Régis Debray

Intervention de Régis Debray, Écrivain, philosophe, fondateur et directeur de la revue « Médium », auteur de « Civilisation. Comment nous sommes devenus américains » (Gallimard, mai 2017), au colloque « Civilisation, avec ou sans ‘s’? » du 22 mai 2017.

Vous faites bien de commencer par définir ce mot de ‘civilisation’ qui est un mot à tout faire mais ce n’est pas une raison pour ne rien en faire.

Civilisation, avec ou sans ‘s’ ?

Sans ‘s’, civilisation était au Moyen-âge un mot de juriste : quand on fait passer une affaire du pénal au civil, on la « civilise ». Ensuite, la signification devient « ferroviaire » : la civilisation est la gare d’arrivée d’une ligne qui va de la sauvagerie à la civilisation, avec un arrêt intermédiaire dans la barbarie. C’est ce sens qu’on trouve chez beaucoup de philosophes. Vous parliez du XVIIIème siècle, mais on peut aller jusqu’à Norbert Elias (« La Civilisation des mœurs » [1]), on peut parler de Freud [2] : la civilisation comme polissage des instincts, la civilisation comme renoncement instinctuel, renoncement pulsionnel. Ce n’est pas du tout le sens que je lui donne.

J’en viens donc à « civilisations ».
J’entends par civilisation les traits distinctifs de chaque canton d’humanité, les singularités existentielles d’une aire historico-géographique. En ce sens c’est évidemment une permanence. Jean-Pierre Chevènement parlait justement de la longue durée, sans doute indispensable pour parler d’une civilisation puisque c’est « la première et la plus complexe de nos permanences ». C’est-à-dire qu’on n’y pense pas. Comme le disait très bien Valéry, ce n’est que par hasard que nous pensons aux circonstances permanentes de notre vie, ce qui explique que ce terme anthropologique soit intervenu tardivement. En effet, le hasard est un voyage. Il faut monter à bord d’une Caravelle pour découvrir autre chose que des barbares. Dans l’Antiquité, les « civilisés » résolvaient le problème de la pluralité en divisant en deux le monde : civilisés contre barbares. Puis, à un moment donné, on découvre que les barbares ne sont pas tels (Lévi-Strauss dira plus tard : « Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie [3] »). Il faut donc se retrouver dans les Indes occidentales pour découvrir qu’il y a d’autres civilisations, ce qui explique que cette acception vient tardivement : d’abord aveu de pluralité, elle est un aveu d’humilité. Ce n’est plus du tout la notion heureuse et progressiste de ‘la’ Civilisation, marche en avant de l’humanité pour ainsi dire garantie… à quoi Hugo répondait que la civilisation est asymptotique : on n’y arrive jamais mais il faut continuer. On peut voir là une notion « progressiste » au sens évolutif du mot (youp la boum, on arrive, c’est demain !).

Le sens auquel je me suis attaché n’est pas du tout celui dont Victor Hugo et le XIXème siècle parlaient. C’est le sens de ce qu’il y a de subliminal dans une société, d’un impensé qui est derrière toutes nos pensées, y compris le « Je pense donc je suis ». Il y a toujours un « nous » derrière le « moi je », un « nous » inconscient mais efficace. Ce « nous », évidemment, n’est pas le même partout. Il dépend du climat, de la langue, de la religion…

Le décompte des civilisations est un classique. Pour Toynbee, il y en avait vingt et une dont cinq ou six en fonctionnement. Huntington en dénombre six ou sept… On peut varier quant à l’arithmétique, je dis simplement qu’il y a, dans cette pluralité de toujours, une civilisation qui domine les autres, qui les marque, une civilisation qui excède ses frontières originelles, une culture qui voyage. Parler de mission civilisatrice est une redondance, toute civilisation se sent missionnaire.

Une culture est une civilisation qui démissionne. Ce n’est pas un acte de volonté : les Grecs n’ont pas démissionné de bon cœur devant les Romains, ils ont été battus ; la romanité n’a pas démissionné de bon cœur devant la chrétienté. Il y a des phénomènes irréversibles ou difficilement parables.

Jean-Pierre Chevènement parlait de la planète et du soleil (les États-Unis et l’Europe) qui avaient échangé leurs places. Je me suis attaché à ce phénomène étrange.

Il m’a semblé qu’on pouvait partir, pour décrire notre situation, de « La crise de l’esprit » [4] texte publié par Valéry en 1919, année du Traité de Versailles, le premier traité qui fût assorti d’une version en anglais, c’est-à-dire qu’il était reconnu que la version française ne pouvait plus faire foi pour un traité, phénomène nouveau depuis deux ou trois siècles. Quand Valéry écrit « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », c’est à l’européenne qu’il pense. Il pense que la civilisation européenne occupe une situation privilégiée, qui ne va pas durer, et entretient un rapport inégal aux autres contrées. Il prend l’exemple du rapport de l’Angleterre à l’Inde (« Mettez dans l’un des plateaux d’une balance l’empire des Indes ; dans l’autre, le Royaume-Uni. Regardez : le plateau chargé du poids le plus petit penche ! ») et s’étonne qu’un petit pays comme l’Angleterre continue à dominer l’Inde et d’autres pays, prévoyant « un changement progressif en sens inverse ». Il ajoute que les États-Unis sont une projection de l’Europe. Donc, pas la peine de s’y attarder, pas la peine d’y aller. Valéry (comme Picasso, comme Husserl) n’a jamais mis les pieds aux États-Unis. C’était une époque où on pouvait faire une carrière sans aller aux États-Unis, ce qui aujourd’hui serait suicidaire (il faut non seulement y aller mais y séjourner et, si possible, y passer des examens dans de très belles universités).

Soixante-dix ans plus tard arrive Huntington qui remplace le mot « Europe » par le mot « Occident » et, à lire son texte, on comprend bien qu’il parle des États-Unis… qui ont pour projection l’Europe ! Dans ce rapport, ce qui était le soleil devient une planète et ce qui était une planète devient le soleil.

Il m’a semblé intéressant de réfléchir de façon chronologique à la suite, de scander cette inversion entre l’épicentre et ses banlieues.

Une culture est pour moi ce qui reste d’une civilisation quand elle ne standardise pas les autres, quand elle est incorporante et non incorporée. C’est aujourd’hui, selon moi, le cas de la culture européenne dont je constate qu’elle ne fait pas civilisation, c’est-à-dire qu’elle ne modélise pas les partenaires ou les adversaires, elle n’est pas le modèle d’identification auquel les autres sociétés doivent se conformer. Elle-même se conforme à un modèle dont l’épicentre est outre-Atlantique. Une culture lutte pour survivre, une civilisation lutte pour s’étendre. Elle a plusieurs moyens de s’étendre. Une civilisation accède à ce rôle de civilisation quand elle peut s’étendre sans recourir à la force, quand elle devient « naturelle ».

Quand, vers 1948-49, Malraux dit qu’il n’y a d’hypothèse d’une civilisation américaine que dans la mesure de la démission de l’Europe, il a le sentiment que quelque chose se passe. En un sens il a du retard sur Valéry qui, dès 1931 écrivait : « L’Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine. Toute sa politique s’y dirige. » [5]. C’est très troublant. Paul Valéry est un géopoliticien génial, avec un sens prémonitoire inouï. Il est donc permis à un grand poète d’être un grand politique et, notamment, d’avoir une notion très précise de la politique étrangère (ce qui est normal chez quelqu’un qui a été rédacteur au ministère de la Guerre). Ce n’est pas un homme qui se paye de mots, c’est un homme qui fréquente les chancelleries, les militaires (on connaît son discours d’accueil à Pétain). Bref, j’ai été frappé par la « vista », l’intuition extraordinaire qu’avait Valéry des évolutions planétaires.

Un autre auteur m’a paru formidable dans ses prémonitions, c’est Élie Faure. Je voudrais qu’on sorte Élie Faure de l’obscurité où il a été placé (un peu par Malraux, d’ailleurs). S’étant rendu aux États-Unis dans les années 30, Élie Faure pressent qu’il y a « une sorte de force cosmique dans le génie américain » qui demande à s’étendre, à déborder et dit : « C’est un creuset extraordinaire mais on ne sait pas ce qui va en sortir ».

Je crois que les choses sont maintenant assez stabilisées pour qu’on puisse définir le monde américain non pas comme une culture – ce qu’il était jusque dans les années 30 – mais comme une civilisation. Disant cela je ne fais qu’un relevé de terrain que j’essaye de situer dans une certaine profondeur de temps, je ne porte pas de jugement. Quand je dis qu’untel est un « gallo-ricain », ce n’est pour moi ni laudatif ni péjoratif, c’est un état de fait. Ce qui me semble important c’est le trait d’union car le propre d’une civilisation est de faire des traits d’union. Une culture ne fait pas de trait d’union. Une culture est isolée, généralement sur un haut plateau, mais il n’y a qu’une civilisation qui puisse faire du gallo-romain, du syrio-romain, du gallo-américain…, c’est-à-dire qui puisse lier organiquement une culture dominée à une culture dominante. C’est ce que l’islam a fait dans sa période d’expansion active. Car l’islam n’est pas le même en Inde, en Perse, dans le Maghreb. Une civilisation, c’est une plasticité, une efficacité d’adaptation au terrain qui permet de conjuguer le local et le global. Qui dit civilisation dit « civilisaction » : il y a toujours un certain nombre d’opérations consistant à phagocyter, assimiler, acclimater ou socialiser.

Juste une petite remarque dont je ne voudrais pas qu’elle soit prise en mauvaise part. La French-American Foundation, créée en 1976 par Valéry Giscard d’Estaing et Gerald Ford et dont le programme phare, Young Leaders est né en 1981, vient de publier sur son blog un modeste bulletin de victoire : Pour la première fois, nous avons deux de nos anciens élèves à la tête de la France ! Effectivement, le Président de la République et le Premier ministre ont été des Young Leaders, élèves de la French-American Foundation. Il y a toujours quelqu’un de la French-American Foundation à la tête des choses et généralement à plusieurs têtes à la fois. Mais c’est la première fois que cela concerne les deux premiers personnages de l’exécutif.

Voilà ce qu’est une acclimatation naturelle que personne ne relève et qui rend des personnes aptes à affronter leur temps.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Régis.
N’avons-nous pas simplement changé de « pilote » dans la civilisation occidentale ? Il y avait eu l’Espagne au XVIème siècle et jusqu’au milieu du XVIIème siècle ; la France ensuite ; la Grande-Bretagne après 1815. L’Allemagne et la Russie ont raté la marche en raison du rôle que les États-Unis ont joué en 1918, dans la Deuxième Guerre mondiale et enfin tout au long de la « guerre froide » (1947-1989).

Régis Debray
Non, parce que le pilote informe, c’est-à-dire donne forme. Le pilote est une matrice et, par exemple, selon que la matrice est catholique ou protestante, elle ne donne pas la même forme. Nous pourrons revenir sur la question religieuse mais il me semble évident qu’on ne peut pas comparer l’hégémonie espagnole du XVIème siècle ou l’hégémonie française des XVIIème et XVIIIème siècles avec l’hégémonie américaine. Il s’agit d’une autre civilisation, c’est-à-dire d’une autre appréhension de l’espace, du temps, une autre formation de l’imaginaire collectif, un autre idéal de vie, une autre façon de vivre et de se vivre dans ce monde. Bref, je pense qu’il y a véritablement des changements « qualitatifs », comme on disait jadis. Cela dit, à l’intérieur de l’ère anthropocène, il y a évidemment un homme intemporel, un mammifère, ancien prédateur des savanes, dont les besoins fondamentaux ont toujours à voir avec la mort, le sexe, les signes et la survie. Mais je pense qu’il y a tout de même des inflexions, des transferts de flambeau, d’Athènes à Rome puis à Byzance, puis à Florence, puis à Paris, puis à Londres… Aujourd’hui l’épicentre est en Californie. Ce n’est pas dramatique, c’est une évolution parmi d’autres, antérieures et, sans doute, postérieures.

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[1] « La Civilisation des mœurs », Norbert Elias (Calmann-Lévy, 1973 (traduction de Pierre Kamnitzer).
[2] « Malaise dans la civilisation » (Das Unbehagen in der Kultur, parfois traduit par Le Malaise dans la culture), Sigmund Freud, 1930.
[3] Dans « Race et histoire » Claude Lévi-Strauss.
[4] « La crise de l’esprit », deux lettres écrites (en vue d’une traduction en anglais) en 1919 par Paul Valéry pour l’« Athenaeum », revue londonienne
[5] Dans « Regards sur le monde actuel », Paul Valéry (éd. Stock 1931).

Le cahier imprimé du colloque « Civilisation, avec ou sans ‘s’? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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