La Francophonie, comment et pourquoi? Trois moments, quelques réflexions et autant de propositions

Intervention de Michèle Gendreau-Massaloux, Ancienne rectrice de l’Agence Universitaire de la Francophonie, au colloque « Quel avenir pour la francophonie? » du 12 décembre 2016.

Jean-Pierre Chevènement
J’ai connu Mme Gendreau-Massaloux à l’époque où elle était conseillère sur les questions d’éducation auprès du Président de la République, François Mitterrand. Il se trouvait que j’étais ministre de l’Éducation nationale et j’ai gardé un merveilleux souvenir de ma collaboration avec Michèle Gendreau-Massaloux. Nous nous sommes très bien entendus pour aller dans un sens qui n’était pas le mainstream, pour remonter la pente. Mais cela n’a eu qu’un temps.

Mme Gendreau-Massaloux fut aussi Recteur de Paris, un poste éminent dans l’Éducation nationale, et Recteur de l’Agence interuniversitaire de la francophonie.

Sans doute va-t-elle centrer son exposé sur quelques aspects un peu plus roboratifs car nous avons besoin maintenant d’un peu de vitamines.

Michèle Gendreau-Massaloux
Merci, Monsieur le ministre, de votre invitation. L’action que vous avez conduite et que vous conduisez n’a jamais cessé d’être pour moi un exemple.

Hommage à Res publica : au début, pour moi, était un goût du latin, et avec lui de toutes les langues dites néo-latines qu’on ne peut, je crois, distinguer de leur mémoire philologique, qui les éclaire. Le français avec l’espagnol, l’italien avec le portugais, chacune avec le latin. Connaître l’histoire de ces langues, c’est se donner les moyens de les aimer mieux, et, concernant le français, de pouvoir appréhender ce que Michel Foucault appelait dans son beau commentaire de l’Énéide traduite par Klossowski, « le long destin de la langue française ». J’ai partagé le mot d’ordre de Francis Ponge qui recommandait d’être « à la fois d’avant-garde et amoureux des Anciens », fondement, selon lui, d’un « patriotisme farouche dans la défense de la langue maternelle ». Mais j’ai aussi compris, dès lors, que ce patriotisme farouche – et légitime – concernait tous les peuples et toutes leurs langues.

Puis, élue à la tête de l’Agence Universitaire de la Francophonie, j’ai parcouru les universités et les grandes écoles – aujourd’hui plus de 800 – réparties dans le monde entier, où le français s’enseignait, avec des moyens parfois limités et des objectifs très divers. J’ai alors interrogé professeurs et étudiants sur leurs motivations et leurs ambitions, et j’ai tenté de tracer, pour une plus forte présence de notre langue dans les enseignements, les institutions, la politique linguistique des pays, des voies d’avenir. Au Vietnam, à Hué, un ancien du Vietminh, qui avait combattu l’occupant français, m’a montré l’exemplaire défraîchi des Misérables de Victor Hugo qu’il lisait dans les souterrains, tandis qu’un jeune étudiant m’expliquait qu’il apprenait le français pour devenir chef d’entreprise en Afrique de l’Ouest…

Pour travailler avec tous, je me suis appuyée sur le double statut, de chauve-souris en quelque sorte, de l’AUF : c’est d’abord une agence gouvernementale, que soutiennent les gouvernements des pays adhérents à l’Organisation internationale de la Francophonie. À ce titre, elle participe aux missions communes aux cinq opérateurs de la Francophonie politique – en gros, langue française et diversité des langues mondiales, paix et démocratie, éducation et formation, coopération au service du développement durable, égalité hommes/femmes. Ces opérateurs, de statuts très différents les uns des autres, sont l’OIF, l’AUF, l’APF, TV5 Monde et l’Université Senghor d’Alexandrie. Mais j’ai tenu à ce que l’AUF, chauve-souris institutionnelle, garde contre vents et marées – et les vents comme les marées portaient des noms de ministres – sa vocation première d’être aussi une association volontaire d’institutions d’enseignement supérieur et de recherche qui adhèrent sur la base du volontariat, au terme d’une procédure assez exigeante, et paient une cotisation, dont le montant diffère selon qu’on se trouve dans un pays développé ou pauvre. La conséquence de cette priorité universitaire, qui se marque dans la composition du conseil d’administration, où les représentants des États bailleurs de fonds sont minoritaires, est que la politique de l’AUF répond d’abord aux demandes des membres, à leurs besoins exprimés.

Mais, en tant que pilote d’un opérateur de la Francophonie, j’ai participé aux réunions de ses instances dirigeantes, dont on vous a parlé, et je l’ai aussi vue, la Francophonie, dans tous ses états, qui correspondent aux différents statuts de la langue : celui de langue première des pays où le français est à la fois langue officielle et langue de la maison : France, Québec, Fédération Wallonie-Bruxelles, Suisse romande, Monaco, mais aussi Liban, Luxembourg, Ontario, Nouveau-Brunswick, et dans de nombreux pays d’Afrique (Gabon, Congo-Brazza), où elle apparaît comme langue de communication interafricaine, en particulier pour l’économie, le commerce, la finance, l’entreprise. Dans d’autres pays, elle est langue seconde, parfois seule langue officielle alors qu’elle n’est pas la langue de la maison (Bénin, Burkina Faso, Congo, Côte d’Ivoire, Gabon, Guinée, Mali, Niger, RDC, Sénégal, Togo…) ; ailleurs, elle peut partager le statut de langue officielle, mais rester langue majoritaire pour l’enseignement (Cameroun, Maurice, par exemple).

À peu près partout, elle est mobilisée ponctuellement pour des besoins de communication et des pratiques culturelles ou professionnelles. Elle est pratiquée par des professeurs de français et par des écrivains qui l’enrichissent. Je reste en contact avec nombre d’universitaires, de responsables d’institutions, mais aussi de professeurs du secondaire ou d’instituteurs qui enseignent en français. Et de là vient ma première remarque, liée à ma pratique du rassemblement, qui a lieu tous les quatre ans, des associations nationales de professeurs de français, sous l’égide de la Fédération internationale des professeurs de français (3000 participants cette année, à Liège).

Quand j’ai découvert cette manifestation il y a seize ans, à Paris, j’ai trouvé une assemblée de professeurs aguerris dont l’enseignement, considéré comme un indicateur de qualité pour l’établissement où ils travaillaient, reposait sur le prestige de la langue française. On peut même parler, les concernant, de français signe de distinction, au sens que P. Bourdieu assignait à ce mot. Mais aujourd’hui, les représentants des Associations nationales que j’ai vus à Liège sont plus jeunes, leurs méthodes pédagogiques plus élaborées, fondées sur une meilleure connaissance de la didactique des langues, et leurs motivations, dans les discours que j’ai entendus et les propos privés que j’ai recueillis, reflètent d’abord une envie de France qui a quelque chose à voir avec la liberté d’expression, la force de la pensée critique et l’état des mœurs dans notre pays.

Troisième étape de ma perception de la Francophonie : celle qui aujourd’hui me permet de constater que l’Académie des Sciences de l’Institut de France, alors qu’il est bien connu que les publications scientifiques sont essentiellement de langue anglaise, affirme et montre, sous l’impulsion volontariste de Catherine Bréchignac, qui en est le Secrétaire perpétuel, que la recherche s’exprime de façon plus fine et plus juste quand elle se parle et s’écrit dans la langue maternelle du chercheur.

Et voici ma deuxième remarque : dans le domaine des sciences humaines et sociales en particulier, il existe une République mondiale de la pensée qui s’exprime en français, comme en Europe au XVIIème siècle il existait une République des Lettres que Marc Fumaroli a admirablement décrite. C’est à tort qu’on déplore, en France, l’absence apparente des grandes figures qui ont suscité de véritables écoles de pensée en histoire, en sociologie, en philosophie, en anthropologie, dans le domaine de la sémiologie, de l’appréhension des formes artistiques. Des Français et des francophones ignorés sur l’hexagone sont invités partout dans le monde, lus et étudiés, et cela, alors même qu’ils ne sont parfois ni professeurs au Collège de France, ni Académiciens, ni décorés. Ils s’expriment en français, et nombre d’étudiants se mettent à étudier notre langue pour les lire, les entendre ou converser avec eux. Cette République mondiale de la pensée est selon moi un… impensé français.

C’est que, et ce sera ma troisième remarque, le français lui-même est perçu de façon bien différente selon que l’on se trouve en France ou ailleurs. Ici me semble perdurer, souterrainement, la nostalgie du français langue hégémonique, comme c’était le cas lorsqu’au XVIIème et au XVIIIème siècle il était la langue de la diplomatie et des échanges, littéraires et scientifiques. Peut-être ce regret inavoué est-il pour quelque chose dans la place grandissante d’un anglais américanisé dans la publicité et les médias, comme si cette ouverture au « globish » allait remettre notre langue au premier rang. Je crois qu’il faudrait balayer ces attitudes passéistes et faire preuve d’une ferme volonté, tant au niveau des entreprises que des pouvoirs publics, de parler et d’écrire en français.

Comprenons que le statut de langue non plus solaire mais planétaire, pour reprendre la métaphore astronomique proposée par un grand linguiste, Abram de Swaan, a plus d’avantages philosophiques et politiques que la position hégémonique : elle donne au français la vertu, inestimable, de pouvoir incarner le droit des nations à disposer de leur langue. En l’occurrence, qui perd gagne : le français, qui n’est plus que la cinquième langue mondiale, derrière le mandarin, l’anglais, l’espagnol et l’arabe ou l’hindi selon les estimations, a gagné car il se trouve régulièrement associé au combat pour le progrès dans la connaissance des langues nationales encore peu ou mal enseignées.

Parmi toutes les disciplines qui s’enseignent excellemment en français, il y a, il faut le rappeler, la didactique des langues et la linguistique. En Afrique, elles font depuis peu la preuve de leur efficacité à former, dans certains pays, des enseignants performants. C’est le programme ELAN pour les classes bilingues, et, pour former les maîtres, le projet de formation partiellement à distance IFADEM, aujourd’hui implanté dans 14 pays après une phase d’expérimentation : c’est par de telles initiatives que le français pourra se maintenir ou progresser. Puisque nous sommes invités à formuler des propositions, voici la première : que ces programmes, connus dans les seuls milieux de l’éducation et financés à des hauteurs modestes, fassent l’objet d’une véritable priorité dans les annonces et les budgets que promettent les Chefs d’État lorsqu’ils parlent Francophonie. On me dit que le Président de notre pays va se rendre au Mali, pays très engagé dans IFADEM, en janvier, et qu’un thème de son voyage sera la solidarité Afrique/Méditerranée/Europe, « AME ». Belle occasion…

D’autre part, les méthodes d’apprentissage, élaborées en français par certains des meilleurs linguistes du monde, sont utiles pour apprendre toute autre langue. Ce sont des francophones qui ont fixé, en Centrafrique, l’orthographe de nombreux mots et la grammaire du sango, comme le rappelle un de ces écrivains francophones qui ont choisi notre langue plutôt que leur langue maternelle, le Grec Vassilis Alexakis. Nombre de pays arabes ont pâti, lorsqu’ils ont décidé de redonner un statut de première langue de l’administration et de l’enseignement à l’arabe, de l’insuffisante formation théorique des maîtres. Il est de l’intérêt de la Francophonie, qui milite pour toutes les langues nationales, de contribuer à l’amélioration de la qualité des professeurs d’arabe, tant dans les pays du Sud qu’en France, où le ministre de l’Education et son ministère devraient soutenir un apprentissage laïc de l’arabe, en particulier pour les élèves qui pratiquent cette langue à la maison. En effet, de l’insécurité linguistique, du manque de mots, de l’impossibilité à formuler la pensée complexe naissent la schématisation des idées et des sentiments, le recours à des stéréotypes, voire la violence. Là où il n’y a pas assez de mots, les gestes deviennent les moyens de dire. Les acrobates de la parole – on pourrait par exemple évoquer les slameurs – ne se tiennent-t-ils pas, le plus souvent, à l’écart de la grande violence ?

Et la pratique du français parmi les autres langues donne accès à cet outil dont je dirais volontiers qu’il n’est pas que pédagogique mais aussi politique, je veux parler de la traduction, ce savoir-faire avec les différences, un véritable modèle pour la citoyenneté aujourd’hui, comme va le montrer l’exposition de Barbara Cassin, qui en a fait un thème philosophique majeur, au Mucem, à partir du 13 décembre : Après Babel, traduire [1]. Une étude conduite par l’Association Transeuropéenne, en partenariat avec la Fondation Anna Lindh, L’État des lieux de la traduction en Méditerranée, montre à propos des écrits, des productions audiovisuelles, du cinéma, du spectacle vivant, que le manque de traduction, de l’arabe vers les langues occidentales et des langues occidentales vers l’arabe en particulier, reflète l’absence de perception d’importants courants de pensée qui traversent le monde musulman.

Un des objectifs qui résultent de l’étude ainsi conduite est un programme de traduction englobant le chantier du livre et de la lecture, mais aussi les enjeux plus vastes de la coopération, aujourd’hui entre les pays de l’Union pour la Méditerranée, mais demain, plus largement. Ce programme devrait prochainement, pour les pays européens et méditerranéens, faire l’objet de travaux – et ma proposition sur ce point serait qu’ils soient financés et soutenus plus activement : la Fondation Anna Lindh le fait, mais elle est bien seule. Les thématiques à retenir sont nombreuses : la circulation des textes et des savoirs ; le rôle du cinéma et de l’audiovisuel ; la mobilité des artistes et la diffusion du spectacle vivant ; les besoins de traduction dans la vie économique et sociale ; la valorisation des métiers des métiers des traducteurs et interprètes ; les outils terminologiques ; le numérique et le développement des technologies de la langue ; la traduction et l’accès aux droits.

Ces chantiers sont immenses. Ils sont liés aux hommes et aux femmes qui savent que le français, comme toute langue, est lié à une manière unique de voir le monde et de se construire soi-même. En parlant notre langue, on se donne aussi le moyen d’accéder à des pensées dans la langue qui leur a donné leur consistance. La Francophonie mondiale acquiert par là même une raison de plus d’apparaître dans sa réalité humaine, non comme la préservation nostalgique d’un espace protégé, mais comme une force pour notre avenir.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Madame, pour ce très bel exposé.
Parmi vos suggestions je reprendrai, outre les moyens financiers indispensables, la nécessité de former des formateurs. C’est un élément essentiel. Vous constatez que la plupart des prévisions euphorisantes sur l’avenir de la francophonie reposent sur des considérations démographiques. Comment ne pas voir que l’écart se creuse entre le nombre d’élèves prévus ou à prévoir et le nombre d’enseignants ? La plupart de ces pays ont des taux d’alphabétisation très insuffisants. Celui qui fait le plus gros effort est sans doute la République démocratique du Congo dont la moitié de la population est alphabétisée. Tous les pays d’Afrique noire ne sont pas au même niveau. La République démocratique du Congo est un enjeu majeur mais on ne va pas remplacer les enseignants par un enseignement à distance par satellite ou peut-être par smartphone. L’effet-maître, le rôle du maître qui guide l’élève et lui donne envie de progresser, est fondamental.

Si la francophonie n’est pas le moyen de penser par avance ces problèmes, nous serons très loin des 700 millions de francophones prévus ; nous serons peut-être en dessous des 200 millions actuels. C’est un point vraiment essentiel.

—–
[1] La présentation de l’exposition éclaire le sujet : La traduction « est l’un des grands enjeux culturels et sociétaux d’un monde globalisé. Traduire, c’est préférer à une communication rapide et basique dans une langue dominante plus ou moins artificielle (aujourd’hui le « global English » ou globish) un travail coûteux et parfois déconcertant sur la différence des langues, des cultures, des visions du monde, pour les comparer et les mettre en harmonie.

La traduction est d’abord un fait d’histoire : les routes de la traduction, via le grec, le latin, l’arabe, sont celles de la transmission du savoir et du pouvoir. « La langue de l’Europe, c’est la traduction », a dit Umberto Eco. Les civilisations d’Europe et de Méditerranée se sont construites sur cette pratique paradoxale : dire « presque » la même chose, et inventer en passant, à la confluence des savoirs et des langues.

C’est aussi un enjeu contemporain. La diversité des langues apparaît souvent comme un obstacle à l’émergence d’une société unie et d’un espace politique commun, mais l’exposition Après Babel, traduire inverse cette proposition et montre comment la traduction, savoir-faire avec les différences, est un excellent modèle pour la citoyenneté d’aujourd’hui »

Le cahier imprimé du colloque « Quel avenir pour la francophonie? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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