Le transport maritime et ses enjeux

Intervention d’Antoine Frémont, Géographe, directeur de recherches à l’Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux, auteur de « Géographie des espaces maritimes » (La documentation française, mars-avril 2015), au colloque « Les enjeux maritimes du monde et de la France » du 20 mars 2017.

Mon intervention, qui paraîtra peut-être un peu décalée par rapport à ce qu’on a entendu jusqu’à présent, porte sur les transports maritimes et les enjeux de ce mode de transport.

Quelques constats.

Il existe un lien très fort entre transport maritime et mondialisation.
On peut affirmer que sans transport maritime, la mondialisation telle qu’on la connaît aujourd’hui n’aurait pas été possible. Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, en 1950, alors que le plan Marshall était déjà effectif, on transportait un peu plus de 500 millions de tonnes de marchandises par voie maritime. Aujourd’hui, plus de 10 milliards de tonnes transitent chaque année par la mer ! On parle beaucoup de « l’économie dématérialisée ». Or jamais l’économie internationale n’a autant reposé sur des flux physiques et des biens matériels. Et c’est le transport maritime qui permet ces flux considérables : 80 % à 90 % en volume du transport de marchandises à l’échelle internationale se fait par la voie maritime.

Cela repose sur une très grande spécialisation des navires qui s’est mise en place progressivement avant et après la Seconde guerre mondiale. Elle a commencé avec les vracs, liquides (pétrole) et solides (charbon, grains…), et a trouvé un aboutissement avec la conteneurisation qui permet de « mettre le monde en boîtes ». Les conteneurs sont des boîtes entièrement normalisées à même d’être empilées sur les navires porte-conteneurs. Mais à l’intérieur de ces boîtes, il est possible de mettre absolument tous les types de marchandises, biens de consommation, produits semi-finis… Le conteneur étend à l’économie manufacturière dans laquelle nous vivons les facilités du transport.

La spécialisation des navires permet une très grande productivité de la manutention dans les ports : comme un avion, les navires restent très peu de temps dans les ports. De plus, cette spécialisation des navires a permis l’augmentation de leur taille, donc des économies d’échelle considérables. Aujourd’hui des navires porte-conteneurs (mais on pourrait faire la même démonstration avec des pétroliers) transportent jusqu’à 20 000 boîtes, soit jusqu’à 200 000 tonnes des produits les plus divers. Cette productivité et cette économie d’échelle aboutissent à réduire les coûts de transport. On observe, sur la durée, une baisse tendancielle des coûts de transport qui, liée à une extrême fiabilité de ces systèmes de transport, permet de déployer à l’échelle internationale les chaînes de valeur et les systèmes productifs. Grâce à cette alliance d’une extrême fiabilité et de coûts de transport très faibles, une usine de montage, où qu’elle soit implantée, peut être alimentée par des composants qui viennent des quatre coins du monde. D’où un effet de massification extrêmement important permis aussi par la mise en place de réseaux maritimes à l’échelle mondiale. De grands opérateurs internationaux déploient des services à travers des systèmes de hubs, un peu comme dans le transport aérien, et maillent ainsi le globe à l’échelle mondiale.

Le transport maritime joue donc un rôle fondamental dans la mondialisation d’aujourd’hui. Sans transport maritime, sans conteneurisation, pas de mondialisation. S’y ajoutent évidemment tous les autres facteurs du libre-échange et de l’internationalisation des chaînes de valeur.

La géographie du transport maritime est assez simple.
Pour les vracs, les flux, Sud-Nord, vont des pays producteurs de matières premières (pays en développement) vers les pays consommateurs (pays industrialisés).

La géographie du transport conteneurisé est davantage une géographie des grands pays manufacturiers. Plus de la moitié des conteneurs sont aujourd’hui manutentionnés dans les ports d’Asie orientale, cœur manufacturier du monde.

Deux grandes routes partent d’Asie orientale : la route trans-pacifique vers la côte ouest des États-Unis, l’autre route vers l’Europe, notamment les grands ports de l’Europe du nord, à travers l’océan Indien et le canal de Suez.

Des flux secondaires Nord-Sud vont vers les pays en développement, Afrique et Amérique du sud.

Quelques grands enjeux et tentative de prospective.

Le transport maritime est un service mais il est organisé comme une véritable industrie, au service du commerce international, qui mobilise des capitaux et des moyens absolument considérables.

Est-il à même, techniquement, de répondre à une nouvelle hausse du commerce international ?

On a assisté par le passé à des hausses absolument extraordinaires. La taille des navires n’a cessé d’augmenter. Plusieurs fois, on a pensé les limites atteintes mais elles ont été sans cesse repoussées. Les ports ont mené des travaux d’agrandissement pour accueillir ces nouveaux navires, adapter leurs outils de manutention, là encore avec des grands opérateurs de manutention à l’échelle mondiale. Donc, a priori, le transport maritime, en tant qu’outil technique, ne demande qu’à aller toujours plus loin, visant toujours plus de croissance.
Les armateurs sont à même de répondre à ces augmentations.

Pour les ports, l’enjeu principal est d’adapter l’outil portuaire et, face à l’augmentation des flux en provenance de la mer, d’assurer les pré et post-acheminements, notamment pour les flux de conteneurs, à l’intérieur des terres. Ces acheminements à l’intérieur des terres ne peuvent plus se faire uniquement par voie routière et nécessitent des moyens massifiés, du type transport ferroviaire ou transport fluvial, tant les volumes importés ou exportés sont importants.

Un autre enjeu est celui du processus de concentration dans l’industrie maritime.
Je parlerai plus spécifiquement du transport maritime conteneurisé qui est un transport de lignes régulières : les navires suivent des services réguliers, un peu comme des autobus, de pays à pays et de port à port. Depuis les années 70, ce transport maritime conteneurisé ne cesse de se concentrer entre les mains de quelques opérateurs. Les vingt plus grands opérateurs contrôlent à eux seuls plus de 80 % des services offerts. C’est une tendance lourde que la crise de 2008 n’a fait que renforcer. Avant la crise, les armateurs de lignes régulières avaient un carnet de commandes extrêmement important. La crise de 2008 s’est traduite par des surcapacités sur le marché, d’où une baisse très forte des prix du fret maritime et des mouvements de rachats, de fusions et d’acquisitions, beaucoup d’armateurs ayant commencé à perdre de l’argent. Par exemple, le troisième armement mondial, le franco-libanais CMA-CGM, dont le siège social est à Marseille, a racheté l’armement de Singapour, Neptune Orient Line (NOL), connu à travers la marque American President Lines (APL). Autre exemple, l’armement sud-coréen, Hanjin Shipping a fait faillite purement et simplement à la fin de l’année dernière. Actuellement, nous assistons à un processus de concentration à travers un système d’alliances. Comme dans le transport aérien, les armateurs se regroupent entre eux pour mettre en commun leurs navires et faire ainsi des économies d’échelle. Trois grandes alliances, actuellement, se mettent en place à l’échelle mondiale.

Ce mouvement de concentration pose des questions :
Actuellement les prix du fret maritime sont bas. Mais ce processus de concentration n’aboutira-t-il pas dans les années futures à une dépendance des transitaires (ceux qui organisent les transports) et des chargeurs (ceux qui ont besoin de transporter leurs marchandises) face à un marché devenu oligopolistique qui pourra peser davantage sur les prix ?

Cela pourrait-il poser une question de dépendance des États, par rapport à ces grands consortiums ? Il est intéressant d’observer que les trois plus grands armements mondiaux avaient voulu, en 2015, se réunir pour former une alliance. À eux trois ils auraient représenté plus d’un tiers du marché mondial des services conteneurisés. Ils sont passés devant les services veillant à la libre-concurrence : les États-Unis ont dit oui, l’Europe a dit oui et, pour la première fois, un pays a dit non : la Chine, qui, fortement exportatrice, ne voulait sans doute pas dépendre d’une alliance entre trois grands armements, a fortiori trois armements européens.

Inversement, quand on voit les mouvements de fusion-acquisition actuels, on peut se poser la question de la place du transport maritime dans les chaînes de valeur. Il n’y plus d’armements maritimes conteneurisés internationaux qui naviguent sous pavillon américain (tous ont été vendus). L’armement singapourien, qui dépendait de la holding étatique TEMASEK, qui contrôle les capitaux de Singapour, a été vendu à l’armement français. Le fait de ne plus contrôler le transport maritime a-t-il une importance stratégique ou pas ? Je mets cette question en débat. J’ajoute que le transport aérien de marchandises joue un rôle de plus en plus important. Si, à l’échelle internationale, il est très faible en volume, il représente en valeur près de 30 % du commerce international.

Ces concentrations armateuriales, ces concentrations de transporteurs posent fortement question aux ports maritimes qui, plus que jamais, sont des pions dans un jeu mondial. Ces ports maritimes sont-ils capables de s’insérer dans ces grandes chaînes logistiques qui de déploient à l’échelle internationale ? Soit vous en êtes, soit vous n’en êtes pas… Selon que ces alliances décident de passer par un port ou de ne pas y passer, du jour au lendemain, un port central peut devenir un port périphérique. Pour les ports, l’enjeu est extrêmement important. Je pense aux ports français, notamment aux deux principaux, Le Havre et Marseille.

L’enjeu environnemental.
En effet, le transport maritime a un impact environnemental à l’échelle internationale en matière de rejets de gaz à effet de serre (4 % à 5 % des émissions de gaz à effet de serre) mais aussi plus localement avec les rejets de particules par l’utilisation de carburants de soutes, qui ne sont pas très « propres ». Il y a donc un enjeu local de pollution dans les grandes villes maritimes qui amène de plus en plus ces villes à adopter des législations très fortes pour réguler les émissions de particules de ces navires. Les ports de los Angeles – Long Beach ont joué un rôle précurseur en imposant aux navires, à l’approche des côtes, d’utiliser des carburants plus propres. Cela se généralise de plus en plus, notamment en Europe, dans la Manche. On observe un mélange de régulation internationale et d’enjeux très locaux parce que les populations sont de plus en plus conscientes de ces enjeux environnementaux.

L’enjeu énergétique en matière d’importation d’hydrocarbures.
L’importation d’hydrocarbures a été pour les ports européens une rente de trafic puisqu’il s’agissait de trafics captifs adossés à des zones industrialo-portuaires très importantes mises en place pendant la période des Trente Glorieuses, avec leurs complexes de raffinage et pétrochimiques. L’entrée de l’Europe, peut-être plus que des autres continents, dans la transition énergétique, avec la recherche de solutions alternatives aux énergies fossiles, menace nos zones industrialo-portuaires.

On observe aussi la montée de concurrents à l’échelle internationale en matière de raffinage et de pétrochimie. Au lieu de raffiner en Europe on peut très bien importer des produits raffinés. Il en résulte que les trafics d’hydrocarbures sur lesquels étaient assis les ports ne sont plus aussi captifs qu’ils l’étaient par le passé. Cela pose le problème de l’industrie du raffinage et du processus de concentration du raffinage à l’échelle européenne. En effet, ce sont les plus grands sites industriels qui sont retenus par les majors du pétrole comme lieux de raffinage, toujours pour des raisons assez faciles à comprendre de processus industriels et d’économies d’échelle. Ces processus de concentration peuvent fragiliser certains ports. La fermeture de petites raffineries (Petroplus à Rouen, Total à Dunkerque) s’est traduite immédiatement dans les ports par des chutes très importantes de trafic.

Il est donc important de surveiller ce qui se passe dans l’industrie pétrolière pour préserver l’outil industriel. Un enjeu fort d’indépendance énergétique et stratégique se joue à l’échelle européenne et à l’échelle nationale qui pose à nouveau la question du rôle et de la place des ports français sur cet échiquier européen.

Le transport maritime étant au service du commerce international, il convient de s’interroger sur les évolutions du commerce international dans les décennies futures. Il faut sans doute rester modeste face à une problématique qui mêle les questions économiques et géopolitiques.

On peut se poser la question de l’évolution des économies asiatiques, de leur transition vers des économies plus matures après leur phase de décollage économique dans les années 60 et 70. On pense aux nouveaux pays industriels d’Asie (Corée du sud, Taïwan), des pays développés dont les structures économiques se rapprochent aujourd’hui beaucoup des nôtres. La nature des flux du commerce international entre les pays se modifie en fonction de la maturité économique de ces pays. Cela peut avoir un impact sur les flux maritimes.

Allons-nous vers un renversement de la tendance lourde de l’ouverture des économies internationales qui a prévalu depuis la Seconde guerre mondiale, donc de l’internationalisation des économies à travers une éventuelle aggravation des tensions mondiales ou vers une « trumpisation » du monde ? Des tensions géopolitiques, militaires, pourraient-elles aboutir à un blocage des routes maritimes ? De ce point de vue, je crois à la résilience du transport maritime. Sa très grande flexibilité lui permet de trouver d’autres routes. Lorsque, à deux reprises, le canal de Suez a été fermé (à la fin des années 60 et au début des années 70), les navires sont passés par le cap de Bonne Espérance. La capacité du transport maritime à produire des tonnes/km est telle que l’obstacle peut être assez facilement contourné.

En conclusion, le transport maritime se nourrit de la mondialisation, il est en lui-même un vecteur essentiel et on peut dire que les acteurs du transport maritime utilisent toutes les ficelles que leur donnent les possibilités de la mondialisation, de l’internationalisation, par exemple à travers l’immatriculation de leurs navires. Mais ces acteurs-clés de la mondialisation auraient aussi intérêt à en être les acteurs exemplaires.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, M. Frémont.

Vous avez abordé le problème à travers le transport maritime, sujet certes essentiel. Les enjeux maritimes sont évidemment encore plus vastes.

On a peu parlé des télécommunications, des câbles. On a évoqué l’énergie des mers, les hydroliennes et glissé assez vite sur le pétrole, le gaz offshore, les oléoducs ou les gazoducs sous-marins. Il n’a pas été question des usines de dessalement de l’eau de mer.

Toute une économie est liée à la mer, sans parler du tourisme côtier, de la plaisance, de la construction navale. La France est très forte pour la plaisance. C’est moins vrai pour les autres branches de la construction navale : Saint-Nazaire ne fabrique plus de méthaniers mais se spécialise, désormais sous pavillon italien, dans les navires de croisière. Certes, nous avons encore à Cherbourg – grâce à la DCNS et, indirectement, à la Marine nationale – la capacité de fabriquer des sous-marins classiques et nucléaires. Nous avons donc encore une certaine capacité de construction navale qu’il faudrait pouvoir évaluer.

Nous avions de très beaux atouts maritimes mais nous avons perdu notre guerre d’hégémonie contre l’Angleterre qui est une île alors que la France est ouverte sur l’océan, sur la Méditerranée mais aussi sur le Continent…

La France est quand même restée un grand pays maritime.

Nous parlerons peut-être des enjeux géopolitiques. Il faudrait revenir au contrôle de la mer et de la terre, à l’Eurasie, à la problématique qui était celle des géopoliticiens d’autrefois.
N’y aurait-il pas un autre regard à avoir sur les problèmes qui se posent dans le monde aujourd’hui avec la montée de la Chine et des pays émergents ?

J’évoque beaucoup de sujets qui n’ont apparemment pas grand-chose à voir entre eux si ce n’est la mer.

J’aimerais qu’on se place aussi du point de vue de l’intérêt national, même si ce point de vue apparaît aujourd’hui comme passéiste. Néanmoins, nous sommes confrontés à des problèmes à l’échelle nationale : le chômage, l’aménagement du territoire… M. Frémont a parlé de nos ports qui sont quand même très déclinants. Le Havre et Marseille sont très loin derrière Anvers et Amsterdam. Et le projet de canal Seine-Nord Europe semble orienter plutôt nos exportations vers Anvers et Rotterdam que vers Le Havre. Tout cela révèle, me semble-t-il, l’absence d’une vision globale. Je ne parle pas du raffinage et de la concentration des raffineries vers les grands sites industriels qui pénalise aussi l’économie française.

Mis bout à bout, tous ces traits dessinent des difficultés que nous ne connaissons que trop bien. Nous avons des points forts, nous avons aussi des points faibles. Sont-ils irrémédiables ?
On pourrait parler de la pêche, des produits de la mer… Est-il normal que nous importions les deux-tiers de ce que nous consommons ?

Ces questions méritent d’être posées. Où se les posera-t-on si ce n’est dans une rencontre comme celle-ci ?

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Le cahier imprimé du colloque « Les enjeux maritimes du monde et de la France » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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