation du « racisme d’État » [13].
Je songe aussi à la vision libertarienne d’un Gaspard Koenig qui, dans le Figaro Magazine du 8 décembre, appelle de ses vœux une société « sans valeurs communes », dont l’organisation tendrait seulement à financer (sous forme de revenu universel garanti) le droit de l’individu à s’affranchir des contraintes sociales (y compris par la rétention des données le concernant, dont il serait devenu propriétaire).
Dans le débat contemporain, l’idée républicaine ne semble plus mainstream : au mieux désuète et utopique, au pire populiste et réactionnaire.
Mais est-ce si sûr ?
Désuète, l’idée républicaine ?
Si on veut dire par là qu’elle est un legs du passé, sans aucun doute. Elle se revendique même de l’histoire, car elle croit que le regain des principes fondateurs d’une société (comme l’égalité des droits ou la liberté d’expression) peuvent étayer la construction de son avenir et redresser les errances de son présent.
Utopique, l’idée républicaine ?
Nos réponses dessinent un archétype de citoyenneté, qui est aussi, en effet, un idéal-type. C’est une asymptote dont on peut se rapprocher ou s’écarter, individuellement ou collectivement, au gré des circonstances personnelles ou historiques. Il existe de forts indices d’éloignement depuis un demi-siècle, qui donnent à réfléchir, mais aussi à agir. Les modèles sont aussi des instruments de mesure.
Populiste l’idée républicaine ?
Veut-on dire par là trop populaire ? Car, précisément, on pressent que le credo républicain ci-dessus résumé, y compris dans ses vues les plus tranchées, recueillerait une large adhésion de nos concitoyens, aussi bien à droite qu’à gauche de l’éventail politique, quand bien même il rebuterait une bonne partie de nos élites.
Je suis même prêt à parier qu’un sondage plébisciterait le vieux credo républicain, enrichi des legs mendésiste et gaulliste, vivifié par le souffle de la Résistance et des trente glorieuses et amendé par les actuelles préoccupations environnementales.
Voilà pour l’accusation de populisme, anathème d’ailleurs vague, qui, outre à déconsidérer un adversaire ne prisant pas l’air du temps, sert souvent à disqualifier le suffrage universel.
Réactionnaire ?
On ne se cachera pas qu’une bonne partie du credo républicain peut être mis en relief en le contrastant avec beaucoup d’idées contemporaines : nos réponses le font spontanément et je n’ai pas manqué de le faire dans la présente synthèse.
Par ailleurs, nombre de valeurs républicaines (comme le patriotisme, la méritocratie, la laïcité ou la primauté du suffrage universel) sont regardées comme droitières par une certaine gauche branchée, médiatique, soixante-huitarde et multiculturaliste : cette partie de la gauche qui voit en Manuel Valls un nouveau Marcel Déat.
La République serait passée à droite si cette gauche-là était toute la gauche et si la droite était toute la non-gauche. Mais aucune de ces deux propositions n’est vraie.
Sur le temps long, les réactionnaires ne sont-ils pas plutôt ceux qui s’emploient :
– à vider l’État-Nation de sa substance par tous les bouts (le supranational, le régionaliste à vocation indépendantiste type catalan, le communautariste, le juridictionnel, le technocratique, le corporatiste…) ?,
– à sectionner le peuple selon des critères sexuels, religieux et ethniques ?,
– à faire fi du suffrage universel (je pense au référendum corse de 2003, au référendum de 2005 sur le traité établissant une Constitution européenne, à la consultation relative à l’aéroport de Notre-Dame des Landes, à l’élection présidentielle de 2017…) ?,
– à abaisser le Représentant en l’enfermant dans une chape de soupçons appelant, comme autant de ceintures de chasteté, une camisole de contraintes et d’empêchements statutaires ?,
– enfin, sous des dehors libertaires, à rétablir la loi de la jungle ?
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur le secrétaire général – je ne peux pas m’empêcher de vous appeler ainsi – pour cette magnifique intervention qui constituera certainement un texte refondateur de la République. En tout cas nous en ferons bon usage. Vous avez très bien montré que les nouveaux réactionnaires ne sont pas là où on les cherche.
—–
[1] tels que Michel Charasse, alors sénateur, les avait dégagés des textes fondateurs dans une saisine du Conseil constitutionnel de 2003 (à propos de la loi constitutionnelle sur l’organisation décentralisée de la République).
[2] Disposition d’une normativité d’ailleurs si nébuleuse que le Conseil constitutionnel l’a censurée d’office (n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, § 167).
[3] Dans sa contribution, Jean-Yves Autexier voit la Grèce antique derrière le contrat social. L’idée républicaine, nous dit-il, s’est toujours réclamée de la pensée grecque, selon laquelle l’appartenance à la cité fonde la liberté. « Les Grecs sont libres parce qu’ils ont accepté librement de se soumettre aux lois de leur cité » affirme Hérodote, définissant ainsi deux clés de la liberté : la cité et la loi. « Ils n’ont qu’un maître, la loi » poursuit-il, en s’opposant ainsi à la fois au Perses et au despotisme. Liberté et appartenance ont donc scellé une alliance immémoriale en Europe.
[4] À rapprocher de la phrase prononcée par Jean-Baptiste Coffinhal, président du tribunal révolutionnaire, en envoyant Lavoisier à la guillotine : « La République n’a pas besoin de savants ni de chimistes ».
[5] Ceux qui dénoncent les amalgames dont serait porteuse la lutte contre l’islamisme font eux-mêmes un amalgame, autrement plus désobligeant, entre islamistes et musulmans, puisque lutter contre l’islamisme est synonyme, à leurs yeux, de « faire la guerre aux musulmans ».
[6] Loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005 relative à la Charte de l’environnement.
[7] Article 1er de la Charte de l’environnement.
[8] Article 7 de la Charte de l’environnement, à l’origine de multiples contentieux.
[9] Dans cette affaire, comme la Cour de cassation l’avait fait peu avant dans une affaire d’action en nullité contre un mariage entre un beau-père et sa belle-fille (4 décembre 2013), le Conseil d’État apprécie « concrètement » la frustration de la requérante au regard de son droit à la vie privée et familiale , voit une ingérence injustifiée dans l’application de la loi à sa situation et paralyse en l’espèce l’arbitrage sciemment et objectivement opéré par le législateur entre intérêts collectifs et individuels en présence. Le juge produit ainsi, comme l’avait pressenti Jean Carbonnier, « un droit affranchi de règles, rejetant toute aspiration à l’universel, un droit où le juge cherche une solution particulière pour chaque espèce ».
[10] Celui-ci vient heureusement de la rejeter (n° 2017-680 QPC du 8 décembre 2017). La décision ne conclut toutefois à la « conciliation équilibrée entre le principe d’indépendance de l’autorité judiciaire et les prérogatives que le Gouvernement tient de l’article 20 de la Constitution » qu’après avoir relevé que, en vertu du troisième alinéa de l’article 30 du code de procédure pénale (dans sa rédaction issue de la loi du 25 juillet 2013 relative aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l’action publique), « Le ministre de la justice ne peut adresser aux magistrats du parquet aucune instruction dans des affaires individuelles ». Le parquet selon la tradition républicaine ne survit donc que grevé de la prohibition des instructions individuelles. Le Conseil n’en rappelle pas moins que les instructions générales servent l’égalité devant la loi pénale et que le parquet doit mettre en œuvre la politique pénale du Gouvernement, le garde des sceaux faisant la même chose dans ce domaine que tous les autres ministres dans le leur.
[11] Cf art 20 de la Constitution de 1958 : « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation. Il dispose de l’administration et de la force armée. Il est responsable devant le Parlement… »).
[12] Dont l’article 63 rédigeait ainsi l’article 30 du code de procédure pénale :
« Le ministre de la justice conduit la politique d’action publique déterminée par le Gouvernement. Il veille à la cohérence de son application sur le territoire de la République.
À cette fin, il adresse aux magistrats du ministère public des instructions générales d’action publique.
Il peut dénoncer au procureur général les infractions à la loi pénale dont il a connaissance et lui enjoindre, par instructions écrites et versées au dossier de la procédure, d’engager ou de faire engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente de telles réquisitions écrites que le ministre juge opportunes. »
[13] Au-delà de la diffamation contre l’État et de la pratique des « ateliers racisés » (qui tombe sous le coup des dispositions pénales réprimant les discriminations), déplorons surtout de voir ici des maîtres de l’enseignement public professer exactement le contraire de ce qu’ils sont censés enseigner à leurs élèves : le cloisonnement communautaire, la culture du ressentiment, la dénonciation fantasmatique du « racisme d’État » et l’histoire pénitentielle, au lieu de la citoyenneté, du sentiment de commune appartenance, du dépassement des différences d’origine et du récit national avec ses plages d’ombre et de lumière. Ces mauvais bergers n’ont pas leur place à l’école de la République. En contrepartie, réjouissons-nous d’assister à une « standing ovation » à l’Assemblée nationale lorsque Jean-Michel Blanquer, dans une réponse magnifique à une question orale, informe les députés qu’il condamne tout l’esprit de ce séminaire au nom des valeurs de la République et qu’il va porter l’affaire en justice.
Le cahier imprimé du colloque « Le moment républicain en France ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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