La Francophonie multilatérale: voies et impasses d’une alliance
Intervention de Xavier Michel, ancien fonctionnaire international, ancien ambassadeur – représentant permanent de l’Organisation Internationale de la Francophonie auprès des Nations Unies à Genève et auprès de l’Union européenne à Bruxelles, au colloque « Quel avenir pour la francophonie? » du 12 décembre 2016.
Chers Amis de la Fondation Res Publica,
À mon tour de vous remercier de m’avoir convié à parler de l’avenir de la Francophonie en si éminente compagnie. Le moment est bien choisi. Il y a deux semaines se tenait ici même le premier acte de la pré-campagne présidentielle ; au même moment, le XVIème Sommet de la Francophonie se réunissait à 12 000 km de Paris. Mais ce soir, la Maison de la Chimie est à vrai dire plutôt celle de l’alchimie. Il faut avouer que la Francophonie est toujours à la recherche de la pierre philosophale. Ce ne sont, en tout cas, ni le Sommet d’Antananarivo ni les programmes de nos candidats à la présidentielle qui nous éclairent sur son avenir.
Je voudrais faire quelques observations sur les raisons et les moyens d’éclaircir cet avenir. En m’invitant, votre Fondation m’avait demandé si j’étais optimiste. Je le suis assurément puisqu’après plus de trente-cinq ans d’activités, du côté français puis international, au service de la Francophonie institutionnelle, j’y crois toujours. J’évoquerai donc, pour ma part, la Francophonie intergouvernementale, celle qui s’écrit généralement avec un grand F.
I- Un projet politique
Première observation : la Francophonie est un projet politique. Elle désigne à la fois un fait et une volonté, un constat et un projet. C’est ce qui fait son originalité mais aussi sa difficulté. C’est ce qui la distingue fondamentalement du Commonwealth. « La Francophonie existe, il faut l’organiser », nous disait Léopold Sédar Senghor. Oui, mais pourquoi et comment ?
Indéniablement, le fait francophone demeure vivace. Je vous renvoie au rapport très stimulant que l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) publie tous les quatre ans sur la langue française dans le monde. Nous verrons, avec les exemples de l’Agence universitaire de la francophonie (AUF) et de l’Alliance française, combien la demande de français est toujours forte. Il est remarquable que le français reste, avec l’anglais, la seule langue à être enseignée et parlée sur les cinq continents, et à être utilisée dans la plupart des Institutions internationales. C’est encore non seulement la deuxième langue des Organisations internationales mais la troisième langue des affaires et la quatrième sur internet.
Mais qu’en est-il au plan intergouvernemental ? Là encore, il n’y a pas d’aire linguistique plus large et plus diverse, en dehors de l’anglophonie qui, d’ailleurs, n’est pas organisée en tant qu’espace géopolitique. Il faut toutefois avoir une exacte mesure des forces en présence. L’OIF se réclame de 84 États et gouvernements, avec quatre nouvelles adhésions à Antananarivo. Mais ce que l’Organisation ne précise généralement pas, c’est que ce nombre impressionnant inclut 26 États observateurs et 5 entités territoriales ou fédérées. Ce qu’il faut surtout noter, c’est que 29 États ont le français comme langue officielle, unique ou pas, et que près d’une dizaine de plus lui réservent un statut privilégié dans l’enseignement ou dans la vie publique. C’est beaucoup mais c’est à peine la moitié des pays membres ou observateurs de l’OIF. Il y a en réalité deux espaces distincts : un espace de solidarité interne et un espace d’influence externe.
C’est dire que la Francophonie est attractive. Elle l’est cependant davantage en termes d’adhésions que de contributions et d’engagements. Aujourd’hui, l’OIF, c’est un budget annuel de l’ordre de 75 millions d’euros, en décroissance continue depuis des années. À peine une vingtaine de chefs d’États et de gouvernements se sont rendus au XVIème Sommet de la Francophonie, soit moins que lors des quinze Sommets précédents alors même que le nombre de membres et observateurs a doublé dans l’intervalle.
La problématique de l’élargissement et de l’approfondissement n’est pas propre à la Francophonie mais elle invite à clarifier un projet en constante évolution. À la lumière de ces évolutions, trois questions me paraissent déterminantes pour l’avenir du projet francophone : celles de la promotion de la langue, de l’approfondissement du lien et de l’affirmation du combat.
II- Une langue internationale
Première question : celle du français comme langue internationale, d’ouverture et de partage, j’allais dire de métissage. Tout peuple a vocation à défendre sa ou ses langues. Mais ce qui fait la Francophonie, c’est précisément que le français est bien plus qu’une langue nationale, de par son histoire et sa diffusion.
J’ai longtemps pensé moi-même qu’il convenait d’avoir une conception large de la Francophonie. Je suis de plus en plus convaincu qu’il est temps de se recentrer sur la géopolitique du français qui en constitue à la fois le ciment et le ferment. Il est frappant de constater combien les enjeux du français international ont été peu traités au Sommet d’Antananarivo : une petite partie du discours du Président de la République française et quelques envolées lyriques des autres intervenants à la séance d’ouverture, un paragraphe sur 64 dans la Déclaration finale et une résolution sur 13.
Remettre le français au centre, ce n’est pas l’enfermer dans des approches passéistes, mais c’est donner sa pleine portée à l’expression d’une conscience francophone. Chacun sait que la tentation de la langue unique est forte et ancienne mais le français conserve de nombreux atouts sur la scène internationale. Pour avoir été en poste à Genève et à Bruxelles, j’ai pu constater que la majorité des fonctionnaires internationaux comprennent et parlent volontiers le français, mais en privé ou dans les couloirs. De moins en moins l’utilisent en réalité comme langue de travail, alors même qu’ils en ont le droit et que beaucoup d’Organisations internationales sont implantées dans des villes francophones.
Il est incontestable que l’usage du français tend à décliner dans la communication internationale, non seulement dans les enceintes internationales mais, plus généralement, dans les échanges économiques, scientifiques et techniques, y compris sur le territoire français. Nous avons vu la réponse de la Loi Toubon ; nous verrons celles des universités francophones et des Alliances françaises. Pour ce qui est de l’usage du français dans les Organisations internationales, la Francophonie s’est dotée, il y a dix ans, d’un Vadémécum qui a fait l’objet d’un suivi et d’un engagement renouvelé à Antananarivo. En France, tout récemment (1er octobre 2016), une circulaire conjointe de la Ministre de la Fonction publique et de son collègue et successeur chargé de la Francophonie a rappelé les dispositions relatives à l’emploi du français en contexte international.
Il reste que les Représentants de la France peuvent apparaître bien seuls à ne pas faire d’infidélités au français dans les instances européennes. Même pour la Belgique, la question du français dans les institutions bruxelloises est de plus en plus occultée par le débat linguistique interne dans un pays qui a de moins en moins les traits d’un État-Nation. Aux Nations Unies, c’est avant tout sur l’Afrique et ses représentants qu’il faut compter.
C’est que l’enjeu du français international est d’abord une question politique. Il est clair que le monolinguisme génère de graves déséquilibres en fournissant à un État, ou à quelques-uns, le pouvoir exorbitant de n’utiliser que leur langue pour définir l’ensemble des relations, des normes, des innovations, des règles du jeu internationales.
D’où l’importance d’une option déterminée en faveur du plurilinguisme (pluri : plusieurs langues) qui se démarque des impasses du bilinguisme, enfermé dans un face à face inégal et stérile avec l’anglais, mais aussi des illusions d’un multilinguisme intégral (multi : beaucoup de langues), qui finirait, s’il était poussé à l’extrême, par reléguer le français au rang d’une simple langue de traduction ou de communication régionale.
Cela appelle des stratégies d’alliance. À Bruxelles, nous étions quelques-uns au sein du Groupe des Ambassadeurs francophones, à plaider en faveur d’une stratégie d’appui concerté et mutuel aux nombreuses nominations aux postes de responsabilité à pourvoir, à l’occasion du renouvellement des principales Institutions européennes en 2014. Je n’ai pas le sentiment que nous ayons eu beaucoup d’échos. D’où l’importance d’approfondir le lien francophone.
III- Un lien multilatéral
Le langage de la solidarité francophone, c’est celui du multilatéral. La Francophonie s’incarne en effet dans une forme d’alliance qui apparaît plus tangible que l’universel onusien, plus équilibrée que le bilatéral, notamment franco-africain, et plus ouverte que les Unions régionales, qu’elles soient européenne ou africaine.
On a pu miser sur l’élection à la tête de la Francophonie d’une personnalité canadienne, qui plus est d’origine haïtienne, pour donner du souffle au multilatéral francophone. Il est cependant bien difficile de trouver un agenda francophone à travers les textes très généraux du XVIème Sommet qui mêlent confusément des agendas nationaux à ceux des Nations Unies ou de l’Union africaine. Trois voies me paraissent aujourd’hui fécondes pour affirmer le multilatéral francophone.
1) Mutualiser les énergies et les moyens. La France a naturellement un rôle primordial à jouer. C’est elle qui dispose des principaux instruments de diffusion et de coopération linguistiques, éducatives et culturelles, qui restent importants même s’ils ont sensiblement diminué. Est-elle prête à en partager la responsabilité et la conception, au-delà de quelques initiatives ponctuelles ?
2) Deuxième axe : développer des réseaux. L’OIF n’est pas un bailleur de fonds. Il suffit, pour s’en convaincre de regarder la taille de ses programmes (26 programmes pour une trentaine de millions d’euros de crédits annuels). La Francophonie se définit davantage en termes d’alliance que d’assistance. L’objectif est de valoriser ce que chacun, à son niveau et dans son contexte, peut apporter à la Francophonie, au-delà de ce qu’il peut légitimement en attendre. Dans cette perspective, il importe en premier lieu que les pays africains et, plus généralement, ceux du Sud, participent activement aux espaces d’échanges et de concertation, qui se sont multipliés sous l’égide de l’OIF : conférences ministérielles, groupes d’Ambassadeurs francophones, réseaux institutionnels, professionnels, d’expertise, avec toutes les conséquences que ce maillage comporte en termes de mobilité et de circulation des personnes.
3) Troisième axe : décentraliser. Du fait de son extension et de son hétérogénéité, la Francophonie requiert une approche à la fois différenciée et concentrique, autrement dit une alliance à géométrie variable. On peut là encore s’étonner que le Sommet d’Antananarivo n’ait pas davantage valorisé le potentiel des Iles du Sud-ouest de l’Océan indien comme laboratoire de la Francophonie. S’il faut se réjouir de l’adhésion de la Nouvelle Calédonie à titre de membre associé, on peut en revanche regretter que l’Ile de la Réunion n’ait pas été étroitement impliquée dans le processus d’organisation du Sommet.
En dernière analyse, la Francophonie c’est la faculté de parler le langage de l’autre en français. C’est dans ce sens que l’OIF aime à citer la belle initiative « Libres ensemble », qu’elle a lancée en mars dernier sur internet. Il y a chez la Secrétaire générale de la Francophonie un goût et un talent certains pour la communication mais encore faut-il s’assurer que celle-ci bénéficie aux activités diplomatiques et opérationnelles. Car la Francophonie est bien plus qu’un enjeu de communication. C’est un combat, un combat pour l’avenir.
IV- Un combat pour l’avenir
Ce combat a été porté depuis plus d’un demi-siècle par des personnalités politiques et des militants de tous les continents. On doit néanmoins s’interroger aujourd’hui sur sa force et sa cohérence, tant au plan national qu’international.
C’est vrai en France. Je n’ai pas senti une grande mobilisation chez les six derniers ministres ou secrétaires d’État chargés de la Francophonie, sans parler du jeu de chaises musicales de la semaine dernière. La Francophonie appelle des objectifs et des positionnements clairs si elle ne veut pas être récupérée. Il est symptomatique que la Présidente du Front national soit la seule à ce jour à avoir inscrit la Francophonie dans son programme de campagne. Il est temps que les autres candidats se saisissent de la question, au-delà de déclarations de circonstance.
Comme l’Europe, la Francophonie suscite les engagements les plus divers et les plus contradictoires. Et ce ne sont malheureusement pas les résultats du XVIème Sommet qui vont nous éclairer, du moins pour ce que l’on en sait.
Le rythme cardiaque de la Francophonie, si je puis dire, tend à s’accélérer en ce qu’elle serait, selon ses responsables, « au cœur de toutes les menaces, de tous les défis, de toutes les urgences » qui pèsent sur le monde actuel. Il n’y a guère de points de l’agenda international qui ne figurent dans la Déclaration et les Résolutions d’Antananarivo. Mais rien de précis sur les capacités et spécificités de la Francophonie dans les multiples domaines très sensibles qu’elle prétend embrasser. Je pense à la lutte contre le terrorisme et la radicalisation, contre la pauvreté, contre le changement climatique ou à la lutte pour la croissance et l’emploi. Je pense aussi à la gestion des conflits, des migrations, des processus électoraux, de l’énergie, et je suis loin d’être exhaustif.
C’est ainsi que le Chef de la délégation belge, le ministre des Affaires étrangères, plaidait sur TV5 pour des interventions multiformes de la Francophonie, sans préciser bien sûr que le gouvernement fédéral est le seul à disposer d’un siège à l’OIF sans verser de contribution, au motif que la Francophonie relève de la compétence communautaire de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
À force de vouloir dépasser les enjeux du français international et du multilatéral francophone, on peut craindre que la Francophonie finisse elle-même par être dépassée. C’est ainsi que l’économie, qui est aujourd’hui la grande priorité affichée par l’OIF, mobilise en réalité l’attention de la Francophonie depuis au moins trente ans mais n’a malheureusement toujours pas trouvé sa voie.
On a l’impression d’une forme de déni de mémoire et d’engagement. Le résultat est que la voix de la Francophonie est difficilement audible. Le seul à avoir fait sensation dans la presse et les réseaux sociaux est le Premier ministre canadien, non pas pour sa vision de la Francophonie, mais pour ses propos militants en faveur des droits des femmes et des minorités sexuelles.
La Francophonie épouse volontiers les grandes causes mais elle a bien du mal à identifier ses propres options. Le principal écueil, c’est celui d’une vision instrumentale. Boutros Boutros Ghali aimait à dire que la Francophonie se devait d’être subversive. Sa voix gagnerait à être plus originale, plus spécifique. Elle est née précisément du refus des dérives de la mondialisation et de la société internationale. Il faut garder à l’esprit que la Francophonie s’est d’abord voulue une réponse au double défi de l’uniformisation et du « choc des civilisations ». C’est une cause qui prend aujourd’hui une forte signification sous l’effet conjugué et contradictoire de la révolution numérique, de l’exacerbation des tensions identitaires et de l’explosion des industries de la culture et de la communication.
Il est vrai que la Francophonie se fonde, selon sa Charte, sur des valeurs partagées. C’est essentiel et stimulant mais, là encore, ce n’est pas sans ambiguïtés. La France a naturellement vocation à partager ses valeurs à travers la Francophonie mais, à l’évidence, elle partage plus spontanément ses engagements démocratiques avec certains pays anglophones ou européens tandis que son attachement à la République n’a guère de résonnances en Belgique, au Canada, au Maroc ou au Cambodge. À l’inverse, les différentes formes de fédéralisme belge, suisse ou canadienne sont bien loin des traditions françaises. Quant à la question de l’État-Nation ou celle de l’intégration des immigrés, sans parler de la laïcité, elles se posent dans des termes très différents aux quatre coins de l’espace francophone. Il n’y a pas de modèle en Francophonie. Il y a un potentiel considérable de dialogue et d’échanges, à condition de hiérarchiser les priorités et d’avoir une exacte mesure des ambitions, des moyens et des intérêts francophones.
C’est pourquoi il importe de refonder le projet francophone, c’est à dire de remettre de l’ordre dans les déterminants de la Francophonie : le culturel au début et à la fin du politique et de l’économique, le politique et l’économique au service de la Francophonie plutôt que l’inverse. C’est dans ce sens que la Francophonie pourra restituer à la langue, à la culture, à l’éducation et au droit – sous toutes ses formes – la part essentielle qui leur revient dans la marche et dans la compréhension du monde actuel.
Voilà les quelques idées dont je voulais vous faire part. J’espère qu’elles pourront modestement contribuer à vos débats et combats pour l’avenir de la Francophonie.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur l’ambassadeur, vous avez un langage clair. Il faut se recentrer sur le français et faire en sorte que la francophonie évite de tenir le langage de la communication qui éloigne du sujet.
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Le cahier imprimé du colloque « Quel avenir pour la francophonie? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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