Débat final lors du colloque « Les enjeux maritimes du monde et de la France » du 20 mars 2017.
Je reviens sur la remarque initiale d’Alain Dejammet à propos du désintérêt des citoyens français pour les questions maritimes. Lorsque j’étais à l’Ifremer, l’amiral Leenhardt, ancien chef d’état-major de la Marine, qui était mon conseiller, m’avait recommandé, à ce propos, un livre intitulé « La pierre et le vent » de l’historien Alain Guillerm, préfacé par Braudel [1]. La thèse, un peu facile, est que l’histoire de l’Europe s’explique par une querelle entre la pierre (les forteresses) et le vent (les navires). Ce livre, en gros, soutient la thèse selon laquelle la France, comme l’Allemagne, aurait choisi la pierre, les forteresses, pour défendre le territoire, tandis que les Anglais et les Hollandais auraient choisi le vent avec les navires. Nous avons construit la ligne Maginot qui a été contournée. Les Allemands ont construit le mur de l’Atlantique qui a été percé, par les canons de la Royal Navy notamment. Si, depuis des siècles, les dirigeants politiques français se sont en effet surtout intéressés aux problèmes terrestres, quelques-uns, Colbert, Louis XVI et de rares autres, ont porté un grand intérêt aux enjeux maritimes. La Chine, qui a construit la Grande muraille, se réveille de nouveau à la mer.
C’est donc constant. Les Français voient le côté ludique de la mer, les plages, la plaisance… et n’en perçoivent d’autres aspects négatifs qu’avec les grèves de dockers ou autres ennuis…
J’en viens aux enjeux techniques et industriels de la mer.
Les Français, en général, n’ont pas de la mer l’image d’un domaine qui mobilise des moyens techniques de pointe. Or elle est l’objet d’une recherche scientifique et technique de pointe.
On a évoqué un peu le pétrole et le gaz offshore. C’est un enjeu très important pour les deux décennies qui viennent au minimum parce que la transition énergétique ne sera pas achevée demain et on aura encore longtemps besoin de pétrole et de gaz. Aujourd’hui, des exploitations par 1500, 2000, 2500 mètres de fond mobilisent des robots pour poser la tuyauterie, les pompes, les vannes, les gazoducs etc., c’est une technique de pointe ! De même la sismique pour poser les câbles transatlantiques, transpacifiques etc.
M. Pancracio a évoqué les questions des ressources génétiques du milieu maritime. Des techniques de pointe (biotechnologies) doivent être développées pour exploiter les organismes marins et en tirer de nouveaux composés pour l’industrie pharmaceutique, chimique, alimentaire etc. L’Agence internationale de l’énergie vient de publier un rapport intéressant sur l’exploitation des algues, notamment pour produire des biocarburants. Les Japonais ont déjà réalisé un certain nombre d’expérimentations pour extraire les corps gras des algues et les mélanger à du kérosène pour produire du carburant pour avions. Il s’agit de techniques de pointe, d’industries de pointe ! Le malheur, c’est que nous ne sommes pas arrivés à convaincre les industriels, à quelques exceptions près, de se mobiliser, d’investir dans ces domaines. Nous avons un secteur parapétrolier de pointe du point de vue technique et on le laisse péricliter ! La chute du prix du baril de pétrole en 2014 y a contribué fortement et, par différentes fusions, les centres de décision français en matière de parapétrolier migrent à l’étranger. On a beaucoup parlé de la crise Alstom, d’Areva pour le nucléaire, mais de cela on ne parle pas ! Il y a quand même un certain nombre d’aspects industriels considérables.
Alors, que faire ?
Il faudrait probablement voir ce que nous pouvons faire avec les pôles de compétitivité, essayer d’intéresser des industriels, pas nécessairement des industriels maritimes : je pense à Sanofi pour les produits pharmaceutiques extraits de la mer, et, éventuellement, à des industriels de l’électroniques quand il en reste (Thalès…) pour la robotique qui peut être développée à des fins maritimes.
M. Frémont a évoqué la question des navires, aujourd’hui fortement automatisés (l’équipage d’un pétrolier ne dépasse pas une quinzaine de personnes).
Il y a des moyens techniques, industriels considérables que nous n’avons pas été capables de mobiliser. Ce n’est pas trop tard mais c’est quand même urgent.
Jean-Pierre Chevènement
Merci à M. Papon dont je rappelle qu’il a été le patron de l’Ifremer après avoir été celui du CNRS.
Je nuancerai un peu son propos en disant que les Français, en réalité, n’ont pas choisi entre la mer et la terre. Ils ont hésité. C’est ce que dit Braudel. Il y a eu plusieurs tropismes et nous n’avons pas su comment réagir.
Ce n’est pas en suscitant une sorte de repentance maritime qu’on va s’en sortir. C’est peut-être en redonnant aux acteurs l’énergie qu’ils ont perdue, et d’abord à l’État dont c’était la responsabilité de veiller à ce qu’un certain nombre de centres de décision n’émigrent pas… par exemple à Londres, l’année du Brexit !
Dans la salle
La course aux armements de la Chine et des États-Unis va-t-elle nous emmener à une nouvelle guerre froide dans la mer de Chine ?
Jean-Pierre Chevènement
Selon moi le XXIème siècle sera structuré par une nouvelle bipolarité Chine / États-Unis. Il faut mettre dans la gestion de cette bipolarité autant de sagesse que possible. Si cela devait tourner mal, il vaudrait quand même mieux ne pas nous laisser entraîner dans des fulgurances qui pour nous seraient mortelles.
Dans la salle
Nous avons beaucoup dit – je pense qu’il y a unanimité sur ce sujet – que nos 11 millions de km2 de ZEE mettent la France dans la position de leader du fait de l’étendue de sa zone maritime. Je veux quand même rappeler que plus de la moitié de ces 11 millions de km2 (6 millions de km2) sont dans le Pacifique et dépendent pour partie de la Nouvelle Calédonie – dont on sait qu’elle va se prononcer bientôt sur le projet d’une autonomie ou d’une indépendance – et, pour une partie très importante également, de la Polynésie qui est déjà un territoire autonome. Le quart est dans l’océan Indien où nous sommes en différend de souveraineté avec pratiquement tous les États îliens de la région (Maurice : Tromelin, Comores : Mayotte et Glorieuses, Madagascar : îles Éparses…). On n’a pas les mêmes problèmes dans les terres antarctiques.
Ayant dit cela, je pense qu’il a manqué dans ce débat une vision diplomatique de ce que nous devrions porter à l’international et dans ces zones, au moins dans l’océan Indien, pour sécuriser nos très vastes territoires maritimes.
Je regrette que nous n’ayons pas parlé de cogestion. J’en parle parce que j’ai été le rédacteur du projet de traité de Tromelin dont nous attendons qu’il soit ratifié par le Parlement. Nous n’avons pas parlé de cogestion. C’est dommage parce que c’est une voie qui est prévue dans le texte de la Convention de Montego Bay pour résoudre ces différends de souverainetés dans la négociation plutôt que dans la guerre, comme on l’a fait sur les territoires terrestres.
Ne devrions-nous pas porter un projet diplomatique qui reste à construire ? Nous avons essayé de le faire au sein de l’Outre-mer en portant un temps un projet qui était celui d’une gouvernance régionale de l’océan Indien. C’est une idée qui mérite d’être approfondie, que je voudrais encore porter et que je vous soumets aujourd’hui à tous.
François Alabrune
Je remercie notre intervenant d’évoquer la manière dont des différends avec d’autres États peuvent être surmontés par la recherche de solutions comme l’accord de cogestion sur les espaces maritimes au large de Tromelin. Cet accord visait, en préservant notre souveraineté, à partager certains bénéfices et à créer un cadre commun d’activités avec Maurice. L’Assemblée nationale n’a pas adopté à ce stade le projet de loi autorisant la ratification de cet accord défendu par le Gouvernement et qui avait été voté par le Sénat. Il faut ainsi relever la difficulté à obtenir l’autorisation du Parlement pour des accords, présentés comme des compromis, sur des sujets liés aux questions de souveraineté.
Alain Dejammet
Il me reste à remercier François Alabrune de l’art avec lequel il a su répondre à une question délicate.
M. Jarmache a célébré le tribut payé par Arvid Pardo à l’océanographie française. C’est vrai. Et Pierre Papon a mentionné cette extraordinaire floraison d’institutions françaises (Comex, Cnexo…) qui, il y a cinquante ans, paraissait manifester l’intérêt pour la nouvelle frontière qui s’ouvrait, celle de la mer. Il y avait également l’ombre du commandant Cousteau. Incontestablement, on a vu un véritable engouement en 1967. Cinquante ans plus tard je n’ai pas le sentiment que cet engouement se soit traduit de manière très concrète.
Nous avons organisé ce colloque pour rappeler ce décalage énorme entre une attente, un souffle, et la réalisation. À l’époque, les Américains invitaient les gens au comité des fonds marins, dans les îles Vierges, pour visiter leurs petits laboratoires, bien misérables à côté de ce qu’étaient le Cnexo et la Comex (bathyscaphe etc.) ! On avait vraiment le sentiment que la France était leader à ce moment-là. Qu’en reste-t-il cinquante ans plus tard ?
L’objet de ce colloque était de réveiller un peu l’intérêt pour les questions de la mer.
Énormément de points techniques n’ont pu être évoqués, il aurait fallu y consacrer des heures. Je crois qu’il était bon de soulever le problème des télécommunications parce que tout le monde croit que tout passe par Internet, sorte de réseau virtuel, alors qu’en réalité tout passe par les câbles. Il est tout à fait intéressant de savoir comment on les pose.
Je vous invite à vous intéresser à l’affaire de l’attribution des permis d’exploitation des fonds marins. Pour le moment il n’y a pas d’exploitation des fameux nodules polymétalliques mais nous manquions de temps pour rentrer dans le détail de la façon dont les emplacements sont attribués, dont les contrats sont discutés. Notre objet était de vous sensibiliser à toutes ces questions.
Je remercie le capitaine de vaisseau Hamelin d’avoir souligné la gravité des problèmes.
Vous avez donné des chiffres pour les marines étrangères mais, concernant notre flotte, vous vous êtes limité à l’emploi de formules comme « format contraint », donnant l’impression qu’une ombre passait sur la marine française…
Je demande à ceux qui sont venus ici ce soir d’essayer de partager avec d’autres cet intérêt pour la mer, pour la recherche. Faisons en sorte d’être à l’égal de ceux que célébrait Arvid Pardo il y a cinquante ans. M. Jarmache, si vous pouvez organiser aux Nations Unies une cérémonie à la mémoire de ce diplomate, essayez de faire participer un peu la France et de faire en sorte que nous bénéficions des retombées.
Merci aux orateurs. Merci à vous tous.
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[1] La pierre et le vent, fortifications et marine en occident, d’Alain Guillerm – Préface de Fernand Braudel, éd. Arthaud (1985).
Le cahier imprimé du colloque « Les enjeux maritimes du monde et de la France » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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