Accueil de Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica, au colloque « Civilisation, avec ou sans ‘s’? » du 22 mai 2017.
Messieurs,
Chers amis,
Je vous remercie d’être venus très nombreux.
Je suis très heureux de saluer Régis Debray et Michel Onfray. Ils ont commis l’un et l’autre des ouvrages considérables. Celui de Michel Onfray, passionnant, est intitulé « Décadence » (éd. Flammarion, février 2017). L’ouvrage de Régis Debray, non moins passionnant, vient de sortir chez Gallimard : « Civilisation. Comment nous sommes devenus américains ».
Nous allons les écouter avec un intérêt passionné. Je précise que ce colloque, ni politique ni politicien, situe ses enjeux dans la longue durée. Parlant de civilisation(s), nous nous plaçons naturellement à l’échelle des siècles, voire des millénaires et, nous situant « par-delà le bien et le mal », nous sommes dans « la conception tragique de l’histoire ».
À quelle civilisation appartenons-nous ? Le mot « civilisation » désigne-t-il la civilisation occidentale, la civilisation américaine ? On ne peut plus parler, comme autrefois, de « civilisation européenne » depuis que Régis Debray a expliqué que « La planète et le soleil [les États-Unis et l’Europe]… avaient échangé leurs places ».
Cette civilisation, si on considère qu’elle est « occidentale », s’est-elle étendue à l’espace planétaire ? Nous parlons de « capitalisme financier mondialisé » pour désigner un capitalisme qui, pour la première fois, s’est répandu sur toute l’étendue du globe. Aucune parcelle des terres émergées ne lui échappe et son horizon paraît repoussé à des lointains que nous ne pouvons pas décrire. En réalité nous sommes dans un système dont les crises successives manifestent la vitalité puisqu’il s’en relève toujours. Ne faut-il pas raisonner à l’échelle de ce capitalisme devenu planétaire et dire que nous sommes dans une civilisation d’ores et déjà planétaire ?
Certes, Régis Debray évoque la civilisation indienne qui, arcboutée sur ses vedas et son système de castes, ne regarde pas la mort comme un point final mais, tout au plus, comme une virgule. Est-ce vraiment une civilisation ? Ne peut-on parler d’une aire culturelle hindouiste et d’une aire culturelle confucéenne, plus précisément chinoise ? Quand nous voyons Xi Jinping prendre la défense de la mondialisation et les Américains se retirer du Traité transpacifique pour laisser la place à la Chine, on peut se demander si la Chine n’a pas d’ores et déjà pris le relais des États-Unis.
Si on voulait faire la liste des aires culturelles, il faudrait évidemment citer l’aire culturelle islamique. Si on considère celle-ci comme une civilisation, le monde musulman est suffisamment divers pour qu’on puisse parler de plusieurs civilisations islamiques. Mais s’agit-il véritablement aujourd’hui d’une civilisation alors que l’occidentalisation et la technique ont partout pénétré ?
Toynbee et Spengler évaluaient à une douzaine le nombre des civilisations répertoriées. C’était vrai il y a un siècle, voire un demi-siècle. Est-ce encore exact aujourd’hui ?
La question que je pose est donc : Plusieurs civilisations coexistent-elles sur la Terre ou bien ne subsiste-t-il qu’une grande civilisation planétaire – qu’il faut bien dire capitaliste – qui se subdivise en plusieurs capitalismes (un livre de Bruno Amable s’intitule « Cinq capitalismes » [1]) s’articulant plus ou moins à différentes « aires culturelles » ?
En effet, il y a aussi des cultures. Régis Debray nous explique que les cultures sont des dégradés de la civilisation. Les Allemands, quant à eux, considéraient que la Kultur était la substance même du peuple enraciné dans l’Histoire, une singularité vitale, la civilisation n’étant qu’un ensemble de procédures matérielles, de codes, tourné vers un certain matérialisme. Du point de vue allemand d’avant 1914 la culture était quelque chose de beaucoup plus important que la civilisation (« Kultur gegen Zivilisation » [2]). Nous, Occidentaux, étions les représentants de la civilisation contre l’Allemagne qui, avec sa voix singulière, incarnait une véritable culture. Régis Debray renverse la présentation : pour lui, ce qui est important, c’est la civilisation ; la culture n’est qu’une sorte de dégradé. Le chapitre III de son livre s’intitule « Quand la France s’est-elle faite culture ? ».
Y a-t-il une civilisation planétaire ? Cette question rejoint la vieille opposition, courante en France aux XVIIIème et XIXème siècles, entre « la » civilisation et la barbarie, ce mot désignant les populations qui n’étaient pas encore parvenues au stade de la civilisation.
Michel Onfray se situe dans une durée plus longue encore puisqu’il considère que la civilisation judéo-chrétienne, enracinée dans – au moins – deux millénaires d’histoire, a connu une phase de croissance, puis l’apogée de sa puissance avant de vivre aujourd’hui son déclin, sa dégénérescence, sa sénescence et d’aller vers sa fin.
Il suggère qu’une religion « en pleine santé », l’islam, pourrait prendre sa relève.
J’aimerais quant à moi vous parler de la nation. Renan avait très bien expliqué que la nation était le trait d’union entre le passé, le présent et l’avenir et que, du point de vue de l’organisation politique, c’était encore le meilleur modèle. Il prévoyait d’ailleurs sa fin à échéance rapide. Il s’était trompé sur ce point car la nation perdure.
Mais la discussion est largement ouverte. Mon propos n’était que de vous présenter le débat qui va maintenant commencer :
Sommes-nous dans une civilisation planétaire ou peut-on encore compter, à la surface de la terre, plusieurs civilisations ?
Quelle(s) différence(s) faites-vous entre civilisation et culture ?
Je me tourne, pour répondre à ces questions, vers Régis Debray.
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[1] « Les cinq capitalismes : Diversité des systèmes économiques et sociaux dans la mondialisation », Bruno Amable (coll. Economie humaine, éd. du Seuil, 2005).
[2] Dans « Considérations d’un apolitique », journal de Thomas Mann pendant la Première Guerre mondiale, celui-ci affirme qu’il existe une opposition irréductible entre la « culture », âme d’un pays et la « civilisation » qui, soucieuse de progrès matériel et technique, est internationale.
Le cahier imprimé du colloque « Civilisation, avec ou sans ‘s’? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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