La mer enjeu de puissance, état des lieux, conséquences pour la France

Intervention de M. le capitaine de vaisseau Hervé Hamelin, Responsable du bureau Stratégie et politique auprès du Chef d’état-major de la Marine, au colloque « Les enjeux maritimes du monde et de la France » du 20 mars 2017.

Monsieur le ministre,
Monsieur l’ambassadeur,
Monsieur le directeur,
Merci de me donner l’occasion d’intervenir sur les enjeux et ambitions maritimes.

Le maritime redevient un enjeu de puissance.

Nous assistons à un phénomène cyclique. Tout au long de l’histoire, les thalassocraties ont bien compris l’importance de la mer pour pouvoir exister en tant que puissances. Des phénomènes plus récents se sont produits, on a parlé de la mondialisation, des intérêts économiques que chaque nation va chercher à protéger et de la multiplication des risques que sont la piraterie, le terrorisme et l’usage illégal et illicite de la mer (trafics de migrants).
Pour rejoindre la question du droit je dirai que l’espace, le cyber et le maritime ont en commun d’être des espaces fluides dans lesquels les risques semblent relativement dilués et les gains plus faciles. Le droit y est par construction relativement libéral et, par conséquent, sujet à interprétation. C’est bien cette subversion du droit qui, comme le disait Monsieur le directeur, a été notamment l’objet de questions en mer de Chine. La loi du plus fort s’y applique, on le constate également dans le rapport de force israélien-libanais vis-à-vis de leurs frontières maritimes. Cette expression de puissance selon la « loi du plus fort » a été bien comprise par certains et je dirai que le tournant se situe au début des années 2000 et pour beaucoup vers 2008.

État des lieux.

« L’idée traditionnelle selon laquelle les enjeux terrestres auraient plus de poids que les enjeux maritimes doit être abandonnée. », peut-on lire dans le Livre blanc de mai 2015 de la Chine. On voit que la vision chinoise s’est clairement orientée vers une logique maritime. En 2008, Liu Huaqing lance cette ouverture vers la mer [1], avec un développement considérable de la flotte commerciale et militaire. En 48 mois, de 2013 à 2017, c’est 80 navires qui ont été construits dont 31 frégates, c’est-à-dire le double de la flotte française. Sur l’année 2016, 60 navires sont commandés, lancés ou mis en service, avec une ambition, à terme, de quatre groupes aéronavals. Le premier navigue, le deuxième est en fin de construction et les deux porte-avions suivants seront à catapulte « brin d’arrêt » [2], comme ceux de la France et des États-Unis. L’objectif est maintenant clair. On voit une présence maritime mondiale : La marine chinoise est intervenue en évacuation de ses ressortissants au Yémen, elle est intervenue en Libye, elle est de temps en temps présente en Méditerranée. La Chine investit financièrement dans les ports de commerce, ce qui se traduit parfois, comme à Gwadar au Pakistan et à Djibouti, par des installations militaires, donc un maillage, avec la volonté affichée de venir dans le golfe de Guinée.

Pour la Russie, un plan 2008-2020 de modernisation de la flotte a été lancé. Certes la flotte russe est un peu plus hétérogène. Certains de ses bâtiments sont vétustes mais d’autres sont très modernes. Elle dispose en particulier de sous-marins extrêmement performants et qui redeviennent conséquents en nombre, la qualité et la quantité étant deux éléments assez fondamentaux.

Cette course à l’armement naval chinoise et russe a entraîné d’autres nations.

L’Europe, en 2008, subit la crise financière et regarde plutôt vers le passé que vers l’avenir, avec une diminution de nos efforts budgétaires.

L’Inde, en 2016, a 48 bâtiments en construction, 120 en commande et ambitionne d’avoir trois groupes aéronavals en réponse à l’arrivée dans l’océan Indien non seulement des bâtiments de projection chinois, des frégates, mais également des sous-marins.

La multiplication des sous-marins est caractéristique de ces dernières années : 49 États disposent de plus de 500 sous-marins de qualité, certains construits par DCNS. L’Australie, la Malaisie ont fait partie des clients pour ces raisons d’équilibre des puissances.

En Europe, la prise de conscience concernant l’équilibre des puissances intervient plutôt en 2014 quand, au moment de la crise ukrainienne, on se rend compte que l’Europe n’est plus un sanctuaire, mais une forteresse isolée.

La Grande-Bretagne, notamment, a construit sa Defense review (Revue de défense) en 2015 sur l’hypothèse que la Russie redevient un élément fondamental géostratégique, notamment en mer du Nord. Mais elle a de nombreux trous capacitaires, des difficultés de disponibilité du matériel et des soucis liés à des problématiques de stratégie de ressources humaines.

L’Allemagne dispose de bâtiments de qualité mais qui sont en nombre assez restreint. Elle rencontre aussi des problèmes de ressources humaines : certains sous-marins, par exemple, n’ont pas d’équipage.

Les Pays-Bas, le Danemark et la Belgique ont des bâtiments de qualité mais en nombre très restreint.

La marine espagnole tend pour l’heure à rester dans les ports pour des raisons financières.
L’Italie a plutôt une belle marine mais se concentre sur la Méditerranée pour des raisons assez évidentes.

L’Europe du Nord voit des passages de sous-marins russes de plus en plus fréquents. On a atteint des niveaux de présence de sous-marins russes en Atlantique inégalés depuis la fin de la guerre froide. On retrouve maintenant des sous-marins en Méditerranée. Sur la partie orientale de la Méditerranée la marine russe est devenue omniprésente (jusqu’à 37 bâtiments). La Mer Noire est exclusivement russe avec des sous-marins et des plates-formes porteuses de missiles de croisière.

Les réductions budgétaires en France et dans l’ensemble de l’Europe ont fait que les formats sont relativement contraints, d’où une usure prématurée des matériels et des hommes. Malgré tout, la qualité des technologies françaises et la qualité des hommes qui servent ces navires et ces équipements nous permettent d’avoir des résultats concrets et de continuer de rendre le service qui est attendu de la Marine. Il faut toutefois prévoir de vraies difficultés dans les années à venir si les théâtres restent aussi nombreux (5 ou 6) et exigeants. Il faut savoir que l’une des exigences, pour la Marine comme pour l’ensemble des armées, c’est la connaissance-anticipation. Cette nouvelle fonction stratégique est en effet devenue un élément majeur et structurant, la compréhension de l’environnement et le renseignement permettant une appréciation de situation autonome la plus rapide possible et la décision la plus rapide à une époque où le tempo est souvent ce qui guide l’action.

Donc, de vrais défis en termes de format, de vrais défis en termes techniques, de manière à pouvoir être au rendez-vous de ces enjeux stratégiques qui nous font face.

Pourquoi cette remilitarisation, cette ré-arsenalisation de la mer nous concerne-t-elle ?

Au-delà des phénomènes sécuritaires, des désastres humanitaires qui nécessitent souvent des interventions par la mer, de la piraterie etc., un mélange de différents trafics, qui doit certes être traité, sert aujourd’hui de justification à un certain expansionnisme : le développement des bâtiments de projection (comme les Mistral) s’explique par une vocation humanitaire, par exemple, la présence de 40 000 ressortissants chinois en Algérie permet de justifier un format et une activité outre-mer.

La contestation des territoires est également un facteur crisogène. On voit des milices très actives en mer de Chine, avec des manières indirectes d’interdire l’accès. La mer permet d’avoir des crises qui ne dépassent pas certains effets de seuil. On verra donc probablement à l’avenir des crises qui seront peut-être contenues mais qui nécessitent quand même une extrême vigilance parce qu’elles peuvent déraper.

Les goulots d’étranglement, « choke points », dont on a parlé constituent des éléments clés de la sécurité maritime. L’implantation à Djibouti d’installations chinoises est probablement liée à la maîtrise du détroit Bab-el-Mandeb dont on sait qu’il est déjà fortement sous pression sécuritaire.

L’océan Indien, aujourd’hui le carrefour de l’essentiel du trafic maritime, est aussi un carrefour de passage de câbles. Même l’Internet, que l’on pense « dématérialisé », passe pour 95 % au travers de câbles (notamment par Djibouti), élément physique qui peut être attaqué.
Ces risques de conflictualité ne sont pas nuls : avec l’embarquement prochain d’ogives nucléaires sur des sous-marins lanceurs d’engins pakistanais et indiens, il n’est pas possible d’ignorer les risques majeurs, notamment en océan Indien, qui nous concernent en tant que nation riveraine. D’où la légitimité et la nécessité de notre présence dans cette zone : nous devons être vigilants sur l’avenir de ces frictions locales qui, dans un premier temps, peuvent sembler ne pas nous concerner, mais qui auront inévitablement des répercussions, que ce soit sur notre politique, ou bien sur notre action internationale.

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[1] Le 7e Livre blanc (2008) définit la marine comme « un service stratégique », chargé de « la sécurité, des droits et des intérêts maritimes de la Chine ».
[2] Une crosse rétractable, située sous le fuselage à l’arrière de l’appareil appontant accroche un câble tendu à une dizaine de centimètres au-dessus de la piste pour provoquer l’arrêt quasi immédiat de l’appareil sur une distance réduite.

Le cahier imprimé du colloque « Les enjeux maritimes du monde et de la France » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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